Ma grand-mère est née en 1916. A huit ans, elle fut placée comme fille de ferme.
De place en place, elle arriva au service d'une famille avec laquelle elle sympathisa suffisamment pour que la fille de ses patrons devienne la marraine de ma mère.

Cette fille est née en décembre 1923. Elle boîte et est bossue. Quand j'étais petite, nous allions chez elle une fois par an pour le nouvel an. C'était de longs après-midis d'ennui, on nous recommandait d'être bien sages. Les meubles étaient en formica, il y avait un baromètre en forme de maison avec un homme et un parapluie, une femme et une jupe printanière, qui étaient montés sur un axe obligeant l'un à être dedans quand l'autre était dehors, cela m'intriguait beaucoup mais on n'avait pas le droit de toucher, il y avait des cactus sur du sable coloré dans une coupe profonde, des napperons, cela sentait la cire, chez Renée, c'était exactement comme dans la chanson de Renaud: «Sur la tabl' du salon / Qui brille comme un soulier / Y'a un joli napp'ron / Et une huitr'-cendrier / Y'a des fruits en plastique».

Renée vivait avec sa mère. Elle m'a offert trois ans de suite Les cavaliers de Joseph Kessel dans la collection "1000 soleils". J'imagine la conversation avec la libraire: «C'est pour une fille qui lit beaucoup et qui aime beaucoup les chevaux». Je remerciais poliment, je ne disais rien, on allait l'échanger le lendemain dans une librairie qui n'existe plus. Les conversations se composaient exclusivement de commérages et encore de commérages, j'apprenais à détester les commérages. Il y eut des histoires étranges, comme celle du tablier pleins d'écus amené dans la vacherie [l'étable] où ma grand-mère trayait les vaches (je regrette de ne pas avoir mieux écouté), ou mesquines, comme celle du réveil offert à une voisine: la voisine mourut, et comme Renée détestait l'héritier, elle profita d'une visite des pompes funèbres pour aller récupérer le réveil — «Il était tout neuf», précisait-elle.
Et ma mère et ma grand-mère de hocher la tête autour de la table pour approuver.

Un jour ma mère en mal de confidence, ou trouvant le secret trop lourd je ne sais, me raconta l'histoire de Renée.
A dix-sept ans elle avait été engrossée par un garçon d'écurie. Celui-ci avait été bien sûr renvoyé, et l'enfant abandonné.

Avec sa bosse et son pied-bot, Renée ne se maria pas. Quand sa mère fut veuve, elle vendit la ferme et acheta une minuscule maison à X. Elles y vécurent ensemble de longues années, trente ans au moins. Puis sa mère mourut. Renée resta seule dans la maison.
Aujourd'hui, Renée est à son tour en train de mourir, seule, à l'hôpital. Elle ne peut plus se nourrir mais son cœur est solide. Ma mère et quelques amies lui rendent visite.


Maupassant m'est beaucoup plus proche que Flaubert pour des raisons qui ne sont pas littéraires.