Assumant le ridicule des références circulaires, j'avoue que je suis très touchée par les clins d'œil de Zvezdo et Gvgvsse. J'ai l'impression de tenir ma correspondance privée en public, et cela ne me déplaît pas. Je suis surprise que cela ne me déplaise pas.

Après un premier post sur Paul Rivière, je n'en ai pas réécrit. Ce n'est pas que je n'avais pas de matière, c'est que je voulais mener à bien deux ou trois projets, et j'attendais que ce fût fait pour en parler. Mais ça traîne, ça traîne tant que malgré mon côté superstitieux, je vais parler de l'un d'entre eux : il s'agit de rencontrer Roland de La Poype.

Un jour à déjeuner, il y a environ un an, je parlai de moto et le visage de Paul s'éclaira. Il me raconta ses premières escapades en motocyclette dans les années trente sur le porte-bagage d'un ami, quand ils sortaient de leur collège jésuite du Mans.
Son sourcil se fronça, d'un air mélancolique et triste il ajouta : «Il s'appelait Roland de La Poype. L'un des pères l'avait pris en grippe, c'était vraiment terrible. Roland était son bouc émissaire. Il a fini d'ailleurs par être renvoyé de l'école. Il n'était pas méchant, mais il n'était pas très appliqué, toujours tête en l'air, toujours en train d'inventer quelque chose. Il était farceur.»
Paul me regarda et continua: «Il a fait partie de l'escadrille Normandie-Niemen, tu sais. C'était quelqu'un. Staline l'a autorisé à ramener son yak en France pour service rendu à la patrie.»

A noël dernier, Paul s'est vu offrir Une éducation manquée : Souvenirs 1931-1949, dans lequel Ghislain de Diesbach évoque cette anecdote :
Beaucoup de futurs grands hommes, à commencer par Voltaire, ont été élevés chez les Jésuites et y ont fait, suivant la formule consacrée, « de solides études ». En chaque célébrité, l'ordre de saint Ignace aime à reconnaître un de ses chefs-d'œuvre, oubliant parfois l'époque où le brillant élève était indésirable. Un jour, au printemps 1945, nous en eûmes un piquant exemple.
Quelques années avant la guerre, Mme de La Poype était venue supplier le préfet de ne pas renvoyer son fils Roland qui, paraît-il, donnait alors du fil à retordre à ses maîtres. Le Préfet avait refusé en ajoutant :
— Croyez-moi, Madame, vous n'en ferez jamais rien de bon !
Après la Libération, Roland de La Poype, lieutenant dans l'escadrille Normandie-Niémen, héros fameux de la guerre aérienne et abondamment décoré par plusieurs pays, était venu revoir son ancien collège où il avait reçu un accueil triomphal. Le Père Préfet avait promené fièrement son « cher enfant » à travers les cours de récréation, au milieu d'élèves admiratifs, et il avait complètement oublié le petit différend, survenu dix ans plus tôt…
En attendant cette consécration, la gloire du collège était Antoine de Saint-Exupéry qui n'avait plus que quelques mois à vivre et allait bientôt lui donner son nom, ainsi qu'à la rue des Vignes, encore champêtre et sablée.
Rentrée au bureau, je fis évidemment une recherche internet et tombai sur la biographie militaire et civile de Roland de La Poype. Je découvris alors qu'il était encore vivant et décidai d'organiser une rencontre entre les deux hommes. Cependant, comme il n'est pas si simple d'écrire out of the blue à quelqu'un, je prévoyai d'attendre janvier et le parfait prétexte des vœux du Nouvel An.

Avant que j'ai pu mettre mon projet à exécution, le hasard s'en mêla : Paul revint tout excité d'une réunion de famille en Sologne (il redoute les réunions familiales, il n'entend pas très bien dès qu'il y a du brouhaha et s'ennuie beaucoup); il venait d'apprendre que le père d'une de ses nièces par alliance avait lui aussi fait partie de l'escadrille Normandie-Niémen. Ils avaient beaucoup discuté, la fille entretenant pour son père (mort après la guerre) une véritable adoration, et Paul avait décidé de contacter Roland par son intermédiaire. Zut, mon plan et ma surprise étaient à l'eau, mais ce n'était pas grave, puisque Paul allait s'en occuper lui-même (d'un point de vue de pure politesse, c'était même sans doute mieux).

(Quelques temps plus tard, la nièce prêta à Paul quelques pages du journal de son père, où celui-ci décrit une alerte aérienne durant la nuit, la nécessité de s'habiller vite avec peu de lumière, "comme d'habitude, La Poype avait perdu quelque chose, une chaussette, son pantalon ou sa chemise".)

Les semaines ont passé, Paul a obtenu le numéro de téléphone de La Poype, il l'a appelé, La Poype était absent. Paul n'a jamais rappelé.

Nous en avons reparlé. J'ai appris quelques détails sur les années 1937 et 38 : La Poype, après s'être fait renvoyé du collège, s'était inscrit aux cours (gratuits? je crois que oui) que donnait l'aviation civile pour passer son brevet de pilote. «Tu comprends, me dit Paul, on sentait venir la guerre.» (Je n'avais jamais entendu parler de cela : ainsi, pendant les accords de Munich, on préparait la guerre?) Il s'était engagé dès que la guerre avait été déclarée. «Moi, dit Paul avec regret, j'ai fait ce qu'on me disait de faire, j'ai poursuivi mes études. Finalement, conclut-il avec un sourire mélancolique, être renvoyé a été la chance de sa vie.»

Peu à peu, j'ai compris que Paul Rivière faisait un énorme complexe d'infériorité parce qu'il n'avait pas été résistant (son frère aîné a été dans la Résistance, si j'ai bien compris). C'est un remords, un regret, une culpabilité. «Tu comprends, on ne contacte pas un héros comme ça». J'essaie de lui répondre que Roland de La Poype sera ravi, qu'il ne doit pas évoquer souvent ses souvenirs d'enfance avec quelqu'un qui connaît les lieux et les personnes. Mais Paul n'est pas vraiment convaincu.
— Pourtant, La Poype est resté très simple : je l'ai revu par hasard dans les année cinquante, il vendait des emballages en plastique de sa fabrication — mais quel type! quelle imagination! — on avait déjeuné ensemble. Il était toujours aussi simple et aussi droit.
— Mais alors… vous voyez bien!
Mais il n'y a rien à faire.
Il faut que j'écrive à Roland de La Poype moi-même et que j'organise cette rencontre.