Ce matin j'ai oublié mon téléphone. Dans l'après-midi j'ai prévenu A. que j'allais à l'aviron le soir et que je rentrerais vers neuf heures.

Elle ouvre la porte tandis que je gare la voiture devant la maison à dix heures vingt :
— Je commençais à m'inquiéter. Je vais prévenir papa que tu es arrivée.
— ?? Pourquoi, il a appelé ?
— Non, mais comme tu n'arrivais pas, je lui ai envoyé un sms pour savoir à partir de quand m'inquiéter.
— Et qu'est-ce qu'il t'a répondu ?
— Il m'a dit de manger si j'avais faim et de me coucher comme d'habitude.

Je constate avec satisfaction qu'il a appliqué notre vieille règle : ne pas attendre en se rongeant les sangs mais vivre, business as usual. C'est un comportement que j'ai mis au point il y a des années, au début de notre mariage, avant l'existence du portable (le portable n'a pas tant changé la situation, car dans notre famille le portable personnel (as opposed to professionnel) est le plus souvent en mode silencieux, il sert à appeler, rarement à être appelé) H. m'appelait vers huit heures pour me dire : « il me reste un document à imprimer et j'arrive » et trois heures plus tard il n'était pas là. Nous habitions Aubervilliers, il y avait toute la région parisienne à traverser. Je tournais en rond dans la cuisine en essayant d'établir les démarches les plus rationnelles : appeler ses parents ou le commissariat ? Mais quel commissariat (en utilisant le 12, les renseignements: pas d'internet; rappelez-vous, la vie avant internet)? ou les hôpitaux? Mais je ne les connaissais pas non plus.

J'ai un souvenir précis de l'accident du mont St Odile. J'écoutais la radio dans la cuisine, un avion a disparu dans la brume, il ne répond plus, où est-il, des flashs d'information pour dire que l'on ne savait rien jusqu'à la découverte de débris, cela a pris des heures, et pendant ce temps-là, j'attendais H.
Chez nous, «yapluka imprimer» a pris le sens de «cela va prendre une durée indéterminée, mais plus longue que tes pires cauchemars» (qui se souvient des impressions postcript sur Windows?)

J'ai peu à peu mis au point une méthode pour lutter contre l'inquiétude, la panique, la tendance à dramatiser: ne pas attendre, dîner de mon côté, faire ce que j'avais à faire, dormir.
Je sais que j'ai choqué ma belle-mère certains soirs où mes beaux-parents étaient à la maison: comment, je n'attendais pas son fils?
Mais combien de soirées a-t-elle attendu angoissée?