Retour sur une vie (psychanalyse)

Cette planche de BD, dans le contexte d'un week-end orageux (orage dont j'espère que l'explication se trouve dans des médicaments mal dosés), m'entraîne dans des souvenirs que je ne mettrai pas tout de suite en ligne, pour ne pas qu'ils soient lus par trop de lecteurs.

Je n'avais jamais pensé au prince charmant, ma mère m'ayant suffisamment répété que j'étais insupportable pour que je sois persuadée que je serais seule (et cela me convenait très bien. Il n'y a pas longtemps sur FB en lisant deux femmes se pâmant sur des histoires de pirates ("j'en étais amoureueueuse quand j'étais petite!!!"), je me suis rendue compte que j'avais toujours été le pirate ou le mousquetaire, jamais la femme du pirate. Le conjugal n'a jamais été instinctif chez moi.)
(Aujourd'hui, en faisant le compte des reproches de mon mari, je me dis que ma mère devait avoir raison.)

Le travail? J'en avais une définition négative: ne pas être prof (le métier de mes parents). Pas ingénieur parce que cela me faisait peur (comment ça construire des ponts? mais je ne sais pas faire ça, ça va s'écrouler), pas médecin puisque ma mère, toujours elle, avait décrété que j'étais trop égoïste, alors… Ma mère (éternellement: on se demandera après pourquoi je me méfie autant des femmes) avait repéré que dans les classements de L'Etudiant, Sciences Po apparaissait à la fois dans les fac et les grandes écoles.
Et c'est ainsi que je me suis retrouvée à Sciences Po.

J'imaginais surtout que je marcherais. Mon idée du futur, c'était un sac à dos, droit vers le soleil levant, vers Vladivostock. Jusqu'à la mer. Je rêvais sur un fleuve ou une région, le Iénisseï pierreux (j'ai toujours eu un faible pour les régions désertiques au nom magnifique: les îles Kerguélen, rêve d'enfant).

J'aime beaucoup la pub sur la formation continue qui passe en ce moment au cinéma: un petit garçon demande à son père «Et toi, tu veux faire quoi plus tard?»

Je n'ai pas abandonné l'espoir, mais je ne sais pas l'espoir de quoi.

Silence

Mon père était un homme silencieux, voire taciturne. Il ne se plaignait pas, expliquait peu, aurait aimé nous aider mais ne savait pas franchir le mur que nous dressions devant lui.
Une année, je devais avoir treize ans, désapprouvant ma conduite (je crois que le prof d'allemand avait eu des mots très durs sur mon bulletin à cause de mon comportement, insolence etc), il ne m'a pas parlé pendant plusieurs semaines.

Ce mutisme commence à me tenter. Entre les reproches de mon mari et le mépris de mes enfants (parce que je fais un boulot d'employée de bureau sans prestige), je n'ai plus rien à dire. Je n'ai plus envie de ne rien dire.

Je vois que je n'arriverai pas à me faire comprendre, personne n'adoptera (quelques minutes) mon point de vue pour essayer de comprendre ce que je dis; et je n'ai pas envie, plus envie, de faire l'effort inverse, il me semble l'avoir trop fait.
Nous en sommes donc arrivés à ce moment où nous n'avons plus envie de faire aucun effort.

Et cela me laisse parfaitement insensible. Pas indifférente, non, fataliste. Advienne que pourra, je ferai avec. De toute façon, c'est le cas depuis toujours.

J'ai un petit peu peur

Ce n'est pas que j'ai fait une bêtise, c'est que j'ai fait quelque chose qui ne se fait pas (quelque chose de bien, hein, c'est pour cela que ça ne se fait pas).

En ce moment nous recevons les chèques des retraités (Non, nous ne proposons pas le prélèvement. Oui, nous y songeons (je songe surtout aux centaines de RIB qu'il va falloir saisir en machine. Sujet de réflexion pour juin ou juillet).)

Un homme a joint une carte de visite à son chèque (nous jugeons de l'éducation ou du milieu social aux lettres reçues: les étiquettes autocollantes des fondations pour la recherche sur le cancer, pour la nature, pour médecins du monde, les demi-feuilles blanches pliées en deux pour protéger le chèque et le coupon retour, les quelques lignes d'accompagnement de ceux qui jugent impossible d'envoyer un chèque sans un mot d'accompagnement, même s'il ne dit absolument rien ("Vous trouverez ci-joint deux chèques en règlement…" etc.)). A côté de la signature, en bas de carte, cet homme a ajouté "J'ai 90 ans!"
Et il a répété ces mots sur le coupon-réponse à nous retourner avec le chèque, avec le même point d'exclamation.

Il avait l'air si content d'avoir atteint 90 ans, comme une bonne farce ou un exploit. J'ai montré la carte autour de moi, cela me faisait rire, me changeait des râleurs ("Trop cher!" (nous devons être à la moitié du prix du marché)) ou des déprimés ("J'attends la fin, qu'est-ce que vous voulez faire à mon âge?"). Cela me faisait du bien à l'âme.

Hier je lui ai envoyé des fleurs ("pour votre anniversaire"). J'ai signé de mon nom, en ajoutant "mutuelle ***".
Au dernier moment, j'ai modifié le jour de livraison, j'ai choisi mercredi, jour où ma collègue est absente: s'il téléphone pour remercier, il tombera sur moi.
Mais s'il écrit et que ce n'est pas moi (le plus probable) qui ouvre la lettre?
Je vais passer pour une folle. Evidemment vous, lecteurs, avez l'habitude. Mais je suppose que mes collègues de travail nourrissent encore quelques illusions à mon sujet.

Ce billet non pour que vous exclamiez que "c'est gentil de ma part", mais pour partager mon inquiétude. Je suis un peu stressée. Et pour partager mon regret que les pulsion de gentillesse soient bizarres, qu'il faille les cacher. J'espère qu'il va appeler mercredi et que personne ne saura rien et qu'il n'ira pas le dire à d'autres retraités. Sinon, j'ai bien peur de me faire enguirlander par le conseil d'administration ("Mais tu te rends compte, si cela se sait, ils vont tous attendre des fleurs!" ou "Et tu as payé sur tes deniers? Mais il ne fallait pas!" (version optimiste)). Et de penser à tout cela m'attriste. J'ai agi en sachant tout cela, en sachant que la raison voulait que je ne fasse rien, en envoyant la raison au diable. Mais l'expérience prouve que la raison a toujours raison, et je ne m'y fais pas. En fait ce n'est pas la générosité que je recherche, mais la fantaisie, la surprise, un peu de gaîté. En cela, le conseil d'administration aura(it) parfaitement raison: la fantaisie n'a pas sa place dans le monde professionnel.

(Pas de panique, le plus probable est qu'il ne se passe absolument rien.)

La grande question

RER D 18 heures, en face de moi un peu en biais, une jeune fille au téléphone vient de décrocher (ce terme ne convient plus du tout). Elle écoute un instant et demande calmement, mi-amusée mi-fataliste:

— Mais comment fait-il pour être aussi con ?
Les billets et commentaires du blog Alice du fromage sont utilisables sous licence Creatives Commons : citation de la source, pas d'utilisation commerciale ni de modification.