Que de boue…
Les remorques stationnent dans un champ détrempé, creusé par les tracteurs qui les y amènent. Note pour l'année prochaine: venir en bottes.

Nous avons rendez-vous à dix heures et demie pour remonter les bateaux.




Clé de 10, clé de 13, descendre les coques de la remorque (nous les filles sommes bien trop petites, quatre étages de bateaux), les mettre sur tréteaux, resolidariser les huits qui ont été coupés pour le transport (deux tiers un tiers, un quart trois quart, j'ai appris la semaine dernière que tous les huits n'étaient pas coupés à l'identique), remonter les portants, régler les hauteurs et les barres de pied.
Nous tranportons nos seize pelles au ponton, il n'y a plus qu'à attendre: nous courons dans la deuxième manche, à trois heures et demie.

Nous rentrons au chaud dans le club house. Sandwich, pâtes, tarte. Je contemple par la fenêtre les huits qui montent au départ. Comme le canal est étroit, tous les bateaux montent d'abord, les derniers à courir en premier pour être le plus au fond. Quand tous les concurrents sont arrivés, ils prennent le départ deux à deux en ordre inverse, les derniers arrivés les premiers à partir (méthode lifo en comptabilité: last in, first out).
C'est une méthode qui assure la sécurité (tous les bateaux vont dans le même sens, pas de croisement) mais qui fait que les derniers à courir ont froid très longtemps puisqu'ils sont les premiers à atteindre le départ et les derniers à le prendre.

Je contemple au chaud de la fenêtre les huits sous la pluie, dans le vent. Il y a énormément de vent qui creuse des vagues sur le canal, il pleut à verse. C'est long. Nous discutons, papotons, entre filles, avec l'équipage des garçons. Il faut tromper le stress, l'attente, il faut donner des consignes au barreur, ne pas se déconcentrer, ne pas s'engourdir ni se ramollir parce que dans quelques minutes, une heure, ce sera notre tour de sortir dans le vent et la pluie pour ramer cinq kilomètre, vingt-deux, vingt-cinq minutes. Je suis à la nage, la responsabilité est la mienne.

Je contemple le canal, j'ai peur de louper l'appel, j'appréhende de porter le bateau du champ jusque sur le ponton. Je vois des huits apponter, je ne comprends pas, la course a-t-elle eu lieu, des bateaux sont-ils passés? je n'ai rien vu, pas entendu de cris d'encouragement, ai-je perdu la notion du temps à ce point?

Une rumeur court: un huit de jeunes s'est retourné, la première manche est annulée, les bateaux reviennent.
Attente. Une décision doit être prise pour la seconde manche, la nôtre. C'est une lourde décision, des équipages sont venus de Milan, du Canada. Attente, il ne faut pas se déconcentrer malgré le peu d'envie de sortir dans le froid le vent la pluie.
Brouhaha. Annonce en flamand. What? Silence, concentration sur le filet de voix. Annonce en français. C'est annulé pour aujourd'hui.

Confusion. Monter ou démonter les huits, qui est disponible pour courir demain, la course va-t-elle être reportée, fera-t-il meilleur demain? Les organisateurs prendront leur décision à quatre heures.
En attendant, retour dans le champ pour monter les bateaux des Masters qui courent demain: deux doubles et un quatre. Problème de barres de force. Comme s'il avait obtenu satisfaction, le soleil apparaît par moments; le vent s'est calmé à quelques bourrasques près.

Il fait froid, tout est mouillé. Note pour l'année prochaine: prévoir beaucoup plus de chaussettes et de sous-pull et sous-vêtements chauds dits "techniques". Quelqu'un me donne le nom d'une marque, Ogarun: «c'est cher mais naturel, et puis fabriqué en France. On peut transpirer, ça ne sent pas mauvais. Ça fait un beau cadeau pour un jeune.»

Quatre heures, la décision tombe: les huits volontaires courront demain, à dix heures trente. Nous devons donner notre réponse, confirmer notre présence. Qui sera là, y a-t-il des rameurs qui repartent avant? Des équipages déclarent forfait car leur remorque repart dès ce soir. Les garçons s'organisent, je déplace la visite guidée de Bruges programmée à neuf heures demain. Je rentre à l'hôtel me réchauffer.

Le soir, nous dînons dans la même brasserie que l'année dernière. Débat sur un pipeline destiné à amener la bière: 5000 litres/heure annonce fièrement la carte. H. ne veut pas y croire: «C'est une blague, il n'y a pas assez de clients pour ce débit.»
Nous aurons l'explication le lendemain: ce n'est pas pour amener, mais emmener la bière qu'a été construit le pipeline. Il s'agit d'une brasserie au sens propre, d'un lieu de production, et le tuyau évite d'utiliser des camions dans le centre historique.

L'un des rameurs est corse et me remplit d'étonnement tant il correspond aux clichés d'Astérix en Corse: «Maintenant que j'ai fini cette demi-dalle, je vais balayer la demi-dalle suivante».
Caroline résume d'un lapidaire: «Ah oui, ça ne te dérange pas de parler pendant que les autres travaillent».