— Vous êtes bien installées?
La question me plonge dans un abîme de perplexité. Dans ma tête j'entends H. et C. me crier «small talk, small talk», mais c'est plus fort que moi, je ne vois l'intérêt de répondre que sur le fond:
— Nous sommes bien installées dans un endroit sombre et triste.

Nous avons déménagé ce week-end, et la pièce est l'équivalent d'un local aveugle éclairé de lumière jaune toute la journée. Mais nous avons pu conserver tous nos meubles (les archives de la mutuelle depuis les années 60 (mais les procès verbaux des conseils d'administration depuis 1928 (j'aurais dû être archiviste, ces vieilleries me tiennent réellement à cœur))) et nous ne sommes pas trop serrées, nous avons de la chance par rapport à beaucoup.

J'ai ouvert une rangée de boîtes d'archives pour les inventorier, j'ai trouvé des dossiers sur l'organisation annuelle des vaccinations anti-grippales entre 1983 et 1989 et des appels à don du sang pour les rhésus négatifs (J'ai jeté, quand même!). J'ai déplié et mis sous verre (j'ai volé un sous-verre dans le bureau d'à côté) une grande affiche en noir et blanc représentant un jeune homme bouclé aux yeux clairs, «De vous à moi je donne mon sang», appel de mai 1989. Aucun des immeubles cités sur l'affiche n'appartient plus au groupe: Pillet-Will, Chauchat, Drouot, Providence… Je songe à ce livre prémonitoire acheté en novembre 1996 (j'avais commencé à travailler au Gan en août):
J'ai entendu dans un demi-sommeil l'astrologue radiophonique me conseiller d'éviter de sortir de chez moi et, si possible, de ne rien faire ce jour-là. J'ai bu mon café, pris le métro, un rien hagard en effet, et suis arrivé vers les 9 heures 30 à la GAL, Générale d'Assurances Limousines, premier assureur français. Premier assureur français à l'époque, car c'est au passé que je cause.
Comme tous les matins (j'essaie d'être un homme d'habitudes), je suis passé par le service de presse jeter un œil sur les grands panneaux qu'ils confectionnent quotidiennement, avant que nous autres, les lève-tard, nous ne débarquions: ça ressemble à des dazibaos, ce sont des collages des quelques articles intéressants parus dans la presse du jour. Rien de formidable ce matin-là. La GAL n'a pas été vendue pendant la nuit aux Américains (les salariés sont informés en lisant leur journal un beau matin, c'est bien connu; mais je plaisante, la GAL ne peut être vendue). Rien, donc.

Anne Matalon, Petit Abécédaire des entreprises malheureuses, incipit, ed Baleine, juillet 1996
La dernière phrase fait référence à la vague d'OPA hostiles de la fin des années 80 (la grande époque Tapie. C'est aussi l'arrière-fond de Pretty Woman).
Le G** a été vendu en 1998 à Gr**pama.
Je n'ai pas appris que G** eur*courtage était vendu en lisant le journal, mais par intranet. Cela n'existait pas en 1996.

C'est dans ce livre que j'ai vu moquer pour la première fois "le rapport d'étonnement" ou la différence entre un chef hiérarchique et un chef fonctionnel: ouf, il n'y avait donc pas que moi qui avais envie de me moquer…

Vécu une bizarrerie de cet ordre de ce matin. L'un des responsables du déménagement passe dans notre bureau pour s'assurer que tout va bien.
— Oui, oui. Simplement, je suis surprise, le ficus devait rester au douzième, nous en étions convenus, c'était mieux pour lui, pour la lumière…(Un ficus superbe, de deux mètres de haut.)
— Si vous le bougez, si vous en parlez, il va être jeté.
— Comment?
— Oui: avec le déménagement de l'immeuble X. (un immeuble a été vidé et ses salariés viennent ici, d'où les espaces restreints: il faut se serrer), nous avons résilié l'un des contrats de jardinier, donc toutes les plantes qui sont dans ce type de pot sont jetées. Donc si vous voulez le garder, ne dites rien. Vous pouvez même l'emmener chez vous, je vous y autorise.