Je suis ennuyée, ce soir. J'ai peur de recevoir un coup de fil affolé de parents m'accusant d'avoir traumatisé leur enfant. J'ai simplement dit la vérité.
Je me demande comment je peux réussir à raconter cela sans paraître comtesse de Ségur.
Tentative.

Dans notre commune la "dame de catéchisme" a disparu. Ceux qui veulent transmettre ce qu'ils peuvent de foi et de tradition catholique doivent s'en charger eux-mêmes. Cependant, ils ne peuvent le faire en "candidat libre", ils leur faut prêter serment d'allégeance à l'institution. Les parents inscrivent donc leurs enfants au catéchisme, ceux-ci sont regroupés par école, et les parents reçoivent chacun à tour de rôle le groupe dont fait partie leur enfant pour le catéchiser.
Bref, chacun d'entre nous se retrouve deux fois dans l'année à donner une leçon de catéchisme à des enfant entre huit et douze ans.
Des réunions de préparation sont organisées pour les parents; insidieusement l'Eglise en profite pour re-catéchiser qui elle peut. Certains parents sont effrayés par cette tâche, je dois avouer que je l'aime bien. Il faut dire que j'ai la chance d'avoir une formation plus poussée que la plupart, ayant fréquenté l'aumônerie après le bac, et puis j'aime ce contact avec les enfants qui mettent les pieds dans le plat sans s'embarrasser des convenances. (Ma plus grosse trouille, c'est qu'ils me demandent pourquoi la maison n'est pas remplie de SDF: oui, pourquoi? (j'avais déjà envie de la poser à mes parents quand j'avais sept ans: n'étions-nous pas censés avoir un pauvre à table et prêter nos vêtements ? Ce n'est que bien plus tard, en lisant L'Œuvre au noir, que j'ai réalisé que tout vendre et tout laisser, c'était (peut-être) davantage vivre en parasite qu'en saint homme. Et pourtant Saint François ? Saint Bernard, pourquoi eux ? Oui mais… Enfin bref. (Les ordre mendiants ont toujours été encadrés étroitement par l'Eglise, y compris récemment, voir les tribulations de Mère Teresa pour faire reconnaître l'ordre qu'elle voulait fonder.))
Ma deuxième chance, c'est que les enfants de "mon" groupe sont attentifs et curieux.

Ce matin, nous devons lire et commenter deux miracles : la guérison d'un lépreux et la résurection du fils d'une veuve (pas de chance, je préfère les paraboles).

L'un des enfants qui l'année dernière suivait cela avec intérêt soupire, regarde ailleurs.
— Ça ne va pas, Paul?
— De toute façon, tout ça, ce sont des légendes. J'ai mon meilleur ami, son cousin est mort à une semaine, Dieu n'a pas pu vouloir ça. Donc tout ça, c'est juste des histoires.

Bien. J'ai toujours touvé incroyables les gens qui essaient de rendre la mort supportable. La mort est insupportable. Mais est-ce que je me lance dans la démonstration du miracle comme négation par Dieu des règles que lui-même a mises en place? Ils ont onze ans.
Allons-y pour mon seul "credo", leur dire ce que je crois, leur dire la vérité, la mienne en tout cas.


— Nous allons tous mourir. C'est incompréhensible, on ne comprend pas bien pourquoi on naît si c'est pour mourir, mais c'est une chose certaine, nous allons tous mourir. Et c'est terrible quand ce sont des gens plus âgés que nous (je ne sais pas si vous avez perdu des grands-mères, j'aimais beaucoup la mienne), mais quand ils ont le même âge que nous ou qu'ils sont plus jeunes, ça paraît encore plus incompréhensible. Et on ne s'habitue jamais, et à chaque mort la question est la même: « Pourquoi ? » Comment leur dire cette douleur des adultes? Et pourquoi la leur cacher?

Autour de la table ils se taisent. Ils sont cinq. Paul a toujours son air de défi.
— Et le pire, c'est de perdre un enfant. Il n'y a rien de pire.
Jordan intervient:
— Mais si Jésus a ressuscité le fils de la veuve, c'est qu'il était bon…
Continuons mon entreprise de destruction:
— Non. Il l'a ressuscité parce qu'Il a eu pitié. Les gens étaient autour de lui, ils Lui faisaient confiance, ils croyaient qu'Il pouvait les aider. Il a eu pitié. Si vous lisez les Evangiles (je n'y crois pas beaucoup… (qu'ils vont lire, je veux dire)), vous verrez que cela arrive souvent : Jésus est en train d'enseigner, de raconter des paraboles, les gens arrivent autour de Lui et Le supplie, et Il n'a pas le courage de dire non. L'Evangile le dit souvent "Il eut pitié d'eux". Mais Il n'est pas là d'abord pour ça, Il n'est pas là pour faire des miracles.
Et pour répondre à Paul, il y a encore des miracles. Pas beaucoup, mais quelques-uns. Plus exactement des guérisons inexpliquées, à Lourdes, par exemple. Mais l'Eglise a tellement peur de se faire accuser de charlatanisme qu'Elle mène des enquêtes pour prouver que ce n'est pas vrai, pour trouver des explications aux guérisons (Têtes des enfants.) Mais de temps en temps, on ne trouve rien: donc c'est un miracle.

Je les regarde, je souris, reviens à leurs préoccupations (et puis, je me souviens si bien… Tout ce que je croyais au premier degré, tout ce qui n'a jamais marché…):
— Mais inutile de prier pour avoir une bonne note si vous n'avez pas travaillé, ça ne marchera pas !
Jérémy, avec son sourire craquant : — Pourquoi ?
— Parce que c'est comme ça. Il y a une règle, c'est qu'il faut commencer soi-même: «Aide-toi et le Ciel t'aidera». Et je peux t'assurer que c'est vrai: on commence et il se passe des choses, les choses changent…
— Et donc, Paul, ce bébé est mort, et je peux vous assurer qu'il n'y avait pas de raison particulière. C'est juste tombé sur lui. Cela arrive aussi dans les Evangiles, je ne les connais pas assez pour vous donner la page, mais cela arrive: un jour une tour s'écroule sur des gens et les tue, les gens autour de Jésus lui annoncent la nouvelle, un peu affolés, et il y en a un qui dit « Ils devaient avoir beaucoup péché pour mourir ainsi », et Jésus répond : « Non, veillez car vous ne savez ni le jour ni l'heure. » Il n'y a pas de raison particulière. Et très souvent ce n'est pas très juste à notre idée. Par exemple l'ouvrier de la onzième heure… C'est l'histoire du propriétaire d'une vigne qui emploie des gens pour faire les vendanges. A la fin de la journée, il décide de donner le même salaire aux gens qui sont arrivés tôt le matin et à ceux qui sont arrivés dans l'après-midi..
Tous les enfants, révoltés : — Mais c'est pas juste !
Je souris : — Non, à notre idée, ce n'est pas juste. Mais pourquoi ? Après tout, on ne prend pas sur la part de ceux du matin pour donner à ceux du soir. Ils ne sont pas volés. Pourquoi est-ce que ça les fâche? Ils pourraient être contents de voir que ceux qui ont finalement décidé de venir reçoivent la même chose, ils pourraient se réjouir… Après tout on ne sait pas pourquoi les autres ne sont pas venus plus tôt…
Les enfants n'ont pas l'air convaincu.
— Pourquoi est-ce que cette idée nous déplaît ? Pourquoi ça paraît injuste ? C'est parce que je réfléchis, j'essaie de comprendre ce que je sens parce qu'on aimerait des compliments. On aimerait qu'on nous dise que c'est bien, on aimerait qu'on nous dise qu'on a fait mieux que notre voisin. Mais Jésus ne fait jamais ce genre de compliment. Et quand Pierre veut essayer de lui faire dire que lui, Pierre, aura une bonne place au Paradis, Jésus répond que les premiers seront les derniers. Il n'est pas très encourageant. C'est même un peu méchant de si peu encourager Pierre. Mais cela veut dire que nous ne devons pas travailler pour une récompense, mais juste pour sentir en nous, en dedans de nous, que ce qu'on est en train de faire est bien. C'est d'ailleurs bizarre… Là je passe carrément à Simone Weil, je ne devrais pas… mais pourquoi est-ce qu'on ne fait pas ce qu'on sent qui est bien, et ce qui fait qu'on se sent bien, et qu'on préfère les plaisirs rapides qui font moins plaisir ?
Ils sont paumés. Je reformule :
Pourquoi est-ce que vous préférez jouer à la Gameboy plutôt qu'aider votre mère à faire la vaisselle? Vous savez bien que vous vous sentiriez mieux si vous aidiez votre mère? Je n'ose pas dire la phrase suivante: «Pourquoi vous ne préférez pas vous sentir la conscience tranquille.» Tout cela devient vraiment trop pontifiant. Je me tourne vers Jérémy :
— Tu ne crois pas que ça ferait plaisir à ta mère, que tu l'aides ?
Il a l'air surpris, comme s'il n'y avait jamais pensé.
— Tu fais une drôle de tête. Tu n'y avais jamais pensé? Tu penses vraiment que ta mère aime faire la vaisselle, qu'elle est faite pour ça, qu'elle n'a pas envie de faire autre chose, elle aussi ?
Il me regarde avec embarras. Les autres rient. Olivier surtout, qui sait bien que je passerais bien autant de temps que lui sur l'ordinateur. Visiblement Jérémy vient de découvrir quelque chose: sa mère n'était pas née pour faire la vaisselle. j'aurais au moins servi à ça.

Mais s'ils racontent à leurs parents ce que j'ai dit, j'ai peur que ceux-ci ne soient pas très contents.