Il fait frais — en fait il fait bon, une vingtaine de degrés. J'ai oublié de dire qu'hier nous avons suivi l'Hudson durant plusieurs miles, c'est un fleuve puissant dès sa source. La région est très verte, très humide. Les maisons sont toujours en bois, comme sur la côte, mais leurs couleurs varient tandis que dans le Massachussets elles étaient grises. Nous avons traversé quelques villes pimpantes (Dalton City, Williamsburg) donnant une vague impression de décors (trop de films vus, décidément. Hier un camion s'est calé derrière nous pour profiter de notre vitesse constante puis s'est arrêté à la même aire que nous: Duel), le reste du temps les maisons sont éloignées les unes des autres. Nous croisons des schoolbuses jaunes et vides et nous nous demandons où ils vont, si éloignés de tout à des heures aléatoires.

Le motel où nous étions hier soir résume mon impression depuis celui de Sandwich: tout est conçu pour les voyageurs au long cours qui ne rentrent pas chez lui. Les chambres (moyenne gamme) proposent un fer à repasser, un frigo (et un seau à glaçons — mais la vie sans glace leur est inconcevable), un radio-réveil, un four à micro, une télé, une cafetière, mais le tout utilitaire, pratique, pas spécialement moderne, donnant parfois l'impression qu'il s'agit de l'ameublement de seconde main d'une maison secondaire aménagée avec les appareils un peu usés qui finisse leur vie ici tandis qu'ils sont remplacés par des neufs dans la maison principale. Sur fond de moquette brun rouge et de papier peint uni ou à fleurs, tout cela est curieusement chaleureux, ni intime ni impersonnel, bienveillant.
D'autre part les motels proposent des machines à laver en libre service. Il semble acquis que vous pouvez vivre dans votre chambre quelques jours, y faire la cuisine (au micro-ondes), votre lessive, repasser, etc.

Le ciel est blanc. Il est 10h23. Il pleut depuis le matin, adieu tongs, basketts pour tout le monde. Je retourne à l'écriture des billets en retard (trois, il me semble). En face de nous un bouchon impressionnant est en train de se former (plusieurs miles), nous avançons en croisant les véhicules qui vont se prendre dans la nasse. Impossible de les prévenir. N'écoutent-ils pas la radio?
La faune change, marécages, roseaux, les arbres sont moins haut. Premiers "vrais" champs cultivés (je veux dire d'une taille conséquente, et non coincés entre deux forêts), maïs et sans doute céréales. Pas de bétail. Depuis un moment déjà, à mon grand bonheur, les granges sont rouges.

Nous réservons sur une aire d'autoroute une visite organisée des chutes pour l'après-midi: quatre heures de promenade. L'intérêt à priori est d'avoir des billets coupe-file pour échapper à une foule grouillante (en réalité nous aurons beaucoup de chance: où sont passés les gens, il y avait peu de monde) et des explications. Nous devrions être en groupe de vingt maximum, nous ne serons que cinq, ce qui fait que cela se transformera en visite personnalisée.

J'admirerai la progression dans l'élaboration de la visite: d'abord les gorges en aval des chutes, où l'eau atteint plus de 60 km/h (j'y vais prudemment avec les chiffres, car entre le fait que je ne les comprends pas avec suffisamment de sûreté et le fait qu'il faut convertir mentalement des miles en kilomètres, puis se souvenir du tout, j'ai toujours peur d'exagérer). Ici se trouvent les rapides les plus rapides du monde. Le lit fait ensuite un coude de cent trente cins degrés et à l'endroit du coude l'eau a creusé une vaste piscine circulaire appelé "the whirpool": la vitesse de l'eau, sa température et le changement de direction produisent à cet endroit deux courants circulaires en sens opposé, très dangereux.





Sur la rive canadienne, un téléphérique permet de passer au-dessus de cette marmite infernale à l'air paisible.
Plus bas, l'eau rejoint le lac Ontario, puis le Saint-Laurent, qui représente vingt pour cent des réserves d'eau douce du monde. Ensuite les îles en amont de la chute: île de la chèvre et îles des trois sœurs. L'eau qui arrive du lac Erié se sépare ici, vingt pour cent passe du côté américain et quatre vingts du côté canadien, où la falaise est en forme de fer à cheval.
Nous ne voyons plus la rivière dans son état naturel, nous ne voyons que trente à cinquante pour cent de l'eau qui devrait couler ici: le reste est détourné dans des turbines souterraines, des côtés américain et canadien, pour produire, en ce qui concerne le côté américain, neuf mégawatts (gigantesque statue de Telsa sur l'île, devant l'arc de triomphe qui rest de la première usine installée ici au dix-neuf siècles). La quantité d'eau prélevée varie entre le jour et la nuit, l'été et l'hiver: en un mot, il en est prélevé davantage quand il y a moins de touristes. De même, l'eau est rejetée loin en aval, où sont installées les centrales hydrauliques, de manière à ne pas abîmer le site.

La falaise est composée d'une couche meuble et d'une couche plus dure, par-dessus, ce qui fait que l'eau creuse d'abord la couche meuble, créant une caverne, jusqu'à ce que le toit de cette caverne s'effondre. Lorsque toute l'eau se déversait, la falaise reculait ainsi d'un mètre cinquante (five to six feet) tous les ans, maintenant, avec les prélèvements d'eau, c'est plutôt trente centimètres (one foot). Dans les années soixante, un rocher de deux cents tonnes s'est ainsi effondré du côté américain, et les ingénieurs de l'armée sont venus dégager les rochers et reconstituer l'angle droit de la falaise afin que l'aspect spectaculaire de la chute ne soit pas affecté (je n'arrive pas à imaginer comment il est possible de travailler au-dessous d'une eau aussi puissante. Voilà une expérience qui doit être riche d'enseignements). C'est également l'armée qui à cette occasion a établi certains des ponts entre les îles.

Le parc sur les îles a été aménagé par le même architecte que celui de Central Park qui a voulu en préserver l'aspect naturel, et les abords sont peu abîmés. Il s'agit ici du plus vieux parc naturel (zone protégée) des Etats-Unis créé en 1887 (? à vérifier) par expropriation des propriétaires privés qui possédaient les terrains le long de la rivière et faisaient payer les visiteurs pour la vue.
Cela explique l'aspect très différent des rives américaine et canadienne: au Canada les immeubles sont construits (presque) au bord de la rive. La brume d'eau est si dense qu'elle s'élève jusqu'à moitié de leur hauteur.
Le guide nous a déposé au nord du parc et laissé vingt minutes pour arpenter les îles des trois sœurs. En amont des îles, l'eau est encore à son plus haut, mais en étant obligée de se séparer (il faut supposer que la roche au niveau de l'île est très dure, sinon, pourquoi et comment ces îles? Sans doute étaient-elles beaucoup plus vastes il y a des centaines d'années), elle commence à acquérir de la vitesse. Ce qui est impressionnant, c'est la quantité d'eau, pas réellement sa vitesse dont on ne parvient pas à avoir une conscience claire. Trente secondes d'ici aux chutes, or il doit y avoir une centaine de mètres.





Progression toujours, nous sommes enfin admis à voir les chutes, la chute canadienne en l'occurrence, à partir de l'île de la chèvre. Bruit et bruine, vapeur intense qui fait que l'arête de la chute n'est pas parfaitement visible (des immeubles canadiens on ne doit rien voir). Puissance de l'eau. Ce n'est pas tant beau qu'effrayant. L'eau est verte et blanche, le rocher transparaît au niveau de l'arête, on dirait une vaste avancée de roche noire, plate et mince scintillant sous l'eau transparente et verte.
Ce qui est difficile à saisir, à concevoir, c'est que cela ne s'arrête jamais. D'où vient toute cette eau? Pas de pitié, pas de repos, machine à broyer perpétuelle, avec remous, éclaboussures et allégresse, force joyeuse.
(Que faisaient les Indiens ici? Ils ne pouvaient pas traverser (où alors l'hiver? Les petits bras peuvent-ils geler et permettre le passage?). Je regretterai d'avoir posé la question au guide qui expliquera que cet endroit fut longtemps interdit aux Blancs. Les chutes étaient leur dieu et il lui sacrifiait une vierge de temps à autre, en l'abandonnant en amont sur un canoë (d'où le nom des bateaux: the Maid of the Mist).

Fin des explications théoriques, passage aux attractions touristiques: la grotte des vents (qui n'est pas une grotte, nous dira le jeune homme dans l'ascenseur qui nous descend au pied de la falaise. (Beaucoup d'étudiants ici, je pense, à l'air infiniment las et prisonnier. Mais c'est peut-être moi qui projette mon inconfort à passer en vacances devant ces jeunes gens à l'air triste)). On nous distribue des sandales dans une sorte de polystyrène (exactement la matière qui sert aux boudins pour apprendre à nager, les "frites").
— Tu crois que nous pourrons les garder?
— Ils jettent systématiquement les couverts et les assiettes, jeter des sandales ne doit pas les gêner.
(Il aura raison. Ça va faire très chic, des sandales "Niagara Falls" sur mon ponton d'aviron à Neuilly).
Sandales, donc, et poncho jaune imperméable (entièrement recyclés, eux, à déposer dans des poubelles dédiées). Promenade sur des pontons à flanc de falaise, au pied puis à environ un tiers de la hauteur de la chute américaine. Nous sommes trempés comme si nous étions passés sous la douche. La violence de la chute devient une évidence en la voyant et l'entendant frapper les rochers à quelques mètres sous nos yeux.
Le ponton est détruit au début de chaque hiver et reconstruit après le dégel. Le froid fait éclater la structure interne du bois. Il est couvert d'algues par endroit (toujours cet émerveillement devant la vie obstinée dès qu'une circonstance favorable se présente dans un environnement hostile). Je contemple l'un des pieds posés sur le rocher qui tremble sous la puissance de l'eau. Comment cela peut-il tenir une saison entière, avec en outre le poids des touristes?

Fin en apothéose avec un tour en bateau au pied des chutes canadiennes. Poncho bleu. Inattendu: le vent. Au pied des chutes, une partie de l'arête est invisible tant la brume d'eau est importante. Pluie et vent. (Un fou a tenté de franchir les chutes en jet ski dans les années cinquante: il avait l'intention d'ouvrir un parachute une fois passé l'arête de la falaise. Je pense aussitôt que la portance de l'air n'est pas suffisante, mais le problème ne s'est pas posé: sous le poids de l'eau dans l'air, le parachute ne s'est pas ouvert.) Ce que je n'arrive pas à imaginer, c'est la descente ensuite, dans les gorges que nous avons vues au début. Une partie de soi est attirée, à envie de savoir: et si on essayait, pour voir, pour savoir, tandis que l'autre raisonne, mais ça ne va pas la tête, on t'a dit ce qu'il en était, as-tu vraiment besoin de vérifier? (réponse: oui), tandis qu'une troisième voyage, imagine le sentiment de vertige, de perte, d'impuissance…

Ce qui m'impressionne le plus finalement, ce sont les hommes. L'attraction sur le bateau existe depuis le milieu du XIXe siècle, elle se faisait en bateau à vapeur (!). Dans les années cinquante, l'un des bateaux a pris feu pendant les réparations de l'hiver, il n'en est resté que quelques morceaux dans lesquels ont été taillés des "nickels" devenus de rares objets de collection (ils sont fous ces Américains). La ligne appartient à une seule famille.
Dans les années vingt, les touristes passaient derrière la chute (the Briddal Fall, une "petite" chute à côté de l'américaine, séparée par une langue de terre) visiter la grotte naturelle derrière le rideau d'eau (je pense à Tintin et il me semble comprendre l'origine de tous les romans où l'entrée de la chambre au trésor se trouve en arrière de la chute), mais la grotte s'est effondrée et elle n'existe plus.

Le soir nous revenons pour le feu d'artifice tiré le vendredi et le dimanche de la rive canadienne et du motel au feu d'artifice, nous avons longé l'usine électrique, magnifique dans la nuit (je ne suis pas sûre qu'il était prévu qu'un touriste se trouve là («Vous ne devriez pas être ici», mais confier l'iphone à O. permet des trajets inattendus).





Nous avons trouvé un motel miteux (pas toujours une bonne idée, les coupons). J'ai failli dire à H. de laisser tomber en apprenant que les coupons n'étaient pas valables le vendredi et samedi, qu'il fallait du cash car la machine à carte bleue était out (mais y en a-t-il jamais eu une?) et en lisant sur le comptoir "No refund" au gros feutre noir. Mais la demoiselle était rousse avec des taches de rousseur (— Mais pourquoi vous avez pris les chambres, alors? — Parce que la demoiselle était rousse. — Non mais, tu crois vraiment que ça compte? — Bien sûr que je le crois.) et au fond tout cela me fait rire et j'étais curieuse de voir les chambres.%%% Pas de moustiquaire, pas de shampoing, un climatisateur asmathique, de la rouille, des rideaux pendouillants que j'ai fermés avec ma pince à cheveux (impossible de ne pas les fermer, nous sommes au rez de chaussée, fenêtre sur cour, pas de volet). Je pense que tout est propre, mais tout est jaune, et la rouille donne toujours l'air un peu sale.
Oui, cela me fait rire et me serre le cœur. J'essaie d'imaginer la vie ici. Les quartiers que nous avons traversés paraissent très pauvres, les plus pauvres depuis le Queens. Pourtant c'est une région riche, entre l'agriculture et l'électricité. Visiblement tout le monde n'en profite pas.
Ou n'est-ce que le froid qui abîme les maisons et donne cette impression d'abandon à tout?