Nous quittons Inoï à huit heures et demie. Nous avons une guide, Française installée en Grèce depuis trente ans.
Dans le bus, exposés sur la pythie et sur Delphes.

Passage dans la ville d'Arachova à 900m d'altitude. Des mûriers poussent le long de la route: la culture de la soie a été très présente au Moyen-Âge. Aujourd'hui la culture a disparu, il reste les mûriers. Les devantures présentent de façon incongrue des articles de sport d'hiver: on skie sur les flancs du Mont Parnasse. Je regrette un peu de ne pas pouvoir faire de shopping.

Sanctuaire de Delphes (explications détaillées de la guide avec Denys en contrechant), musée — petit, avec des pièces que nous connaissons tous (je veux dire que nous les avons dans l'œil tant nous les avons rencontrées dans nos livres d'école).

Le site archéologique a été donné en concession perpétuelle aux Français.
A la fin du XIXe siècle, les archéologues avaient déterminé que le temple de la pythie se trouvait sous le village de Kastri mais les villageois refusaient d'abandonner leur maison. Un tremblement de terre (en 1871?) détruisit le village et la France proposa de le reconstruire à ses frais… à quelques centaines de mètres. En contrepartie elle obtint l'exclusivité des fouilles et la concession du site.

Nous déjeunons sur la plage d'Aspra Spitia, un village entièrement construit par Péchiney, église comprise, à l'époque où ce groupe avait une aciérie à quelques kilomètres (maintenant exploitée par des Grecs et des Suédois).
Je nage longtemps pour la première fois. On perd pied très vite, à deux ou trois mètres de la plage. L'eau est si bleue qu'il faut admettre que les cartes postales ne sont pas retouchées.

Après Delphes, le pique-nique et la plage, deux heures d'intervention sur… je ne sais plus trop, logos et promesse, quelque chose de ce genre. Je retiens (j'écris volontairement sans reprendre mes notes) que le mystère de l'homme est le temps, qu'il n'y a pas coïncidence du commencement et de l'origine (l'exposé est donné par un prof de philo), que notre temps est désormais fabriqué par des machine (les horloges (cela me rappelle Attali, Histoires du temps)) et que la promesse est un commencement placé dans le futur.
Interprétation intéressante du péché originel: ce qu'a acquis Adam en mangeant du fruit défendu, c'est la liberté, et comme il n'est pas envisageable que Dieu ne nous ait pas souhaité libre, et que donc Il avait sans aucun doute l'intention de nous la donner, le péché d'Adam, c'est d'avoir précéder la grâce, d'avoir pris ce qui lui aurait été offert: kairos, il ne faut ni devance, ni précéder, mais être dans le moment.

Le retour en bus fut musclé.
Dans l'après-midi, nous avions traversé un village dont la totalité de la population (220 personnes) avait été exécutée en représailles de l'assassinat d'un gradé allemand pendant la seconde guerre.
La Grèce a résisté spontanément à la tentative d'invasion de Mussolini. C'était une résistance non organisée, qui donc ne pouvait pas dénoncer ses réseaux mais avait très peu de moyens. Cette résistance fut telle qu'elle obligea Hitler à intervenir et retarda d'autant son attaque de l'URSS — ce qui fit que l'hiver russe le ratrappa, etc. Plus tard tandis que je remontais de la plage à l'église avec Leonardo, il me dit que les Italiens se jugeaient responsables de l'occupation très dure de la Grèce par les Allemands, à quoi je répondis que ce qu'on nous apprenait à l'école en France, c'est que grâce ou à cause de cela, Hitler avait attaqué l'URSS trop tard: sans cela, nous serions peut-être tous en train de parler russe… (miracle et mystère de l'histoire de la culpabilité)).
Cependant, les Allemands n'ont jamais payé de dommages de guerre à la Grèce, car à la sortie de la guerre, l'occident avait si peur qu'elle passât du côté des communistes qu'elle ne lui a pas versé un centime afin d'éviter que l'argent revienne un jour à Staline — puis il y eut la dictature, puis l'Europe… bref, tout un passé douloureux qui peut expliquer que le Grec se sente aujourd'hui deux fois floué face à l'Allemagne.

Retour musclé disais-je: discussion entre deux jésuites, celui ne vivant pas dans le pays soutenant qu'il était fondamental que chaque Grec (chaque homme) conserve l'idée qu'il avait prise sur son destin, même de façon infime, et celui vivant en Grèce et ayant servi au JRS (service jésuite aux réfugiés) répliquant que le sentiment d'impuissance de certains étaient compréhensible et qu'on ne pouvait pas donner abstraitement des règles de comportement à des gens dont on savait qu'ils avaient faim («aujourd'hui on a faim en Grèce», mots qui me glacent).

Au passage, j'apprends que le kyrie (se reconnaître pécheur) doit être pris dans un sens théologal et non moral, (???!!), ie. comme un constat devant Dieu (ou une instance plus haute que soi (qui doit pouvoir être sa propre conscience)) et non comme un jugement ou (et) une condamnation.

Au dîner, comme Marc avait parlé de Taubes le premier jour et que j'ai cru reconnaître un passage sur l'eschatologie dans le bus, je l'interroge et obtiens le nom de Boyarin à ajouter à ma lente constitution d'une bibliographie.
Concernant l'économie, il nous parle d'un jeune économiste, Gaël Giraud.

Par ailleurs, je découvre que je pourrais connaître Marc depuis très longtemps: nous étions à Sciences-Po exactement les mêmes années. Mais il n'allait pas à l'aumônerie — tandis que c'est à cette aumônerie (où j'allais par instinct de survie, j'étais très seule et socialement déracinée dans cette école) que j'ai découvert que les jésuites existaient encore: j'en étais resté à leur expulsion de France par le roi — et c'est là également que je me suis entichée d'eux, de leur façon de concilier liberté et obéissance.

Jacob Taubes
Yeshayahou Leibowitz
article de Cécile Rastoin carmélite sur le gender («Vous avez lu Judith Butler? Lisez Judith Butler.»)
Daniel Boyarin, Border Lines (en français, c'est le sous-titre qui est traduit: La Partition du judaïsme et du christianisme)
Agamben, Le Temps qui reste
Badiou, Saint Paul : la fondation de l'universalisme
Gaël Giraud et Cécile Renouard, Vingt propositions pour réformer le capitalisme
Joseph Cedar, Footnote film qui commence par des juifs discutant de Boyarin
Amos Gitaï, Kadosh