Quasiment fini la liasse fiscale. Je vais avoir clôturé les comptes en une journée. Il faut que je quitte ce boulot, il est devenu trop facile.

Cet après-midi, rencontré par l'intermédiaire d'A-C un consultant. Il est parti du principe que je voulais faire du consulting (ce qui est faux (non je ne veux pas parler de matrice SWOT. C'est ce que j'ai fui toute ma vie)) et m'a donné de bons conseils (c'est sympa de sa part, il a vraiment pris sur son temps par amitié pour A-C. Cela me fait plaisir de voir qu'il y a encore des gens capables de faire cela). Il propose du "management de transition" pour donner une teinte moins monolithique à mon CV (de l'assurance, rien que de l'assurance…) Pas bête. Je ne vois pas trop comment faire cela en étant en poste (le management de transition, c'est urgent par définition, pas question d'attendre trois mois de préavis que le candidat se libère), mais pas bête.

Levallois-Perret. Vent glacial. Cela faisait longtemps que je n'étais pas venue à Levallois-Perret.

J'ai abandonné le livre d'anthropologie chrétienne pour La jeunesse de Pouchkine. La faute à Markowicz qui a publié ceci sur FB hier ou avant-hier :
Mémoire d’Efim Etkind.
« Mémoire des souvenirs »
Chronique I.

Il aurait eu cent ans aujourd’hui. Mon maître, Efim Grigoriévitch Etkind. J’ai parlé de lui, je crois, assez souvent, depuis que je suis sur FB, je ne sais jamais si je peux répéter, si je dois recommencer à redire. Je sais que, d’une façon ou d’une autre, je lui dois tout.
J’aurais voulu parler de ça avec Sonia Wieder Atherton, — enfin, nous n’avons pas vraiment besoin, je crois, d’en parler, parce que nous comprenons sans mettre des mots dessus, — qu’est-ce que c’est, pour un musicien, un maître ? —Pour elle, Natalia Chakhovskaïa, dont elle est partie suivre l’enseignement à Moscou, alors qu’elle aurait pu très tranquillement, j’allais dire comme tout le monde, faire une brillante carrière sans ça. Mais voilà, la musique se transmet par affinités électives, de génération en génération. Est-ce pareil pour l’écriture ? Je ne le pense pas. J’ai l’impression que chaque écrivain se forme lui-même, avec ses lectures, évidemment, avec des amitiés, bien sûr, mais pas de maître à disciple. Les traducteurs non plus, bien sûr, — du moins en France.
Mais, je l’ai dit et je le redis, je ne suis pas un traducteur français. J’écris en français, je traduis en français mais je suis un traducteur russe, et si je suis fier de quelque chose de ma vie, c’est au moins d’une chose, d’appartenir à la tradition de la traduction russe, d’être formé par l’école russe — et, cette école russe, pour moi, c’était Efim Etkind. —

Imaginez ce que c’est, pour un adolescent, de le voir arriver, lui, ce colosse (il était grand et très costaud), et de voir qu’il travaillait avec moi. Qu’il me prenait au sérieux. Non, — qu’il voyait en moi quelque chose que, moi, je ne voyais pas du tout, quelque chose dont je ne savais pas ce que ça pouvait exister. Quelqu’un qui me faisait travailler inlassablement, recommencer, recommencer, qui me faisait lire, — qui m’apprenait à lire. Et sans jamais parler des sentiments, des émotions. En parlant toujours de la structure.

Tout ce que je sais de lui, je ne le sais pas seulement de ses livres, — ou, là encore, essentiellement pas de ses livres, mais de ses récits, — parce que, la plupart du temps, ses livres, je les avais écoutés, de chapitre en chapitre, en désordre, à la maison, chez mes parents, dans ma chambre à Deuil-la-Barre (Val d’Oise) — lui dans le fauteuil, moi, à côté, sur le lit, ou bien chez lui, à Suresnes. — J’ai su ainsi que, lui aussi, il avait appris tout jeune. Mais déjà, dans sa famille, son père et sa mère avaient voulu éduquer leurs enfants en trois langues (en plus du yiddish, qu’il parlait aussi) — bien sûr en russe, mais aussi, et en même temps, en français et en allemand. Il parlait ces trois langues aussi bien les unes que les autres. Nous n’avons jamais parlé qu’en français. Il ne m’a jamais dit un mot de russe — je veux dire, dans une conversation. Evidemment, jusqu’en 1974, il n’était jamais venu en France, tous les visas lui avaient été refusés. Et s’il était venu en Allemagne et en Autriche, c’était parce qu’il était un officier de l’Armée rouge. — Il avait fait la guerre (engagé volontaire, — il aurait pu ne pas la faire, parce qu’il était très myope), justement, en tant que traducteur de l’allemand, et vers l’allemand. Il me racontait comment il composait des chansons parodiques à partir des chansons de variétés de l’époque, et les répandait, par des tracts, et, surtout, la nuit, en rampant jusqu’à cent deux cents mètres des tranchées allemandes, et il parlait dans un mégaphone… toute la nuit, pour démoraliser les soldats. Plus tard, j’ai compris réellement ce que ça signifiait — et combien de gens comme lui se sont fait tuer, en première ligne, comme ça. Mais il ne parlait pas trop de ça. Il avait fait la guerre, il avait vu la mort en face, et très souvent, mais ce n’était pas un sujet de conversation. C’était juste un fait dans sa biographie. — Et puis, un jour, j’avais, par pure inattention (comme ça m’arrive toujours), fait carrément un contresens dans un poème de Pouchkine qu’il m’avait proposé de traduire. Et là, en souriant, il m’a dit que, bon, c’était très grave, mais ce n’était pas mortel. Mais que, pour lui, la traduction était quelque chose qui touchait à la vie et à la mort, et il m’a raconté que, pendant la guerre, dans sa division, un autre traducteur, un jour, avait, comme moi, commis une bévue — il était épuisé, sans doute. Ils avaient saisi des documents sur un officier allemand, et, dans ces documents, il était écrit que telle batterie de canons se trouvait disposée à tel endroit. Et lui, ce traducteur, avait traduit qu’il n’y avait pas de batterie à cet endroit. — Sur la foi de cette négation, le général de division avait lancé une attaque massive, puisqu’il n’y avait pas de canons. L’attaque s’est avérée être un massacre — qui aurait dû être évité. Le traducteur avait été fusillé.

Il ne m’a jamais parlé de la responsabilité morale du traducteur envers l’auteur qu’il traduit. Nous n’avons jamais, jamais, parlé de choses comme celle-là. Nous ne parlions que de structures, que de mots précis, que de lectures.

*

Il avait défendu Brodsky (il avait été très proche de Brodsky). En 1968, il y avait eu « l’affaire de la phrase ». — Il avait publié une édition très importante en deux volumes, une anthologie de la traduction poétique en Russie et en URSS. Il avait dit l’évidence, c’est-à-dire que, sous Staline, bien des poètes qui n’étaient pas publiés, traduisaient pour gagner leur vie — ce qui expliquait aussi le niveau exceptionnel des traductions en langue russe. Cette phrase, au moment où le livre était déjà imprimé, avait provoqué un scandale tel, que tout le tirage du livre avait été détruit, et qu’on avait tout réimprimé sans cette phrase. Déjà là, il avait failli être exclu de l’Institut Herzen (où il était le plus brillant des professeurs) et de l’Union des Ecrivains. Et puis, il avait aidé Soljenitsyne (j’en ai parlé, dans « Partages II »). Et puis, il demandait aux gens intellectuels juifs de ne pas émigrer, parce que leur place était en URSS, malgré tous les malgré — et un jour, il a été radié de l’Institut Herzen et convoqué au KGB (je vous la fais courte). Il y est allé, m’a-t-il dit, en survêtement et en bottes, en me demandant si je comprenais pourquoi. Je n’ai pas compris, bien sûr : en survêtement, parce qu’il n’y a pas de ceinture à enlever si on vous arrête. En bottes, parce qu’il n’y a pas de lacets. Et là, son interlocuteur lui a demandé, très poliment, s’il préférait aller à l’est ou bien à l’ouest, mais le plus vite possible. Et là, j’ai parfaitement compris — et vous aussi, j’espère.

Il est venu en France. Je crois que toutes les universités françaises, à titre symbolique, lui avaient offert un poste. Mais il y en avait vraiment un à Nanterre. Et il est devenu professeur chez nous.

*

La lecture, lui, je le disais, il avait commencé à la travailler tout jeune, à quinze, seize ans, auprès de Youri Tynianov. — Là encore, imaginez, tout ce que j’écris aujourd’hui, ce sont des bribes qui me reviennent de quarante ans. Parce que, oui, ça fait quarante ans que je travaille — j’allais dire que je travaille avec lui. Quarante ans. Quand je l’ai connu, il avait l’âge que j’ai aujourd’hui, et, Dieu, comme il me semblait vieux. J’avais son âge à lui quand il s’est présenté à Tynianov. Tynianov, entre mille choses, avait traduit Heine. Et ils lisaient ensemble, visiblement. Et moi, qui, à ma grande honte, ne lis pas l’allemand, je lis et je relis Heine depuis toute ma vie dans les traductions magistrales, magiques, de Tynianov, et celles d’Alexandre Blok. Mais il avait aussi travaillé auprès de Mikhaïl Lozinski… et vous savez qui c’est, Mikhaïl Lozinski ? C’est, entre autres chefs-d’œuvre, l’auteur d’une traduction grandiose, extraordinaire, de la « Divine Comédie ». Que je lis et que je relis.
Parce que c’est ça, aussi, que vous, mes chers lecteurs d’ici, qui ne parlez pas russe, vous ne pouvez pas comprendre— ou plutôt, c’est quelque chose que je ne peux pas vous expliquer. La littérature mondiale, quand je ne lis pas la langue, je la lis en russe. Parce qu’il existe une tradition immense de la traduction en Russie. Une traduction, c’est-à-dire des critères de base, et une école — des écoles, bien sûr, mais, en vrai, une école. Depuis Vassili Joukovski, qui ne distingue pas ses traductions de ses poèmes (et c’est par Joukovski que tous les Russes connaissent Goethe, Schiller et Byron, et qu’ils lisent « L’Odyssée » — évidemment en hexamètres dactyliques, comme dans l’original). Et Nikolaï Gnéditch, qui consacre sa vie à traduire « L’Iliade ». Et puis, ensuite, la grande école de la première moitié du XXe siècle : Blok, justement, mais aussi Pasternak, mais aussi Zabolotski, et Arséni Tarkovski, et d’autres noms, majeurs, que vous ne connaissez pas, comme Sémione Lipkine, et Lozinski, et des dizaines et des dizaines d’autres. Et donc, quand Efim Grigoriévitch m’a ouvert sa bibliothèque (des dizaines de milliers de livres), j’ai lu et lu et lu et lu. En russe.

Il a été l’élève des plus grands formalistes russes. De ces gens qui ont révolutionné les études littéraires, — et pas que les études littéraires, bien sûr. Chklovski, oui, Tynianov, Eikhenbaum, et d’autres, comme Viktor Jirmounski. Chercher la structure, ne jamais séparer la forme et le fond. Etudier le texte en tant que tel, mais ne pas le séparer de ses contextes, de tous les contextes possibles, — de sa mémoire : Etkind, en rigolant, m’a dit qu’il appelait ça « le structuralisme à visage humain », en parlant d’un grand ami à lui, un autre grand grand savant, Youri Lotman. Et ne jamais parler des sentiments, mais toujours, concrètement, des mots, des sons, de la construction. Traduire, ainsi, c’est rendre une structure par une structure. Et ne jamais rien séparer…

Et puis, comment voulez-vous que je vous parle de l’émerveillement que j’éprouvais, moi, et que j’éprouve encore, quand je l’ai entendu lire ce poème de Blok, « Ravenne »… Je ne peux rien vous traduire, là, parce que rien n’est traduisible, ni le poème ni l’analyse, mais de le voir décomposer la structure par trois, — pas « la » structure — « les structures », parce que, naturellement, il y a plusieurs niveaux de lecture de la construction, du plus large au plus restreint, — parce que ce poème est écrit comme un hymne à la « nouvelle vie » de Dante. Et de voir comment, par exemple, il faisait attention aux sons, au « n »…

VSIO chto miNOUTno, VSIO chto BRENno,
PokharaNIla TY v véKAKH.
TY kak mlaDEnets SPICH, RaVENNa,
Ou SONNoï VETCHnasti v rouKHAK…

C’est la première strophe…

Tout ce qui [tient] de la minute, tout ce qui est mortel,
Tu l’as enterré dans les siècles.
Tu, comme un bambin, dors, Ravenne
[Dans les bras] de la somnolente éternité.

« miNOUtno, BRENNo, RaVENNA, SONnoï (somnolente). Et, me disait-il, tu comprends bien, n’est-ce pas, ce que ça signifie, de commencer à contre-temps ? — Parce que, oui, le poème est écrit en « iambes », c’est-à-dire que l’accent est sur la deuxième syllabe, il ne peut pas être sur une position paire, et là.. tout le début est sur la première syllabe… Et oui, j’entendais, oui, je comprenais. Son amour d’Alexandre Blok, je le garde en moi, j’en porte la mémoire.

*

Le grand thème de la poésie russe, me montrait-il, au XXe siècle, c’est la mémoire. Il était la mémoire incarnée. Il avait connu tout le monde — depuis les années trente. Il connaissait par cœur des centaines, — réellement des centaines — de poèmes, en français, en allemand, en russe. Il les gardait, il les disait, parfois, pour me faire entendre. J’ai entendu Akhmatova par lui — et tous les autres. Et puis, c’est lui, quand même, qui a publié les « Conversations d’Anna Akhmatova avec Lidia Tchoukovskaïa ». Il les a publiées en russe, bien sûr. De cette publication, je me souviens comme si c’était hier.

J’étais chez les Etkind en été, ils venaient d’acheter une maison de campagne à Yvignac, en Bretagne. Il n’y avait pas de portable à l’époque, vous imaginez bien, et même pas de téléphone direct entre la France et l’URSS. Il fallait commander la conversation et attendre. Et, lui, en relisant les épreuves, et en particulier les poèmes d’Akhmatova cités par Lidia Tchoukovskaïa, il me disait qu’il connaissait des variantes différentes — jamais très importantes, un mot, une virgule, mais, enfin, il voulait être sûr. Parce que Viktor Jirmounski, dans l’édition qu’il avait faite des œuvres d’Akhmatova, les avait publiées d’une certaine façon, et elle, Lidia Kornéïevna (elle était la fille de Korneï Tchoukovski), elle disait autre chose. Ils sont restés au téléphone pendant trois heures, à parler de virgules et de tirets, et de l’intonation que ces virgules donnaient, ou ne donnaient pas, au texte d’Akhmatova, textes que, de toute façon, elle n’écrivait pas, puisqu’elle les donnait à apprendre par cœur, en particulier à Lidia Tchoukovskaïa. Cette conversation tranquille reste une des souvenirs les plus merveilleux de ma vie : malgré tous les KGB du monde, d’un bout de l’Europe à l’autre, eux, ils étaient là, et ils parlaient de vers… Et là, réellement, j’ai aimé l’expression française : « savoir par cœur ». Oui, ils savaient par le cœur.

Je voudrais, pour aujourd’hui, terminer sur cela : le savez-vous que, quand vous lisez Vie et destin de Vassili Grossman, vous le lisez grâce à Efim Etkind ? — C’est lui, et son ami Simon Markish (le fils de Peretz Markish), qui ont reçu le manuscrit du grand roman qui avait été arrêté par le KGB — oui, le roman avait été arrêté, pas son auteur : arrêté, toutes les copies, tous les brouillons, même les buvards. Tout avait été emporté. Quand Grossmann avait demandé audience à Khrouchtchev, il avait été reçu par Souslov, qui lui avait dit : « Votre roman ne sera pas publié avant deux cents trois cents ans. » Grossman avait développé un cancer, il était mort deux ans plus tard — comme Pasternak avait développé un cancer foudroyant et était mort après l’affaire « Jivago ». Il se trouve qu’il avait, à tout hasard, confié un exemplaire du manuscrit à son ami Sémione Lipkine (sur lequel je reviendrai), et que Lipkine l’a fait parvenir à Sakharov, et c’est visiblement, par Sakharov et aussi Vladimir Voïnovitch (mais ne me demandez pas comment, je ne sais pas) qu’Etkind a reçu les deux microfilms du roman. Simon Markish et lui les ont déchiffrés, page à page, mot à mot, et publiés, en 1980, chez l’Age d’Homme, parce que c’est l’Age d’Homme qui publiait, au même moment, notre Pouchkine… Etkind avait trouvé le temps d’établir le texte. De ça, je me souviens. Je me souviens de son sourire quand il nous en parlait à table — du choc, aussi, qu’il avait eu en découvrant les premières pages. Je me souviens d’avoir reçu l’un des premiers exemplaires, en tout petits caractères… Je découvrais Grossman.

Je me souviens de bien d’autres choses — mais, là, déjà, je suis beaucoup trop long. Je reprendrai plus tard.
Brodsky, Grossman. Ça me donne envie de pleurer.