— Mais pourquoi tu y vas? Tu n'as rien à leur dire, tu les détestes, ça ne sert à rien...
— Je ne sais pas. Parce que ce n'est pas de leur faute, ce n'est la faute de personne... Parce que nous sommes mortels, parce qu'un jour il ne restera que nous pour s'occuper d'eux...
— Mais en attendant, ce n'est pas la peine!
— Parce qu'il ne faut pas couper les liens... Parce que je culpabilise, je leur fais de la peine parce que je suis moi et que je ne peux pas être autre chose pour leur faire plaisir...

Souvent je pense à un autre passage de Proust, le jugement de la famille du narrateur sur Bloch, au début du Côté de chez Swan (c'est moi qui souligne):
Il [Bloch] serait malgré tout revenu à Combray. Il n'était pas pourtant l'ami que mes parents eussent souhaité pour moi; ils avaient fini par penser que les larmes que lui avait fait verser l'indisposition de ma grand-mère n'étaient pas feintes; mais ils savaient d'instinct ou par expérience que les élans de notre sensibilité ont peu d'empire sur la suite de nos actes et la conduite de notre vie, et que le respect des obligations morales, la fidélité aux amis, l'exécution dune œuvre, l'observance d'un régime, ont un fondement plus sûr dans des habitudes aveugles que dans ces transports momentanés, ardents et stériles. Ils auraient préféré pour moi à Bloch des compagnons qui ne me donneraient pas plus qu'il n'est convenu d'accorder à ses amis, selon les règles de la morale bourgeoise; qui ne m'enverraient pas inopinément une corbeille de fruits parce qu'ils auraient ce jour-là pensé à moi avec tendresse, mais qui, n'étant pas capables de faire pencher en ma faveur la juste balance des devoirs et des exigences de l'amitié sur un simple mouvement de leur imagination et de leur sensibilité, ne la fausseraient pas davantage à mon préjudice. Nos torts même font difficilement départir de ce qu'elles nous doivent ces natures dont ma grand-tante était le modèle, elle qui brouillée depuis des années avec une nièce à qui elle ne parlait jamais, ne modifia pas pour cela le testament où elle lui laissait toute sa fortune, parce que c'était sa plus proche parente et que cela «se devait».

Marcel Proust, À la recherche du temps perdu, Pléiade (Clérac) t.I, p.92-93
Cette dernière phrase est entièrement ma famille. (C'est ma traduction intime de common decency.)