Toujours durant mes désormais traditionnels classements du week-end, je retrouve une double page du Monde diplomatique consacré en février 2003 au Centre de Formation du Journalisme (CFJ).

Extrait du chapeau:
«Issue de la Résistance et porteuse, hier encore, de la conception rigoureuse et de l'éthique chères à Hubert Beuve-Méry, fondateur du «Monde», l'école de la rue du Louvre a subi une mue caractéristique. Avec l'argent-roi, le conformisme a pris le pouvoir. Ses diplômés n'ont plus besoin d'«aller aux ordres» pour servir les puissants: pour beaucoup d'entre eux, tout est déjà dans l'ordre… »
[…] Mais, depuis [les années 50], le journalisme est devenu moins souvent citoyen que lucratif. Des pans entiers du champ intellectuel ont basculé dans la conquête de l'Audimat et la quête du profit, et c'est de se renversement idéologique que témoigne clairement l'orientation du Centre, tant par sa pédagogie que par son vide intellectuel ou son discours libéral.
« Un flash, c'est six, sept brèves, tac, tac, tac. Jamais une qui dépasse les quarante secondes. » Dans l'enseignement prédominent la mise en forme et la mise au format, avec des prescriptions qui se suivent et se ressemblent: «Autant que possible, évitez les subordonnées, les phrases supérieures à quatorze mots. » « 2mn15 pour un reportage, c'est énorme en télé, c'est énorme… Y a un problème de temps. » « Un sonore de plus de 15 secondes, posez-vous la question. » La question du sens, elle, ne se pose pas. Lorsqu'elle surgit, c'est le fait d'un élève, et l'enseignant l'enterre aussitôt: « Mais, en une minute, on a le temps de rien dire ! — Eh oui, s'amuse l'encadrant (rédacteur en chef adjoint de LCI). Bienvenue dans le monde de la télé ! »

[…] Les élèves ne parcourent même plus les essais qu'ils critiquent. Ainsi de Benoît, pour un ouvrage sur la guerre d'Algérie. « Poursuis ton papier sur le livre de Jacques Duquesne, lui conseille une intervenante de France-Culture. — Mais je ne l'ai pas ouvert ! — Pas la peine. Il faut faire vite. Lis juste une critique du Monde. » Une recommandation qu'elle renouvelle pour un film de Claude Lanzmann (non visionné) et une étude sur les «working poor». Nulle incompétence chez cette professionnelle: elle a incorporée le rythme de son métier, son appétit de productivité, et en a adopté les ruses. Car, loin de handicaper le journaliste, une méconnaissance des sujets constitue un atout: un savoir incongru risquerait de parasiter la synthèse; la complexité envahirait le chroniqueur, qui déborderait du format, dépasserait la minute, voire —extrême limite— les 1mn15…

[…] Au fil des années 1980 et 1990, cet économisme a progressivement imprégné toutes les formations au journalisme. Mais c'est plus flagrant encore au CFJ, qui est allé plus loin et plus vite dans son ajustement au marché. Un virage libéral, que des circonstances historiques expliquent.
Traditionnellement, le Centre de formation et de perfectionnement des journalistes (CFPJ) était gouverné paritairement, par une moitié de syndicalistes et par une autre de patrons. Au printemps 1998, il y eut un dépôt de bilan, suivi d'une privatisation de fait: RMC, La Vie du Rail, Bayard Presse, France 2, France 3, Le Nouvel Observateur, Hachette, etc., « sauvèrent » alors le CFPJ. Déjà, les employeurs contrôlaient largement la structure. Via la taxe d'apprentissage, qu'ils choisissaient de verser — ou non — à l'école. Via le recrutement dans leur équipe de nouveaux diplômés, surtout. Désormais, ils décideront directement, puisque TF1, Havas, l'agence Capa, Le Monde, Midi libre, France 3 entrent au conseil d'administration et placent Pierre Lescure (alors PDG de Canal+) à sa tête.
Dans la trajectoire du Centre, cette faillite a permis une rupture: les gardiens du temple ont été limogés et les archives supprimés. Si bien que les traditions, et leurs dépositaires, ne sont plus là pour freiner l'ascension de l'argent-roi. Ce basculement se perçoit dans la pédagogie, avec un savoir-faire technique qui éclipse le savoir humaniste; dans le lieu, avec une bibliothèque rayée des murs; avec une hausse vertigineuse des frais d'inscription, multiplié par 2,3 en cinq ans. […]

« Mais c'est terrible! se rebiffe un élève. Dans cette école on ne s'épanouit pas du tout. » Le responsable de la première année réplique, amusé: « Mais heureusement! Vous n'êtes pas là pour vous épanouir. Ce serait un très mauvais service à vous rendre que de vous épanouir. Parce qu'après, quand vous travaillerez dans les boîtes, il faudra bien vous résigner, après. » Que les jeunes entrent dans les rédaction déjà vaincus, c'est un louable progrès. Voilà qui leur épargne de futures désillusions et qui évite à leurs employeurs des conflits, des mutineries, des bouffées d'utopie. Les voilà prêts pour une éternité de publi-reportages, eux qui ont renoncé d'avance. Les voilà mûrs pour des « unes » sur le sexe en été, le salaire des cadres, le marché de l'immobilier, le palmarès des meilleurs lycées, le classement des grands vins français, eux qui, marchands de phrases cyniques, blaser avant leurs premiers pas, vivront du commerce des mots.

François Ruffin