A l'origine ce billet a été créé le 23 février1 et devait apparaître ce jour-là, jour où j'ai entendu confusément dans la voiture qu'un camp devait être rasé (confusément car sans entendre exactement de quel camp il s'agissait, mais en supposant qu'il s'agissait de Calais: depuis le livre d'Haydée (Saberan), je suppose toujours que c'est Calais).
Le 23 était un mardi, j'avais fini le week-end précédent une biographie de Heydrich et un goût de désespoir m'a envahi: il y a tant de similitudes avec l'entre deux guerres, même si bien sûr, les Syriens ne sont «que» des civils fuyant la guerre et non un peuple fuyant les persécutions raciales2 (que dire à propos des Chrétiens d'Orient?3).

Je poste ce billet aujourd'hui, après avoir lu des tweets sur «les ruines [du camp] de Calais qui fument encore trois jours après» (?? je n'ai pas cherché à en savoir davantage), des photos des camps grecs dans lesquels s'entassent les migrants, à dix mille dans des camps prévus pour mille…
Devenu spécialiste de la question juive malgré lui, Heydrich avait amorcé, lors de sa venue à Genève, à la S.D.N., des tractations avec le haut commissariat des réfugiés de la Sociétés des Nations, tractations reprises ensuite par la Wilhemstrasse. Comme il n'était jamais à court d'idées, il avait suggéré à Hitler, Himmler, Goering et von Neurath, alors ministre des Affaires étrangères, d'expédier les Juifs allemands en Palestine. Son idée ne parut pas folle, car Hitler, avant la guerre, n'était pas antisionniste4. Malgré les démarches du grand mufti de Jérusalem pour le mettre en garde contre l'établissement en Terre sainte de trop fortes colonies privées juives, Hitler ordonna à Heydrich de mettre son projet à exécution. De 1933 à 1939, près de cinquante mille Israélites purent ainsi quitter l'Allemagne pour la Palestine, dans le cadre d'un accord, dit le Haavara («tranfert» en hébreu), conclu en 1933, et fort intéressant financièrement pour le Reich, car Heydrich savait dépouiller les gens d'une manière apparemment légale5.

«S'il n'y en eu pas davantage, écrit André Fontaine, la faute en revient aux Britanniques, qui à partir de 1937 limitèrent à une dizaine de milliers de personnes par an le nombre de Juifs autorisés à débarquer en Eretz et refoulèrent impitoyablement les immigrants clandestins.»

Heydrich demanda au Fürher de s'adresser aux Américains, qui, après la nuit du 8 novembre 1938, avaient fait une violente campagne de presse. L'affaire passa entre les mains inexpertes de von Ribbentrop qui ne sut pas en profiter. Si les Etats-Unis s'étaient indignés à titre privé, Washington parla «quota d'immigration» à titre officiel. Seuls 27000 Juifs allemands et autrichiens furent autorisés à immigrer. Malgré les demandes et les objurgations de nombreuses organisations, ce chiffre sera maintenu jusqu'à l'entrée en guerre des Etats-Unis contre l'Allemagne6. Mieux que cela: le 17 novembre 1938, sir Ronald Lindsay, ambassadeur de Grande-Bretagne à Washington, proposa à M. Summer Welles, secrétaire d'Etat au Département d'Etat, de renoncer à un certain nombre des 83.575 visas d'immigration auxquels Londres avait droit au profit des réfugiés du Reich. La réaction de Welles fut immédiate: il rappela que le président Roosevelt avait confirmé, quarante-huit heures plus tôt, qu'il n'était pas dans l'intention de son gouvernement d'augmenter le quota d'immigration octroyé aux ressortissants allemands. Les Britanniques, eux, ne pensaient que politique arabe et refusaient, comme on l'écrit plus haut, aussi bien l'accroissement de la colonie juive de Palestine que l'ouverture de leurs propres portes et celle des membres du Commonwealth. même après la «nuit tragique», M. Malcolm MacDonald, monistre des Colonies, rejeta l'offre des Juifs palestiniens d'adopter immédiatement 10.000 enfants allemands. Un mémorandum proposant d'accueillir 100.000 Juifs du Troisième Reich avait eu le même sort.

Toutes les portes se fermaient. Les particuliers, pourtant, ne se gênaient pas aux Etats-Unis et dans les démocraties de l'Europe pour crier leur indignation. Une conférence internationale se tint pendant l'été 1938 à Evian et diverses solutions furent envisagées, mais non réalisées. Elles ne débouchaient sur rien de concret.

Heydrich écrivit dans le Schwarze Korps que personne ne voulait des Juifs, et son article fut repris quelques jours plus tard dans le Völkischer Boebachter.

«Si personne ne veut de nos Juifs», suggéra alors Heydrich au Führer au cours d'un déjeuner à la chancellerie où se trouvaient réunis Rudolf Hess, Goering, Himmler, Goebbels et Bormann, «pourquoi ne pas demander demander à la France de les accueillir à Madagascar ou au Portugal de les recevoir en Angola. Ce sont des territoires sous-peuplés.»

Les gouvernements intéressés demandèrent le temps de la réflexion. La guerre survint. Heydrich reprit cette idée après l'occupation de la France, mais cette fois c'étaient les moyen de transports qui manquaient.

Georges Paillard et Claude Rougerie, Reinhard Heydrich, le violoniste de la mort, p.227-229, Fayard 1973
Je ne peux m'empêcher de penser que tout le monde se fiche que les Syriens meurent, tant qu'ils meurent ailleurs, et chez eux serait le mieux, loin des yeux et des caméras. De façon inattendue, j'ai l'impression qu'il n'y a guère que Merkel que cela émeuve. (Et les pays d'Europe de l'Est qui découvrent soudain que l'Union Européenne, ce n'est pas que des subventions à recevoir, mais aussi des devoirs à remplir, des notions juridiques à respecter…)

Et maintenant Donald Trump candidat républicain… Cela faisait des mois que je le voyais "monter" sur FB via mes contacts américains, et chaque fois que j'ai posé la question: «Mais que se passera-t-il si…», j'ai eu droit à: «Mais non, ne t'inquiète pas, c'est comme Marine, elle est au second tour mais elle ne passe pas.»
Ne pas m'inquiéter? Mais enfin, que ces deux-là soient élus ou pas, c'est tout de même bigrement traumatisant qu'ils soient considérés comme des options envisageables par une partie de leurs concitoyens respectifs.
Cela n'affole-t-il vraiment que moi? Qu'avons-nous raté, que pouvons-nous améliorer, cela n'intéresse-t-il personne?
Pourrait-on se bouger avant qu'il n'arrive une catastrophe quelconque? (Trump-Poutine, le casting de cauchemar.)


Notes
1 : car les billets sont ouverts avec deux trois mots-clés chaque jour mais je n'ai pas le temps de les rédiger — indication précise du nombre d'heures où je n'avais rien à faire dans les années passées.
2 : cette phrase étrange et de mauvais goût au cas où l'on viendrait m'opposer le récurrent «ce n'est pas comparable» (même si sur mes blogs, c'est peu probable). Non, ce n'est pas comparable aujourd'hui, quand on sait ce qui s'est passé après 1939, mais c'est tout à fait comparable si l'on se place en 1939.
3 : Ne jamais oublier que la définition juridique nazie du juif était religieuse et non raciale (tant ce concept est insaisissable: une reconnaissance par l'absurde que la race n'est pas un critère définissable de façon certaine) cf Raul Hilberg.
4 : Ehahu ben Ellisar, La diplomatie du Troisième Reich et les Juifs, (1969)
5 : Le Monde, 27 décembre 1969
6 : L'Aurore, J.-L. G…, 8 janvier 1970