Comme il y aura des actes de colloques et que Cerisy est payant je ne publie pas de notes. Je me spécialise donc dans l'anecdote.

Durant le petit déjeuner, Miriam raconte une tradition espagnole de la St Sylvestre: quelques minutes avant minuit, les cloches sonnent (pour se préparer), chacun à douze grains de raisin dans son assiette, et lors du compte à rebours, les douze secondes précédentes, on engouffre dans sa bouche un grain de raisin par seconde sans le mâcher, puis à minuit il faut tout avaler sans laisser s'échapper un seul grain de raisin, sous peine d'avoir de la malchance toute l'année.
Fin 2021, l'amie (non espagnole et inconsciente) chargée d'amener des grains en a apporté des énormes et Miriam en a laissé échapper cinq.
Aussitôt, nous comprenons pourquoi elle a eu des draps humides hier et qu'aujourd'hui il pleut.

Après le petit déjeuner et en attendant la première séance, je rejoins quelques intervenantes sur le pont-levis (qui n'a jamais été un pont-levis) devant la porte1. Elles étaient là lors du colloque précédent il y a vingt ans2 et racontent drôlement comment l'une de leurs amies avait caché la cloche du goûter (qui n'est pas celle du clocheton mais une jolie cloche à main) dans une potiche, quasi sans y penser. Cette blague innocente et quasi-inconsciente (la coupable m'a avoué «je l'avais fait sans y penser, la potiche était là, j'y avais mis la cloche, elle n'était pas vraiment cachée) avait provoqué une grande effervescence pour ne pas dire colère. (Je suis très fière de connaître la coupable de cette blague potache, dont le nom n'a jamais été dévoilé).

Première communication (dans la bibliothèque). Séance de questions-réponses. Les trois premiers à parler sont soit les organisateurs soit une ancienne organisatrice, tous contre la communication qui vient d'être donnée. Comme c'est très technique (jargon de la critique littéraire, catégories linguistiques et stylistiques, problèmes de définition), il est difficile pour moi de juger du bien-fondé des reproches adressés à l'intervenant3, mais je suis choquée par l'unanimité des trois voix. Le président de séance a tenté une défense après les deux premiers contradicteurs («A la décharge de xx, je voudrais dire que…») mais il s'est fait couper la parole par le troisième qui a accentué la charge. Puis est venue une remarque «il y a d'autres questions? Les derniers rangs n'interviennent pas beaucoup» et j'ai failli être sarcastique: que pourraient dire les amateurs (les derniers rangs) après de telles interventions?

A la pause, la révolte gronde parmi nous, les auditeurs libres sorties prendre l'air sur le pont-levis. Je m'informe du ressenti de mes compagnes, il est le même que le mien. Quand passe l'un des organisateurs, je mets les pieds dans le plat en m'étonnant de l'agressivité des remarques post-communication.
«— Ah bon, vous trouvez cela agressif? Je vous assure que ça ne l'est pas, ce ne sont que nos traditions universitaires.
— Mais justement, je pensais que Cerisy vous permettait (vous, universitaires) d'échapper à cela quelques jours.
(Une des auditrices utilise même les mots de «règlement de comptes»).

Je suis embarrassée lorsque l'organisateur introduit la prochaine communication en faisant part de notre discussion, mais j'ai malgré tout l'impression que les échanges suivants sont plus sereins.

Plus tard, la plus ancienne des auditrices (92 ans), qui vient ici chaque année depuis un demi-siècle au moins et était au collège avec une sœur d'Edith, se plaindra que les intervenants parlent trop vite et qu'elle ne comprend pas tout.
— C'est parce qu'ils lisent. Ils essaient de tout dire dans le temps imparti et c'est pour cela qu'ils parlent très vite.
— Mais pourquoi font-ils cela? Ils ne lisaient pas avant.
Je suis désolée pour elle, mais que dire? Il faudrait faire le deuil d'une partie de son travail, accepter de ne pas tout dire. Or les intervenants parlent devant leurs pairs, ils sont jugés, et pour certains, les plus jeunes, cela peut être décisif pour leur carrière future.

Pendant ce temps se poursuit le colloque Claude Cahun qui paraît encore plus houleux, dans la mesure où il aborde le thème du genre, confrontant de vieux (comprendre: historiques) surréalistes et féministes à une génération tendant vers le wokisme4.
A déjeuner, la jeune Espagnole, qui étudie à Venise et suit le colloque de Cahun, qui comprend le français mais parle en anglais, me confie son étonnement: «je ne comprends pas, les gens ne prennent pas la parole pour poser une question mais pour donner leur point de vue et faire une seconde conférence».
Elle me fait rire de bon cœur: «c'est vrai. Ce n'est pas comme ça en Italie? Je pensais que c'était toujours comme ça dans les colloques.
— Non. C'est impoli, n'est-ce pas?
— Oui, tout à fait. (traduction simultanée d'une conversation simplifiée par le bruit et le souci d'utiliser des mots simples dans une langue étrangère à nous deux).

Décidément, ces colloques donnent une furieuse envie d'une description à la manière de Balzac ou de David Lodge. (Le pastiche m'a toujours fascinée, mais je n'ai pas le courage d'essayer. Trop de travail (là aussi un trait décrit par Balzac: les gens avec des désirs mais qui ne travaillent pas pour les atteindre. Ce que dit également Proust. Peut-être que tous ceux qui travaillent beaucoup disent cela)).

Après le repas, traditionnelles photos (en noir et blanc) des colloques et «bibliothèque éphémère» qui permet de feuilleter les livres vendus à Cerisy… et de les commander. A ma grande surprise, H. en choisit trois, ce qui me permet d'en prendre autant en toute bonne conscience.

L'inconvénient de ces interludes (hier la visite, aujourd'hui la photo et la bibliothèque) est qu'elle raccourcit le temps pour les communications (d'environ quarante minutes chacune). Or il y en a trois, ce qui est inhabituel: la tradition est d'en faire deux, pour laisser davantage de temps pour les échanges. Sans doute aurait-il fallu prévoir huit ou dix jours et non pas six. Sans doute est-ce aussi l'une des raisons de la précipitation des communications.

Tout cela peut paraître très négatif, mais en réalité c'est très intéressant et amical. Nous nous sommes liés d'amitié avec un autre couple dans un configuration quasi identique à la nôtre (elle française intervient dans le colloque Cahun, lui américain l'accompagne et télétravaille). Ils vivent actuellement à Rome mais déménagent la semaine prochaine à Paris. Nous papotons également avec Miriam, espagnole à Venise, et Cristiana, italienne, toutes les deux au colloque Cahun, et Eve (Cahun aussi et à l'origine de débats houleux), française à Oxford. Il y a effectivement une proximité plus grande avec les Cahun: c'est que les Balzaciens sont intimidants et tendent à parler entre eux. C'est le cas pour tout colloque sur un grand écrivain, nous dit Edith, comme Proust ou Duras: les spécialistes du monde entier ont l'occasion de se rencontrer et en profitent. C'est légitime.

Mousse au chocolat.

Le soir, dans le grenier, lecture surréaliste par un acteur: dialogue imaginaire entre Birot (PAB) et Claude Cahun, reprenant des textes de l'un et de l'autre.
En apparté, l'acteur nous raconte que Giraudoux, arrivant devant l'affiche annonçant La Guerre de Troie, entra en colère. Le directeur du théâtre fit ajouter une bande en travers: «n'aura pas lieu».
Moralité, il n'y eut personne à la première ce soir là.

Puis quelques tours de tournantes au ping-pong à la cave avec une poignée de Balzaciens (les plus jeunes mais pas que).



Note
1: La fonction de ce pont a été théorisée par un anthropologue qui a photographié et analysé les groupes en circulation devant la porte: lieu de rencontre exemplaire, passage obligé, hauteur idéale du parapet pour se poser et poser ses fesses (je confirme), possibilité d'éviter certaines personnes ou au contraire prendre leur suite à l'appel des repas pour être assis proche ou loin d'elles.

2: Il y a eu deux précédents colloques Balzac, en 1980 et 2000. Celui-ci aurait dû se tenir en 2020 mais évidemment a été décalé par le confinement. Cela a mené l'un des organisateurs à commenter: «nous laissons aux suivants la difficile tâche de déterminer si le colloque suivant devra se tenir en 2040 ou 2042»).

3: Se souvenir: ne pas parler de Balzac et de psychologie sans citer Paul Bourget. Je ne sais plus de quel passage il s'agit. J'ai trouvé au moins cela sur google:
Balzac n'a pas écrit un seul roman à thèse. Son oeuvre tout entière n'est qu'un immense roman à idées. La différence est radicale. Le romancier à thèse est celui qui part d'une conviction à priori et qui organise sa fable en vu d'une démonstration ; le romancier à idées est celui qui part de l'observation, et qui par delà les faits dégage les causes. […] C'est dire que tout grand roman devient par définition un roman social. L'analyse psychologique est le procédé par excellence pour ce dégagement de vérités profondes. On ne saurait trop désirer que les romanciers contemporains pratiquent ainsi leur art. Ce dont la France actuelle a le plus besoin, c'est d'éducateurs de sa pensée, je n'ai pas dit de sermonneurs. La prédication n'a rien à voir avec la littérature d'imagination. Mais cette littérature […] a le droit, disons mieux, le devoir, de suggérer des hypothèses sur les faits humains qu'elle a enregistrés. Ces hypothèses elles-mêmes sont des suggestions pour le lecteur à qui elles apprennent à mieux se comprendre et à mieux comprendre son pays. Voilà notre service à nous.
«Note sur le roman français en 1921», Nouvelles pages de critique et de doctrine, Paris, Plon-Nourrit, 1922, p.130
4: Pour parler vite et simplifier: j'utilise le terme pour sa contemporanéité, sans en reprendre la connotation souvent négative en France, surtout chez les vieux birbes dont je tends à être.