Il fait très beau, avec un peu de vent. Après avoir cherché un médecin, notre ami décide d'aller aux urgences à l'hôpital afin de faire au plus simple (à ma question: «Crois-tu avoir besoin d'autres médicaments que ce que nous pouvons acheter librement en pharmacie?» il a répondu oui, ce qui rendait légitime la démarche). Il en ressort que l'on peut librement circuler dans l'hôpital, qui est très vaste et ressemble au reste de Venise (je veux parler des maisons ocres et des volets verts et de l'herbe haute). Ce serait une façon d'aller très vite des Fondamenta Nuove à San Giovanni et Paolo, mais évidemment guère civique.
Dans les jardins de l'hôpital, une fontaine rassemble une colonie de tortues de Floride. C'est curieux.





(Il apparaîtra, mais nous n'en doutions guère, que notre ami avait paniqué un peu vite.)

Pendant qu'il est à l'hôpital avec sa femme, H. et moi retournons chez Gianni Basso. Comme il nous dira en riant «les gens reviennent pour vérifier que je n'ai pas disparu». J'ai un peu honte car il a raison (mais je suis rassurée, son fils est plus souriant, plus détendu: peut-être a-t-il constaté en quatre ans que les idées bizarres de son père (pas de fax, pas d'internet) constituent le meilleur marketing pour son activité d'imprimeur traditionnel. Quoi qu'il en soit, les commandes continuent d'affluer du monde entier.)

J'en profite pour entraîner H. vers magasin repéré lors de mon passage pour la Vogalonga. Il s'agit de vêtements fabriqués par des détenues et la vitrine est de toute beauté.
En fait j'étais persuadée que rien ne m'irait (habits fait à la main, je n'ai pas la taille mannequin, etc.) mais il s'avère que la vendeuse a le jugement sûr (cela m'impressionne toujours, ces vendeuses qui vous jaugent au premier coup d'œil et paraissent avoir un mètre-ruban dans le cerveau) et que deux clientes charmantes sont dans le magasin, dont l'une parlant très bien français: pour faire court, je ressors avec une robe et une veste.

Porter une robe fabriquée par une détenue ne me laisse pas entièrement tranquille: suis-je en train d'aider quelqu'un ou en train de profiter de sa faiblesse? Et qu'a-t-elle fait pour être en prison? (Oui, oui, je sais que cela n'a aucune importance, j'ai la robe. Mais si on ne peut plus rêver sur les objets, à quoi bon?)

Cette capacité à rêver à partir de rien finit d'ailleurs par me paraître essentiel pour visiter Venise: après déjeuner, nous entraînons nos amis à San Pietro. C'est l'un de mes endroits préférés à Venise, même si je sais que c'est trop venteux pour que je puisse jamais y vivre. Peut-être sommes-nous entrés un peu trop vite dans l'église saint Pierre, peut-être n'aurions-nous pas dû y entrer (derrière moi, un ado d'une quinzaine d'années est en train de dire à ses parents: «Vous allez payer pour ÇA? Mais on a déjà vu la même chose dix fois!» Impavides, les parents paient et entrent avec lui. A leur place, je l'aurais laissé dehors).
Toujours est-il que lorsqu'on ne rêve pas, lorsqu'on ne se projette pas dans le passé, lorsqu'on ne se laisse pas émerveiller par l'idée que c'était la cathédrale de Venise avant Saint Marc, ou que l'on ne regarde pas le trône de Saint Pierre à Antioche en songeant aux Actes des apôtres ou à Corto Maltese ou en philosophant que c'est étrange, cette sourate du Coran sur un trône de Saint Pierre, eh bien oui, ce n'est pas grand chose, cette église, une église de plus, et c'est ce que paraissent penser nos amis.
Je suis déçue de leur manque d'enthousiasme. Je regrette de les avoir fait payer pour entrer là, à quoi bon?

Une glace plus tard, nous rentrons. Les places sont envahies d'enfants qui jouent au ballon, l'école doit être finie, il y a des poussettes et des petites filles. Je me glisse très vite dans l'église qui a vu le baptême de Vivaldi, pour une fois ouverte alors qu'elle est toujours fermée. Les autres m'attendent devant, sans curiosité.
Comme elle est toujours fermée, je pensais qu'elle était délabrée, mais ce n'est pas le cas. Elle paraît simplement "très fouillie", elle est petite et semble liée à un saint russe qui m'a paru Jean-Baptiste, s'agit-il d'un jumelage avec une église russe? Je n'ai pas osé passer trop de temps à chercher à comprendre; la différence d'alphabets était un obstacle de taille.

Je n'ai même plus envie de forcer (un peu) nos amis à entrer à Saint-Georges des esclavons alors que nous passons devant. J'aime trop Carpaccio, je préfère venir le voir seule ou avec H.; vu la taille des deux pièces, cela me prendra trois quart d'heure n'importe quand dans la journée.

Ils rentrent se reposer à l'appartement, H. et moi prenons le vaporetto et allons nous installer en terrasse place sainte Marguerite. Cartes postales, lecture et soleil, deux spritz bitter plus tard je suis un peu ronde. Il y a quelque chose de fétichiste dans notre façon d'envisager cette ville, nous passons notre temps à revenir aux endroits aimés. Il y a un quartier que nous ne connaissons pas, que nous n'avons jamais exploré: S. Croce. Nous l'avons toujours évité, il faudra un jour combler cette lacune.