Lorsque j'ai eu JM au téléphone fin juillet (j'étais en train de boire une Guinness en catimini avant de reprendre le RER, histoire d'oublier la chaleur), nous sommes tombés d'accord sur un point : nous étions tout de même très nuls. Nous avions réussi à ne pas nous contacter, ni par mail, ni par téléphone, depuis janvier, depuis la traditionnelle présentation des v?ux des pontes de notre société, v?ux si arrosés que j'avais dormi chez JM plutôt qu'affronté la corvée du retour chez moi (et le lendemain, promenade tranquille jusqu'au bureau dans Paris hivernal qui s'éveille, dans les vêtements de la veille dans lesquels j'avais dormi).

J'ai vidé la batterie de mon téléphone avec JM et nous avons déjeuné ensemble le lendemain.
JM travaillait avec moi dans une petite filiale partagée entre deux grosses sociétés, l'une des sociétés en a racheté toutes les parts, nous sommes devenus salariés de l'autre, dans un service où nous avons été très malheureux, où il est encore très malheureux (j'ai changé de poste et de service au bout de deux ans, le temps de faire le deuil de notre filiale d'origine très aimée). JM, c'est le collègue avec qui j'allais boire une Guinness en terrasse dès qu'il faisait beau, en regardant et commentant les passant(e)s. Quand il a acheté sa moto il est devenu pénible, plus de Guinness : il fallait des cafés qui permissent de surveiller la bécane… heureusement, son inquiétude n'a duré qu'un temps. Je fume les mêmes cigarettes que lui, pour la bonne raison que lorsque j'ai commencé à fumer, c'est à lui que je taxais des cigarettes. Nous nous voyons peu désormais, étant sur des sites éloignés, et nous ne pensons pas à nous téléphoner, assurés que nous sommes de nous croiser à l'occasion.

Lorsque nous nous sommes revus en juillet, nous avons (naturellement, car que faire d'autre?) parlé du passé (de mes anciens collègues, donc de ses actuels collègues), du futur, nous avons médit, un peu bu, beaucoup ri. Il m'a fait de la peine, aussi. Il a constaté:
— Donc pour toi, tout va bien?
— Oui, touchons du bois, je ne sais pas combien de temps ça durera, mais pour l'instant ça va, ça n'a même jamais été aussi bien. Comme disait je ne sais plus qui, je ne sais pas ce que nous avons fait dans une vie précédente, mais nous avons dû être des chics types pour avoir autant de chance.
Il a ri (son rire est célèbre) et répondu :
— Je ne sais pas ce que j'ai fait dans une vie précédente, mais j'ai dû faire de sacrées crasses!
Je me suis moralement mordu la langue et promis de ne plus jamais utiliser cette phrase idiote, en sachant bien à quoi il faisait allusion: ses quarante ans passés, sa solitude affective et ses désillusions professionnelles. Toujours la même interrogation devant certaines personnes adorables: pourquoi sont-ce justement elles qui sont seules, et en souffrent?
Il partait en vacances en moto au mois d'août.

Hier, Céline m'a laissé un message : JM est à l'hôpital. "Le cœur ou la moto?", me demandé-je en l'appelant. (JM a une malformation cardiaque). Crise cardiaque, œdème pulmonaire, coma artificiel, loin de Paris parce que ça lui est arrivé en vacances et qu'il est intransportable.

Je déteste ce sentiment d'impuissance et d'absurdité, cet éternel pourquoi.