• lundi : rien

. Terriblement mal aux cuisses. Trop forcé hier. Je peux à peine descendre les escaliers. Cela m'impressionne, ça ne m'était jamais arrivé à ce point-là.

. Je continue à décrire Cerisy, même si cela m'effraie et si je me sens ridicule. Ne pas penser.

. Courses. Vérifié la présence de Play de Durex au Cora de Boussy-Saint-Antoine (je proposerais bien une enquête inter-blogs à travers la France et un repérage sur Google: cartes des grandes surfaces vendant Play.

. Sieste avortée.

. Equeuté les haricots verts puis terminé l'ourlet de la jupe jaune de A. en regardant Impitoyable. Etrange western. Réalisateur Clint Eastwood. Tout le film n'est qu'une longue parenthèse, commence par un arbre en ombre chinoise contre un soleil rougeoyant, termine de même. Tout le film est de guinguois, rien ne fonctionne comme il devrait. Mise en place de règles de morale et de justice dans un monde où les motivations et les mensonges des autres sont opaques: peut-on agir justement si l'on n'est pas omniscient? Tout tombe légèrement à côté, un peu trop fort sur certains innocents (mais pas tous), épargnant certains coupables (mais pas tous).
C'est Olivier qui m'avait envoyé ce film après que je lui eus parlé de 3h10 pour Yuma. Il faut croire que je lui avais bien expliqué l'atmosphère, les deux films appartiennent à la même famille des westerns étrangement moraux, tendant à penser que la pente du bien est plus naturel que celle du mal, et que les braves types sont plus nombreux que les sombres salauds.

. Quelques minutes d'attente, je rouvre Les Nuits attiques, parcours l'introduction. Lire, c'était presque toujours prendre des notes. (Eh oui.)

. Le soir, réunion MoDem pour préparer des élections internes. Toujours la même envie de rire et le même plaisir à arriver dans cette petite rue de pavillons de banlieue avec le soleil couchant dans les yeux: cela ressemble tant aux rues des premiers Léo Malet, j'ai l'impression d'être dans 120 rue de la gare.
Nous rentrons tard, agacés par tant de bavardages inefficaces. Visiblement, la plupart des personnes qui entrent en politique le font parce qu'elles ne savent que faire de leurs soirées.


  • mardi : l'Europe jusqu'à l'Oural

. Pain perdu pour mon beau-père. Un peu raté, je n'ai pas le pain qu'il faut. Mais il est heureux de ce clin d'œil à l'enfance, et c'est l'essentiel.

. Encore plus mal aux jambes qu'hier. Je ne peux pas descendre un escalier de face, je dois me mettre de côté, descendre une marche à la fois.

. Le voyage de Primo Levi. Des cinéastes ont décidé de refaire en 2005 le trajet de retour de Primo Levi en 1946, d'Auschwitz à Turin, raconté dans La Trêve. Ce film est court pour un si long parcours: beaucoup de montage, de nombreux choix, une bande sonore intéressante. Le film commence sur des images de Ground Zero et énonce qu'en des temps troublés, il faut peut-être se tourner vers le passé pour comprendre le présent et prévoir l'avenir. Ce film est extrêmement monté, disais-je, partial, subjectif, mais d'autant plus humain et chaleureux. Pologne, plaques de rues, la place Ronald Reagan côtoie l'avenue Jean-Paul II, friches industrielles, extraits de L'homme de fer, interview de Wajda, une pub pour Crazyguides (je n'étais pas sûre que ce ne sois pas une plaisanterie jusqu'à il y a quelques secondes), Russie, des vaches, des kolkhozes, des routes, des forêts, des champs, des marchés et des étalages dans les rues, des statues et encore des statues, monumentales, un chanteur ukrainien mort d'avoir chanté en ukrainien, la tentation du nationalisme ukrainien, la musique des fêtes foraines ukrainiennes cinq ans plus tard — une jeunesse désœuvrée sortie tout droit de Liverpool. Chaleureuse Biélorussie dont les réalisateurs se moquent doucement, par vengeance d'avoir été suivis et encadrés par le commissaire du parti responsable de l'idéologie. La Biélorussie semble vivre heureuse et hors du temps, Primo Levi y a passé un été avec ses compagnons et a noté la bonté et la joie de cette terre et de ses habitants, soixante ans plus tard cela paraît encore vrai. En toute logique ce seront les prochains à être rattrappés par la folie occidentale, je ne leur souhaite pas. Ukraine, Tchernobyl, 50.000 personnes évacuées devant tout laisser derrière elles (et les images de l'herbe folle au milieu des grands ensembles (Tchernobyl est la catastrophe de ma jeunesse, elle m'aura marquée davantage que le 11 septembre: la chute du mur, la fin de l'appartheid, Tchernobyl, le 11 septembre, dates)); la Moldavie paraît une terre de désolation, on y regrette les kolkhozes, la terre est intégralement cultivée à la main, il n'y a pas de machine agricole. Roumanie, usine de sacs à main italiens, Hongrie, Primo Levi note qu'enfin la vieille Europe, leur Europe, apparaît devant leurs yeux, l'alphabet redevient lisible même si incompréhensible. Autriche, façade de la maison natale d'Hitler, Munich et une réunion de nationalistes allemands, Italie. Que va-t-il se passer maintenant, qu'allons-nous trouver, angoisse des revenants.
Mario Rigoni Stern: «Cette année, je ne suis pas aller skier. Vous comprenez, à quatre-vingt ans passés, si je me casse la jambe, on me traitera d'imbécile». J'ai la surprise d'entendre des lignes que je reconnais aussitôt: en cadeau d'adieu, mon libraire m'a offert un petit livre hors commerce, Pour Primo Levi, c'est ce texte que j'entends, écrit (ou simplement publié?) après le suicide de son ami.
Et tandis que je me souviens bien du film, j'en ai oublié la fin. Il boucle, il boucle sur la neige tombant sur Auschwitz, je crois.

. Les affiches du cinéma du Reflet. J'ai raté A History of Violence, Parfum de femme a l'air intéressant, je ne sais pas si j'aurai le courage d'aller voir Aguirre, la colère de Dieu. Librairie la Compagnie, je n'ouvre aucun livre, suf Le jardin des Finzi-Contini dont je relis les trois dernières pages. Je passe devant le Collège de France, le tabac est fermé, je monte vers "la cantine", passe dans rue de l'école polytechnique, renonce à acheter des cigarettes, renonce devant la carte du bistrot, retourne au Russe de la rue de l'école polytechnique.

. Bortsch, raviolis, verre de vin. Je lis Salceda.
En face de moi, deux vieilles dames ont sympathisé. L'une parle russe, l'autre moins bien. L'une habite dans les environs de Versaille, l'autre rue de Crimée. La première prend avantage sur l'autre, décrit ses voyages, son apprentissage de la langue («Du bortsch, il y en a partout, mais ils sont très différents. J'en ai mangé en Sibérie, c'était autre chose!» Elle rit.) La seconde parle cinéma, évoque Ballerina, qui passe actuellement au Reflet, la première n'admet qu'au bout de quelques minutes qu'elle ne va jamais au cinéma. Elle part. La serveuse apporte à la première ce qui ressemble à une plaquette de beurre, enveloppée dans du papier argenté. C'est de la glace ou de la crème entourée de deux gaufrettes.
Une autre table m'est cachée en grande partie. Un homme, une femme qui doit avoir soixante-dix ans puisque sa mère, en face, en a au moins quatre-vingt-dix. Je ne vois que le dos de la fille, son chignon, ses beaux cheveux d'un blond cendré. Il faudra retrouver cette couleur quand je ferai teindre mes cheveux. La mère a un très petit visage, des yeux incommodants à force d'être bleus, une auréole de cheveux très blancs. Elle est sourde mais conserve sa vivacité d'esprit. La fille parle: «Balbina était... Tu aurais aimé Balbina... Elle m'a beaucoup influencée... Sa grande maison... La Giudecca... c'est comme Prague... villes-musées...». Je pense à Hannah Arendt, à sa réflexion à propos de Rosa Luxembourg: seuls les Juifs des années trente auront été véritablement européens, de par leur multi-culturalisme et leur maîtrise de trois à quatre langues.
Une troisième table est occupée par deux hommes d'affaire. Le blond saluera la serveuse en russe en partant. C'est un restaurant qui ne paie pas de mine, avec une carte très simple, visiblement apprécié de ceux qui veulent retrouver un peu du pays.
Je songe. Peut-être faut-il adopter le point de vue de ces westerns étranges, peut-être faut-il abandonner cette idée d'entropie, de malheur, de déchéance, de désagrégation toujours en marche, et penser que la pente naturelle de l'homme est de chercher la paix, la joie et une certaine civilisation. Peut-être.

. Retour à la maison. H. a trié le placard de O., jeté (seule façon de ranger, à mon avis), remis les étagères et le bureau dans la chambre. Il lui propose le grand lit à la place du sien, O. est enchanté.
Je range un peu le dernier étage, tâche sans fin; pour une raison incompréhensible il faut toujours tout réorganiser (me voilà avec une pile de draps une place à devoir ranger. Je vais faire un échange avec les draps en lin de ma grand-mère actuellement dans un carton (j'ai tant de ces draps qu'ils ne tiennent pas tous dans mes armoires)). Et où va-t-on mettre ce matelas? Nous voilà avec deux lits superposés à donner ou à vendre.
Je monte et descends des livres, reclasse des étagères. J'ouvre des livres, je suis agréablement surprise par quelques notes jetées sur un post-it en début de Comment j'ai écrit certains de mes livres, je parcours un numéro des Cahiers du Chemin (1971), tout était déjà là, et le sommaire du numéro de Formules qui représente les actes du colloque de 2001. Que faisais-je en 2001 durant l'été? Ma grand-mère venait de mourir, j'ai commencé un régime draconien, les tours étaient encore debout, j'étais encore à Sérénis, je ne lisais pas encore Renaud Camus.

. Mes beaux-parents s'en vont. Il est 22 heures. J'écris.