J'ai passé la journée de dimanche (8h-23h) dans un bureau de vote en tant qu'assesseur.

1710 inscrits (le deuxième plus gros bureau de la commune), 995 votants. Une question théorique: quel est le nombre maximal de personnes qui peuvent être inscrites dans un même bureau? Autrement dit, combien de personnes peuvent au maximum passer en une heure? Cent vingt (trente secondes par personne), peut-être, ce qui veut dire que nous n'aurions pu faire voter tous les inscrits s'ils s'étaient tous présentés: est-ce légal? Ou faut-il admettre ce calcul pragmatique qui veut qu'on compte sur un certain pourcentage d'abstentionnistes? On doit pouvoir descendre à vingt secondes, voire quinze. Le plus long, c'est de trouver les noms dans le registre et de faire signer les gens.

Au début, je contrôlais la carte d'identité et la carte d'électeur. Pour que le contrôle reste valable et non qu'il devienne un coup d'œil vague qui regarde sans voir, il faut s'intéresser à ce qu'on lit: nom, et surtout prénom, date de naissance, et surtout lieu. Je regarde les photos, quand les têtes ont trop changé je regarde la date de la carte d'identité, parfois très récente: les gens ont dû fouiller dans leurs tiroirs pour en extirper une photo datant d'il y a dix ans.
Chaque fois que je me trouve dans une assemblée, je songe au bal des Têtes. J'ai une impression de théâtralité, de représentation. Je m'aperçois qu'il y a deux tranches d'âge qui n'ont jamais le visage (les rides, l'empâtement, une certaine dureté ou une certaine mollesse) que j'attends: la tranche d'âge de mes parents et la mienne... Il y a toute une catégorie de personnes qui a la tête des films noirs des années 60. Il n'y a pas grande différence entre les vingt et les trente ans, c'est vrai que les filles pas trop maigres sont plus jolies, au moins de visage: leur sourire s'épanouit mieux (plus exactement, les autres ne sourient pas). Je regarde, je regarde, les barbes, les cheveux, les moustaches, les échanges de regard sont gênés car on perd vite contenance à rester planter devant la table à attendre que le précédent avance.
J'en étais à reconstituer les signes astrologiques et à faire des paris avec moi-même (quand verrai-je passer quelqu'un dont c'était l'anniversaire?) quand on m'a relayée à l'heure du déjeuner.
Le plus jeune votant était né le 13 janvier 1990, la surprise a été qu'ils furent deux à être nés à cette date à se présenter dans la matinée.

L'après-midi, quelqu'un a eu le malheur de me confier le registre des noms. Je ne l'ai plus lâché. Onze noms par page, onze dates, onze lieux. Pondichéry, Ventiane, Oran, Shanghaï. L'Italie en tête des lieux de naissance à l'étranger. Quelques Portugais, pas d'Espagnols (d'origine, je veux dire: je fais partie du bureau des cantonnales, il faut être français, contrairement aux municipales, où l'on peut être étranger). Quel pourcentage de chances de voir deux gauchers se présenter à la suite? Et deux personnes ne se connaissant pas dont les numéros se suivent sur le registre?
J'appelle les noms. Je m'aperçois que si je prononce correctement un nom difficile, je trébuche généralement sur le prénom facile. Je suis un peu surprise de connaître tant de monde. Même en vivant en sauvage on finit par croiser des gens.
Le père et les enfants ont le même nom, ils se suivent sur une page. La mère est inscrite à son nom de jeune fille, il faut tourner les pages. Je maudis les familles qui séparent le père des enfants en intercalant la mère: feuilletage, recherche, aller-retour.
J'ai l'impression de jouer au bingo. Combien de pages remplies? (une), combien de pages vides? (aucune), et une page comportant une seule signature.

En fin d'après-midi se présente une femme au prénom de Bathilde.