Dimanche, 16 heures.
Nous abandonnons O. chez un ami et rejoignons Paris pour aller écouter Maud Laforest à la guitare à l’hôtel Soubise.
Durant le trajet, C., qui revient d’un stage de planeur, me fait cours sur les courants ascendants («Il y en a de trois sortes: les pentes, les pompes et les ondes. […] L’onde c’est la plus dangereuse. Tu vois les cercles quand on lance un caillou dans l’eau? Et bien c’est pareil, l’air fait des cercles qui se déplacent, quand on prend le bord ascendant d’un cercle, on monte très vite, mais dès qu’on arrive sur le rebord du cercle, on redescend aussi vite…»). Il regarde les nuages et commence une dissertation sur les cumulus à fond plat.
— À fond plat ?
— Mais oui, regarde, le bas de tous les nuages est à la même altitude.
Et je m’émerveille une fois encore de constater la variété des lectures du monde. Il suffit d’un stage de planeur pour que les moutons deviennent des ascenceurs.
— Tu sais, moi, tout ce que je sais du planeur me vient de Yoko Tsuno.
— Ce n’est pas si mal, mais elle n’aurait jamais pu utiliser les aérofreins en même temps que…
Je ne sais plus. Mes souvenirs de Yoko Tsuno ne sont pas assez précis. Il me fait rire. Une chose est sûre: s’il fait du planeur en région parisienne, j’en ferai aussi.
— C’était beau, l’endroit où tu étais ?
— Oui, surtout en planeur !
Suis-je bête. Evidemment, la Beauce aura moins de charme.

Je lui parle du Velib. En arrivant à Paris, il comprend le phénomène: il fait beau, il y a des vélos partout. Je gare la voiture dans un parking.

Nous arrivons devant l’hôtel Soubise. Devant les caisses, je m’aperçois que j’ai oublié mon portefeuille dans le panier des courses du marché.
Nous faisons demi-tour. C. est déçu, je me sens très bête. De plus, nous n’allons pas pouvoir reprendre la voiture au parking. En commençant à marcher vers Bastille, je fais le tour des possibilités: rentrer en RER à la maison tous les deux puis revenir seule chercher la voiture, rentrer à la maison tous les deux et reprendre la voiture demain en allant travailler («Mais ça va coûter une fortune!»)… Dans tous les cas il y en a pour au moins trois heures, le dimanche il n'y a que deux RER par heure, et il n'y a pas de bus.
— Tu veux m’attendre au café avec ton livre? Ce sera moins galère que le RER, je reviens te chercher dans trois heures et je paierai….
Trois heures… non, trop long, ce n’est pas viable.
— J’ai un chéquier, tu veux prendre une place et aller au concert pendant que je rentre à la maison chercher mon portefeuille?
—Tu as ton chéquier? Mais alors nous pouvons prendre deux places!
Je me laisse tenter mais ce n’est pas raisonnable. Je n’explique pas à C. le fond de ma pensée : le concert va décaler d’autant l'heure de notre retour, O. va s’inquiéter, ou avoir faim, ou pire, il ne rentrera pas, s'imposera chez son ami, que vont penser ses parents?
Tant pis. Au pire nous prendrons un taxi.
Nous achetons nos billets.

Tandis que nous traversons la cour, C. me murmure: «C’est l’hôtel de Guise, celui de Pardaillan».
Et la salle du concert, m’apprend-il, est l’ancienne salle des gardes où Pardaillan a défait (sic) quatorze gardes. Bizarre, il me semblait que c’était l’antichambre de la Princesse… (En fait, ce fut les deux, à des époques différentes). Je remarque des cartes postales en vente (on est dimanche, c’est fermé), il faudra que je revienne.

Un homme nous présente assez longuement l’histoire de l’hôtel, je ne me souviens pas que nous ayons eu droit à toutes ces explications lorsque je suis venue avec Zvezdo. Ou est-ce que nous étions dissipés au point de ne pas avoir entendues ? J’ai un peu honte rétrospectivement. Mais non, je ne crois pas.

Je vous livre des extraits du contenu du feuillet de présentation joint au programme du concert:

L'hôtel de Clisson, l’un des rares vestiges parisiens d'architecture civile du 13e siècle, devint à la Renaissance propriété de la famille de Guise. Dès cette époque, l’hôtel particulier de l'actuelle rue des Archives connut une brillante activité musicale, notamment lorsqu'en 1660 Marc-Antoine Charpentier s'y installa au service de Marie de Lorraine, dite Mademoiselle de Guise, cousine de Louis XIV et dernière descendante de l'illustre famille.
C'est dans ce cadre que furent conçues des pièces destinées à un ensemble de quinze musiciens et dont M-A. Charpentier participa à l'exécution en chantant comme haute-contre. Cantates et pastorales constituèrent l'essentiel de sa production pour la duchesse de Guise. De nombreux concerts furent organisés, dont un auquel le roi assista, émerveillé, au point de verser une pension au compositeur. A la mort de Mademoiselle de Guise en 1686, M.-A. Charpentier devint Maître de musique du collège Louis-le-Grand. Il fut ensuite nommé maître de musique des enfants de la Sainte-Chapelle, où il demeura jusqu'à sa mort le 24 février 1704.

En 1700, l'hôtel de Guise fut racheté par François de Rohan, prince de Soubise, et son épouse Anne Chabot de Rohan. Sur les conseils de leur fils cadet, prince-évêque de Strasbourg, ils confièrent en 1705 au jeune architecte Pierre-Alexis Delamair le soin de restructurer le bâtiment.

En 1732, à l'occasion de son remariage avec une jeune veuve de 19 ans, le deuxième prince de Soubise, Hercule-Mériadec, confia à l'architecte et décorateur Germain Boffrand le soin de redécorer entièrement l'intérieur du palais. François Boucher, Carle van Loo, Jean Restout et Charles Trémolières participèrent à l'œuvre d'embellissement.
En 1762, le maréchal de Soubise, dernier prince du nom, demanda à son ami le compositeur François-Joseph Gossec de créer le Concert des Amateurs qui devait rivaliser avec le Concert Spirituel, créé lui-même en 1712 en réaction à l'emprise musicale de Lulli, auquel revenait sans partage le privilège royal. Avec 70 à 80 musiciens, le Concert des Amateurs avait une dimension symphonique, fait exceptionnel pour l'époque.
Fr.-J. Gossec y fit jouer en création ses premières symphonies avant de partir diriger le Concert spirituel et de céder sa place à Joseph de Boulogne, dit Le Chevalier de Saint-George, exceptionnel violoniste qui était devenu le batteur de mesure du Concert des Amateurs, sous la direction du premier.
Sous la direction de Saint-George, le Concert des Amateurs devint la meilleure formation symphonique de France et sans doute d'Europe. La foule se pressait à l'hôtel de Soubise pour y entendre la formation dirigée par ce beau métis, professeur de musique personnel de la reine. Lui aussi y donna en création ses symphonies, opéras ou quatuors à cordes. Sa renommée était telle qu'il fut chargé de commander à J. Haydn ses six symphonies dites parisiennes. Mozart qui, résidant alors à Paris, cherchait en vain à se produire, prit ombrage de la renommée du fameux chevalier, franc-maçon comme lui, et, malgré les suggestions de son père Léopold, se refusa à le rencontrer.

Souvent dévolus à la musique, aux arts et plus largement à l'histoire, les différents hôtels qui se succédèrent sur Factuel quadrilatère du Centre historique des Archives nationales ont accueilli les créations de compositeurs qui leur étaient contemporains : M.-A. Charpentier, Fr.-J. Gossec, J. Haydn, Saint George. Aujourd'hui l'hôtel de Soubise renoue avec cette tradition : Jeunes Talents a fait créer ou interpréter des oeuvres du jeune compositeur Karol Beffa et de son maître Henri Dutilleux. Les concerts de la saison comme le Festival Européen confirment chaque année cette tradition: l'harmonie entre histoire et époque contemporaine.

Le présentateur nous fait ensuite remarquer que vendredi prochain seront jouées des pièces très rarement interprétées ou enregistrées : les versions pour 4 mains de Petrouchka et du Sacre du Printemps, transposées par Stravinsky lui-même.


Maud Laforest s’avance sur l’estrade, un sourire timide aux lèvres. Elle est grande, très mince, vêtue de noir. Comme elle porte un débardeur, son bras gauche est protégé sous le coude d’une large bande de tissu noir.
Elle se concentre avant de commencer, puis se perd dans la musique. Les fenêtres sont ouvertes, par moments le vent fait bouger les rideaux qui balaient le parquet dans un chuintement. Les notes de guitare rendent leur son très particulier. La main droite de Maud Laforest, étroite, longue, blanche, se dessine sur le manche, tous les tendons des doigts transparaissent, c’est un écorché, on suit le muscle de l’avant-bras. Elle paraît heureuse.
Mon morceau préféré sera un Capriccio diabolico op.85 (1935) de Mario Castuelnovo-Tedesco, un morceau vif, enlevé, malicieux. À ma grande surprise, il me semble reconnaître dans les dernières mesures le thème de Jeux interdits. C. soutient que j’ai rêvé.


Pendant la première partie du concert, je me tourmente : comment récupérer la voiture à moindre coût (temps et argent)? Le plus simple ne serait-il pas d’emprunter de l’argent à un ami parisien? Qui serait là un dimanche après-midi à Paris, à qui oserais-je demander de l’argent ? Rémi, bien sûr, mais il doit être en vacances, Olivier, Florence… J’ai même songé à Zvezdo.
Je somnole pendant Haendel, qui me paraît, cause ou conséquence, plutôt soporifique.
— Haendel a écrit pour la guitare ? demandai-je à C. à voix basse.
— Haendel a écrit pour tout, me répond-il en haussant les épaules.
Ah.

À l’entracte, prise d’une inspiration, je m’adresse tout simplement à la caisse : accepteraient-ils de me donner du liquide en échange d’un chèque ?
Oui.
Yeeess !!! J’obtiens quarante euros, nous avons même de quoi aller boire un diabolo menthe à L’ébouillanté derrière Saint-Gervais.

Au retour, C. joue avec le vent pendant que la voiture roule : main verticale, main horizontale, main oblique dans le vent relatif:
— Pop avait raison, comme ça, ça monte ! dit-il, ravi.