Dans l'obscurité de la petite salle de la confrérie dalmate (Scuola di San Giorgio degli Schiavoni, confrérie de Saint-Georges-des-esclavons, l'usage veut-il qu'on traduise ou pas ?) je reste suffoquée par la violence de Saint Georges et le dragon (1502) : membres épars, déchiquetés, à moitié dévorés, sorte de buste momifié…
Je suis gênée par mon manque de références : une telle scène, de telles précisions, paraissaient-elles normales, naturelles, à l'époque, où peut-on imaginer que les guerres fournissaient le spectacle quotidien d'éclopés rongés par la gangrène, ou Carpaccio cherchait-il à choquer, ou — j'avoue que cela m'a effleurée: exagérait-il l'horreur de sa peinture, approchant la caricature par la précision trop grande de ses détails?
Lorsque je regarde les toiles de Carpaccio, j'ai l'impression fugace qu'il rit, qu'il se moque de lui-même ou du spectateur ou des sujets qu'il peints, très peu, mais un peu tout de même: pourquoi cette envie de rire à regarder l'envolée des robes des moines fuyant comme des moineaux à l'approche du lion, le moine derrière Saint Jérôme paraissant presque horizontal dans sa précipitation ?

Le lendemain, même incrédulité à contempler longuement le supplice des dix mille martyrs du mont Ararat («c'est gore» me murmure O., huit ans, qui frémit d'effroi) ou le martyre de Sainte-Ursule: cette précision dans l'horreur, crâne fendu entre les deux yeux, femme rattrapée par les cheveux pour être égorgée, cet élan dans le meurtre, étaient-ce des détails qui devaient naturellement servir à l'édification des âmes (mais cela peut-il réellement porter au désir de connaître le même sort?), ou Carpaccio n'avait-il pas une intention doucement ironique, celle d'avouer secrètement qu'il ne croyait pas — et qu'il déconseillait de croire ?

J'aime les cheminées de Carpaccio, le rouge de Carpaccio, l'humour de Carpaccio — même si je ne peux décider si cet humour plus ou moins grinçant "existe", s'il était bien dans les intentions du peintre, ou s'il n'est dû qu'à mon imagination, à mon humeur et aux quelques siècles qui nous séparent: comment savoir?