17h. Histoire de l'art. Vocabulaire : un triglyphe, une métope, une échine, un tailloir, un antéfixe, une acrotère, l'opisthodome ou adyton (en grande Grèce et en Sicile).
L'architecture, la mimesis, Platon, l'Idée, la représentation de l'Idée, la représentation de la représentation...
— Une colonne dorique n'a pas de base et repose directement sur les stylobates. Elle a vingt cannelures acérées. Oui, je sais, pourquoi s'ennuyer avec ces détails puisque les chapitaux sont faciles à reconnaître... Mais comment faites-vous quand il n'y a plus les chapitaux?
Je n'y avais jamais pensé.

— Si je vous dis 31 avant Jésus-Christ, à quoi pensez-vous?
Silence dans la salle.

— Il faut regarder la série Rome. La BBC s'est ruinée, mais c'est vraiment bien fait. Il y a même une scène sur le dépucelage d'Antoine: ça se passe dans un bordel, on lui présente quatre jeune filles et un jeune homme pour qu'il choisisse. C'est vraiment très bien fait.
Personne ne dit mot ni ne sourit ni n'échange de regard dans la salle. La jeune professeur est d'un naturel parfait. Les choses ont tout de même changé en vingt ans.

19h20. Bloquée dans le RER B. Un jeune homme en short de sport et chaussures de ville, bras nus, parle fort à ses trois camarades :
— Mais est-ce que Jésus est vaiment à la base de ta vie?
Silence.
— Qu'est-ce que ça veut dire pour toi, s'en remettre à Jésus?
Balbutiements.
— Pour moi ça veut dire que...
Il m'insupporte. Je regarde autour de moi, personne ne sourit ni ne fait attention, comment font-ils pour échapper à sa voix, le RER est très lent, s'arrête parfois dans le tunnel. Je vais m'asseoir plus loin, j'entends toujours le sermon, mon voisin lit Le Figaro, le combi volkswagen occupe une pleine page avec la légende «Il a appartenu à un troskiste, un maoïste, un socialiste et un sarkoziste sans jamais changer de propriétaire»[1]; je me déplace à nouveau, atteins l'espace vide de quatre mètres carrés en fin de wagon dans les RER B, deux noirs sont assis sur des chaises et parlent à mi-voix. Je me replonge dans les tristes démêlés de Fayçal I avec les Anglais.
Aux Halles les noirs se lèvent et partent avec leurs chaises.

19h35. Je cesse d'attendre le RER D et vais prendre le A.
Le téléphone sonne:
— Allô maman? Est-ce que tu sais à quelle heure doit rentrer O.? Il n'est toujours pas là, on commence à s'inquiéter.
— Euh non. Regarde sur l'emploi du temps dans la cuisine.
— Mais ce n'était pas un cours normal, le prof l'avait déplacé.
Bon, si, l'horaire était indiqué, il était trop tôt pour s'inquiéter, je donne quand même quelques consignes: 1/ ne pas pas paniquer 2/ si O. n'est pas rentré dans vingt minutes (il suffit de rater un bus pour prendre beaucoup de retard) appeler Julien pour avoir le numéro du prof 3/ appeler le prof 4/ ne pas paniquer 5/ me tenir au courant.
Je raccroche. De toute façon je suis coincée dans un wagon.
Ce matin, jour de rentrée, les deux plus jeunes se sont levés dans une maison vide. Le benjamin est le dernier à avoir quitté la maison. Il lui est déjà arrivé de partir en oubliant de la fermer à clé.
Je lis. En face, un jeune homme lit L'Equipe. Je repère une variante de la publicité pour le combi volkwagen. L'histoire de l'Irak dans l'entre-deux-guerres est particulièrement sanglante, de soulèvements en répressions.

20h15. Le téléphone sonne:
— Allô maman? C'est bon, il est rentré. T'es où?
— J'ai pris le A, finalement.
— Mais tu vas rentrer comment?
— Je ne sais pas. A pied ou en bus.
— Ben dis donc. Tu veux que je les fasse manger?
— Oui, bonne idée.

En quittant le RER, je remarque que mon voisin a abandonné L'Equipe. En attendant le bus, je jette les pages qui ne m'intéressent pas.
Voici donc le texte de la publicité du combi volkwagen (qui fête ses 60 ans, ai-je appris en faisant un tour sur le net): «Il a transporté tous le idéaux de la terre. La porte devait être mal fermée.Tous les gars du monde qui se donnent la main, la libération de nos camarades, la libération sexuelle, la fin du capitalisme, du profit, de l'oppression, la lutte continue, le Vietnam libre, l'amour libre, l'odeur de l'encens qui brûle, l'odeur des fromages et du patchouli, les gourous, les shamans, les shakras, les maisons bleues, les livres rouges, la route de Katmandou, de Goa et la route again, les vestes afghanes, les tuniques indiennes, les auto-stoppeuses suédoises, les pattes d'éléphant et les gilets en mouton retournés... Quand on voit tout ce que le combi a perdu en route, on se demande comment sa réputation a pu nous arriver intacte.»


Notes

[1] Ce matin, je découvre les petites lignes : «Tout le monde change. On change d'opinion, on change pour la gauche, on change pour la droite, on change de coupe de cheveu, on change de chaussettes, on change de slip, on change de couleur préférée, on change d'habitudes alimentaires, on change de femme, on change pour un homme, on change pour devenir une femme, on change pour des énergies nouvelles, on change pour développer durablement, on change de médecin, on change de médecine, on change pour changer, parce que tout le monde change. Sauf votre vieux Combi: lui, à part quelques pièces, il est resté le même depuis 60 ans.»