Du côté de ma grand-mère maternelle, les femmes paraissent indestructibles. Presque centenaire, mon arrière-grand-mère, dont j'ai un souvenir vague, est réputée avoir encore braconné sur les terres du château de M*** la veille de sa mort.

Ma grand-mère a quatre-vingt-treize ans. Elle s'ennuie, elle se plaint, elle supporte mal l'inactivité à laquelle la contraignent ses forces déclinantes et ses filles liguées "pour qu'il ne lui arrive rien". (Mais si l'on s'insurge devant cette tyrannie, ma tante Jacqueline répond: «Et s'il lui arrive quelque chose, qui s'en occupera?» Alors lâchement, nous nous taisons.)
Ma grand-mère s'ennuie, elle devient sourde, elle aimerait que cela s'arrête, c'est long, elle s'ennuie.
Ma grand-mère va bien, aussi bien que je nous souhaite à tous d'aller à cet âge, et même aujourd'hui.

Sa sœur Léa va un peu moins bien. Elle a fêté ses quatre-vingt-dix-neuf ans fin juillet. Elle peine à marcher, elle est en maison de retraite où elle décida un beau jour de se retirer, sans raison précise. A l'époque elle était parfaitement autonome.
Mais si ses jambes la trahissent, elle a gardé sa tête et son entêtement. Ma tante Jacqueline soupire: «On va aller lui souhaiter son anniversaire, elle va encore nous dire des méchancetés sur tout le monde. D'ailleurs les autres se plaignent, il y a une femme qui ma dit que Léa voulait tout le temps jouer à la belote, et qu'une fois en place, elle refusait de laisser jouer les autres, qu'elle ne voulait pas tourner.»
Ça me fait rire, ça ne me paraît pas bien méchant et plutôt drôle.
D'un autre côté je ne vis pas avec elle.

Mon premier souvenir net de Léa remonte à 1996, je l'avais vue aux quatre-vingts ans de ma grand-mère. Elle était veuve depuis de longues années. Elle parlait tout le temps du «gosse», ce qui m'avait paru étrange. Renseignement pris (discrètement dans la famille), il s'agissait de son fils, un bon à rien (sic), qui après avoir coulé son épicerie (sic), vivait chez sa mère.
«Mais il a quel âge?»
Le gosse avait soixante ans.

La semaine dernière un mail m'attendait. «Le gosse» s'était suicidé.



(Et je relis ses lignes en me demandant si je fais du sensationalisme. Sur le coup j'étais très en colère contre ce cousin: quel imbécile, qu'allions-nous dire à sa mère? (Crise cardiaque, a décidé le psychologue de la maison de retraite.)
Maintenant, je me dis que qu'il a sans doute passé une vie entière à se faire traiter de bon à rien. Que s'est-il passé pour qu'il décide que cela devait cesser? Est-ce que je m'écris un roman?)