Le post de Chondre m'a rappelé l'un de mes documents préférés sur l'obésité.
Il s'agit d'un article qui explique l'obésité par la théorie économique, ce qui m'amuse. Cependant, c'est un article très sérieux, qui constitue à lui seul une véritable introduction à la théorie économique classique. D'autre part, il indique mathématiquement la façon de ne conserver le poids moyen que nous aurions eu en 1965 (cela aussi me fait rire: qui utilise cela comme critère de tour de taille?)

En résumé, l'alimentation a connu la même évolution que le reste des produits : industriatisation, production de masse, baisse des prix, consommation de masse. En d'autres termes, il n'y a pas de différence entre l'évolution de notre rapport à la nourriture et celui de notre rapport aux objets. Prenons l'exemple de la montre: c'était un objet symbolique qu'on se transmettait d'une génération à l'autre, qu'on offrait pour les quinze ans ou la communion solennelle, elle est devenue dans les années 80 un objet de consommation jetable.
La nourriture a connu la même banalisation. La différence, c'est qu'on ne mange pas sa montre, alors qu'avoir un comportement de consommation de masse avec la nourriture fait grossir. (C'est cela qui me fait rire: la démonstration scientifique d'une évidence).
Finalement, le problème de l'obésité ne serait pas différent du problème de l'achat compulsif d'objets: la même incapacité à ne pas consommer ce qui est si facilement disponible, même au-delà de ses moyens ou besoins.


L'article s'intitule "Les causes économiques de la progression de l'obésité". Il est paru dans Problèmes économiques n°2.860 d'octobre 2004. Il s'agit de la traduction résumée d'un article originellement publié par David M. Cutler, Edward L. Glaeser et Jesse M.Shapiro dans the American American association (vol.17, n°3, été 2003) sous le titre "Why have American Become more Obese?"
Je vous en livre de larges extraits :

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Notre théorie trouve une bonne illustration dans l'exemple de la pomme de terre. Les Américains en étaient grands amateurs avant la Seconde Guerre mondiale. Ils la consommaient surtout cuite au four, bouillie, ou en purée, et généralement à la maison. Les frites étaient rares dans les foyers et dans les restaurants, du fait du travail d'épluchage, de coupe et de cuisson qu'elles nécessitent. Ces activités sont très consommatrices de temps en l'absence d'équipement coûteux. Un certain nombre d'innovations ont permis après la guerre la centralisation de la production de frites. Quelques sites fonctionnant avec de nouvelles technologies sophistiquées concentrent maintenant l'épluchage, la coupe, et la cuisson des pommes de terre. Les frites sont ensuite congelées à -40° et envoyées sur leur lieu de consomamtion où on les réchauffe rapidement dans une friteuse pour la restauration rapide, et dans un four, voire un four à micro-ondes. Les frites sont devenues actuellement la façon la plus courante de consommer la pomme de terre et le légume préféré des Américains. Cette évolution se traduit dans les chiffres de consommation. La consommation totale de pommes de terre a progressé d'environ 30% de 1977 à 1995, un chiffre dû presque exclusivement à l'augmentation de celle des chips et des frites.
La théorie du progrès technique a plusieurs implications que nous allons tester de façon empirique. En premier l'augmentation de la quantité de calories consommées repose surtout sur celle du nombre des repas plutôt que sur celle du nombre de calories par repas. Ce phénomène concorde avec la baisse des coûts fixes de la préparation des aliments. Ensuite, la consommation de la nourriture produite en masse a connu sa plus forte augmentation durant les vingt dernières années. En troisième lieu, les groupes présentant la prise de poids la plus marquée sont ceux qui se sont trouvés le plus à même de profiter du progrès technique. Les femmes mariés passaient beaucoup de temps à préparer les repas dans les années soixante-dix, ce qui n'était pas le cas des célibataires masculins. L'obésité a progressé bien davantage chez les femmes mariées. Enfin, nous montrerons que l'obésité au sein des différents pays est liée à la diffusion des nouvelles technologies alimentaires et des aliments industriellement transformés. L'alimentation et son système de distribution font partie des domaines les plus réglementés de l'économie. Certaines de ces réglementations sont explicites, comme la position ferme de l'Union européenne contre les aliments génétiquement modifiés ou la loi sur la pureté de la bière appliquée depuis longtemps en Allemagne. D'autres «régulations» sont d'ordre culturel, comme la croisade de José Bové contre McDonald's en France. Les pays dotés d'un degré élevé de réglementation destiné à soutenir une agriculture et un système de distribution traditionnels présentent des taux d'obésité moins importants.
La profession médicale déplore, certes, l'augmentation de l'obésité mais on sait en économie classique que la baisse du prix de tout bien — en termes de coût financier et de temps — augmente l'ensemble du budget et favorise le bien-être général. Le problème de l'autodiscipline des consommateurs vient toutefois compliquer cette interprétation. La baisse du coût en termes de temps de la consommation alimentaire peut exacerber chez certains l'absence de contrôle de leur consommation. Et les 40 à 100 milliards de dollars dépensés annuellement en régimes alimentaires attestent de la présence généralisée de ce problème. [...]
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Technologie, division du travail et obésité
Plusieurs théories pourraient expliquer l'augmentation de la consommation de calories au cours des vingt-cinq dernières années. On pense à l'évolution des prix et des revenus dans la mesure où l'enrichissement de la population permet une alimentation plus abondante. Mais l'évolution des revenus semble impuissante à expliquer nos résultats. Le revenu et l'obésité ont actuellement une corrélation négative, au moins chez les femmes. Par ailleurs, le revenu réel des personnes faisant partie de la tranche de revenus la plus basse a enregistré une faible progression sur la plus grande partie de la période, alors que l'obésité de ce même groupe était en augmentation. L'accroissement de la consommation alimentaire pourrait également s'expliquer par la baisse relative du prix de l'alimentation, mais, de 1970 à 1999, l'indice des prix à la consommation n'a augmenté que de 3% de moins que celui des prix hors alimentation.
Nous rejetons également la théorie expliquant l'obésité par l'augmentation du travail féminin, censée doper la demande de restauration en dehors du domicile — et la demande d'une alimentation moins saine [...]. Il n'est en outre pas établi que la prise de repas en dehors du domicile augmente la consommation de calories. Les restaurants peuvent proposer des repas à faible teneur calorique aussi facilement que l'inverse. Et il semble de fait que la substitution des repas préparés à la maison par des repas pris à l'extérieur n'ait pas augmenté le nombre de calories consommées par repas.
La nouvelle théorie de la croissance de l'obésité que nous proposons ici se fonde sur la diminution du coût en termes de temps de l'alimention. Celle-ci a eu pour effet d'augmenter la fréquence et la diversification alimentaire et, par là même, le poids de la population.

L'avènement de la préparation de masse
La préparation d'aliment consommables s'est traditionnellement effectuée à partir de produits agricoles crus. Cette opération exigeait un laps de temps substantiel. le temps de préparation et de nettoyage a représenté jusqu'aux années soixante la majorité du coût total de l'alimentation. Les familles dépensaient en moyenne 15 dollars (en valeur de 1990) par jour, en 1965, en achats alimentaires, et consacraient quotidiennement 130 minutes environ aux tâches de préparation des repas et de nettoyage (Robinson et Godbey, 1997). Converti en salaire moyen féminin, ce temps représentait peut-être 20 dollars, soit 57% des dépenses alimentaires totales. Or, le temps passé à la préparation des repas a chuté de moitié pendant les trente dernières années.
Il a toujourq été possible de préparer la quasi-totalité des aliments actuellement proposés, à condition de vouloir y mettre le temps. Des cuisinières ambitieuses pouvaient par exemple confectionner des petits gâteaux fourrés à la crème, mais cela représentait une opération très longue. Les innovations techniques intervenues depuis les années soixante-dix permettent maintenant aux restaurants et aux usines de faire ces préparations, en exploitant la technologie et le taux de marge. Les petits gâteaux à la crème sont maintenant vendus moins d'un dollar. [...]
La majorité des innovations importantes a d'abord été le fait des Etats-Unis du fait de l'avance technologique de ce pays et de la taille de son marché. Les autres pays ont souvent limité l'accès de leur territoire aux produits alimentaires ou à leurs distributeurs (comme les établissements de restauration rapide) américains. L'alimentation constitue de surcroît un des domaines les plus réglementés de l'économie et de nombreux pays ont fait obstacle à l'introduction des nouvelles technologies alimentaires.
La diminution du temps passé à la préparation des repas et aux tâches de nettoyage subséquentes constitue peut-être la manifestation la plus parlante de la révolution du coût en termes de temps de la production alimentaire. Le temps de préparation des repas a diminué de près de la moitié à la fois pour les femmes actives et celles au foyer. Cette évolution se fait à statut professionnel constant. Elle reflète la technologie et non l'appartenance à la population active.
Les données sur la répartition des dépenses entrant dans le coût des aliments font également apparaître l'importance croissante de leur préparation commerciale. En 1972, les agriculteurs étaient responsables de 44% du coût de la nourriture. En 1997, seuls 23% du coût de la nourriture proviennent de l'agriculture. Le reste est le fait de la distribution. Cette constatation ne s'applique pas seulement à la restauration. Les dépenses non liées à l'agriculture représentent à l'heure actuelle 80% du coût de la nourriture consommée à la maison. Le travail accompli dans les supermarchés et les usines a remplacé celui effectué à la maison, une évolution ayant pour conséquence des économies de temps considérables pour les foyers.

Les implications du progrès techniques
La préparation des aliments implique des coûts fixes et variables. L'épluchage et la coupe des frites représentent par exemple des coûts marginaux en terme de temps, alors que la friture constitue généralement un coût fixe (dans la mesure où la friteuse est pleine). La préparation de masse implique la répartition de la composante de temps fixe sur un grand nombre de consommateurs. Elle fait en outre baisser le coût marginal de la préparation des aliments en substituant le capital au travail. Enfin, elle exploite la division du travail. La préparation des aliments est maintenant assurée par des professionnels et non plus par les particuliers, ce qui en diminue à la fois les coûts fixes et les coûts marginaux.
La réduction du coût en termes de temps de la préparation des aliments devraient entraîner un accroissement des quantités consommées, en vertu du principe selon lequel la baisse de prix de tout bien en augmente la consommation.[1] D'après un modèle «quantité-qualité» standard de consommation alimentaire, à l'image de celui de Becker et Lewis (1973), cette augmentation peut se produire par différents biais : 1) la diversification de la nourriture consommée; 2) l'accroissement de la fréquence de la consommation; 3) l'adoption d'aliments industriels très caloriques et à forte saveur n'existant pas auparavant; ou 4) l'augmentation de la consommation générale de chaque aliment. Du fait de la baisse des coûts fixes, nous devrions voir attribuer la plus grande partie de l'augmentation des calories à la diversification de l'alimentation et à l'augmentation de la fréquence des consommations plutôt qu'à l'accroissement des quantités consommées par repas. Et, de fait, la réduction des coûts en termes de temps a un effet ambigu sur le nombre de calories par aliment. Si la quantité des repas et de la nourriture absorbée à chaque repas sont des substituts (du fait du rassasiement des consommateurs, par exemple), le nombre de calories absorbées à chaque repas devra diminuer.
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La conclusion : Le temps gagné sur la cuisine doit être passé à marcher ou à courir. Au total, l'industrialisation alimentaire ne nous aura fait gagner que cinq minutes de loisir :

Il y a eu en moyenne aux Etats-Unis une baisse du coût en termes de temps de la préparation des repas d'une vingtaine de minutes par personne et par jour de 1965 à 1995. A cette diminution de temps correspond un gain de 4,5 kg au cours de la période représentant une centaine de calories par jour, ou environ 1,6 km d'exercice quotidien. S'il faut 15 minutes pour marcher ou courir 1,6 km, le coût en termes de temps représenté par les 4,5 kg acquis est d'environ 15 minutes par jour[2] L'individu normal doit bénéficier de la réduction du coût en termes de temps de l'alimentation. Des 20 minutes gagnées sur la préparation des repas, on pourrait en passer 15 à faire de l'exercice et à perdre le poids acquis, et disposer encore de 5 minutes de liberté.
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Finalement, les grands gagnants sont ceux qui considèrent que le sport (et l'endomorphine qu'il libère) est une forme de liberté.


Notes

[1] C'est moi qui souligne.

[2] Le raisonnement économique classique (en mettant de côté l'actualisation hyperbolique) suggère que les individus qui ne font pas de sport estiment probablement que le fait de perdre du poids vaut moins que ces 15 minutes quotidiennes.