Paul Rivière a 86 ans. Je l'ai rencontré en janvier 2000, lors d'une manifestation quelconque d'anciens élèves (nous avons fait la même école). Nous déjeunons ensemble environ une fois par semaine. Au départ, il s'agissait d'échanges pédagogiques : je lui parlais de livres, il me parlait de vins. Peu à peu nous avons simplifié le déroulement des déjeuners : nous parlons de tout, et nous buvons.

Mercredi, il m'apportait une boîte de petits Monte-Cristo et une page découpée et volée le matin-même dans un Point de vue chez son dentiste. (Cela n'a l'air de rien, mais pour la première fois de sa vie l'automne dernier il a franchi sans ticket le portillon du métro. J'ai une très mauvaise influence sur lui).

J'avais vu la fois précédente qu'il lisait le livre de Benoîte Groult, La Touche étoile, et je lui avais demandé de me le prêter. En effet, pendant les vacances de Pâques j'avais entrevu quelques minutes une émission de télévision (de Laurent Ruquier?) où Benoîte Groult avait répondu à une fadaise quelconque de Valérie Mairesse : «70 ans? Mais c'est la jeunesse de la vieillesse!»
Je suis sûre que c'est vrai. A 86 ans, on doit avoir l'impression d'avoir loupé le coche à 70. J'ai tellement l'impression de l'avoir loupé à 25 que je ne veux pas recommencer la même erreur, je veux savoir ce que j'ai à perdre, je veux des témoignages : qu'est-ce que ça fait, vieillir? Que possédé-je aujourd'hui que je ne sais pas que je possède?

En fait, il y a très peu de témoignages. Personne n'en parle vraiment. A fréquenter Paul Rivière, je me rends compte que lui n'a personne à qui en parler, personne que ça intéresse, personne avec qui faire le double mouvement d'oublier en parlant d'autre chose (principalement de ses souvenirs, mais pas seulement) et de parler, parler du corps qui se dégrade (il a perdu son appétit dernièrement, et me dit en riant qu'il a retrouvé la ligne de ses vingt ans), parler du classement des papiers, de l'appartement qu'il range; et nous ne l'évoquons pas, mais nous savons bien qu'il s'agit de préparer le travail des héritiers, de ceux qui devront "vider la maison de leurs parents"; et je lui donne des conseils, Dieu me pardonne, je lui dis que garder en fonction de ce que j'aurais aimé que mes grands-parents fissent. Que cela doit paraître glauque à lire, et pourtant : c'est utile, il est content et je suis intéressée, nous pouvons évoquer des problèmes que les gens autour de lui éludent. Car comment oser répondre à quelqu'un quand c'est sa mort qu'il organise ? J'ai parfois l'impression que le monde va s'écrouler autour de nous tant me semblent impossible ces conversations, parler de la mort avec quelqu'un de 86 ans prend une dimension monstrueuse que cela n'a pas quand on discute ou réfléchit avec quelqu'un de 40, 50 ou 60 ans : c'est de la sienne que nous parlons et nous le savons tous les deux; parfois je me demande comment il se fait que nous ne nous mettions pas, chacun pour une raison légèrement différente, à trembler ou hurler de terreur.

A la question « Comment abordez-vous ce cap des 90 ans que vous allez franchir ?», Paul Ricœur répondait: «Je le vis tranquillement. La phrase qui m'accompagne toujours, c'est "être vivant jusqu'à la mort". Les dangers du grand âge sont la tristesse et l'ennui. La tristesse est liée à l'obligation d'abandonner beaucoup de choses. Il y a un travail de dessaisissement à faire. La tristesse n'est pas maîtrisable mais ce qui peut être maîtrisé c'est le consentement à la tristesse, ce que les Pères de l'Église appelaient l'acédie. Il ne faut pas céder là-dessus. La réplique contre l'ennui, c'est d'être attentif et ouvert à tout ce qui arrive de nouveau.» (entretien donné au Cahier de l'Herne)


Le livre de Benoîte Groult, j'ai le regret de devoir l'écrire, n'est pas très intéressant. Il se parcourt de l'œil, tout juste trouve-t-on sa plume batailleuse revigorante. Deux passages, qui constituent pratiquement in extenso ce qu'il y a à retenir de ce livre (non, il a également de "beaux" passages sur l'avortement, sur "cette fatalité féminine" de ''tomber'' enceinte potentiellement chaque mois):
Qui se souvient ici-bas qu'elle s'appelle Germaine ou Marie-Louise? Et qu'elle est toujours la petite fille d'autrefois qui flotte dans une peau distendue? Et qu'est-ce d'ailleurs un vieux monsieur sinon un galopin à moustaches qui voudrait toujours et encore jouer à touche-pipi?
Moi, Moïra, moi, leur destinée, je ne me lasse pas de leur capacité d'enfance. Ce n'est pas méritoire d'être jeune quand on est jeune, on ne sait rien faire d'autre. Mais le tour de force que ça représente d'être jeune quand on ne l'est plus, ça me tire des larmes. Salut, les acrobates! Car les enfants, malgré des fulgurances, ne sont que des enfants. Eux, les vieux, cumulent tous les âges de leur vie. Tous ceux qu'ils ont été cohabitent, sans compter ceux qu'ils auraient pu être et qui s'obstinent à venir empoisonner le présent avec leurs regrets ou leur amertume. Les vieux n'ont pas seulement soixante-dix ans, ils ont encore leurs dix ans et aussi leurs vingt ans et puis trente et puis cinquante et en prime les quatre-vingt piges qu'ils voient déjà poindre. Et tous ces personnages qui récriminent, qui vous font reproche et n'ont jamais eu la part assez belle, il faut savoir les faire taire.

Benoîte Groult, La Touche étoile, p.13


Je voudrais comprendre comment l'amour et le respect des vieux, si puissants dans l'Antiquité, dans les civilisations africaines ou indiennes et même encore en Europe au siècle dernier, ont pu sombrer dans notre société moderne et ce qu'il adviendra quand ces vieux survivront jusqu'à cent vingt ans, ce qui ne saurait tarder?
Le problème, c'est que pour écrire valablement sur la vieillesse, il faut être entré en vieillesse. Mais dans ce cas, elle est aussi entrée en vous et vous rend peu à peu incapable de l'appréhender. On ne saurait traiter du sujet que suffisamment âgé… on n'est capable d'en parler que si toute jeunesse n'est pas morte en vous.
Je suis, me semble-t-il, à l'intersection de ces états, me considérant bien sûr comme l'exception dont je parlais. Assise, j'ai soixante ans. Debout, je me tasse un peu, d'accord, mais ma démarche reste alerte. Je suis insoupçonnable en terrain plat. C'est en descendant un escalier que je deviens septuagénaire. Je le descends avec ma tête car je ne fais plus confiance à mes jambes. Ces quelques dixièmes de seconde d'hésitation avant chaque étape d'un mouvement instinctif qu'il faut désormais décomposer, dénoncent l'atteinte irrémédiable.
Chez moi, ce sont les amortisseurs qui ont flanché les premiers. Je n'ai plus que des bouts de bois dans les jambes, sans lubrifiant, ni ressorts. Le bois est bon, la densimétrie le prouve. L'ennui, c'est que les articulations n'articulent plus. Et comme les pieds ne sont pas des pneux, je roule sur les jantes. Et quand la route est pentue, je ressemble à ces petits jouets en bois articulés qui descendent un plan incliné avec des mouvements saccadés. Mon Dieu! La souplesse! Je n'avais jamais considéré la souplesse comme un bien inestimable. Toutes les priorités se modifient. C'est aussi une découverte que l'on fait car, contrairement à une opinion répandue, la vieillesse est l'âge des découvertes.

Op. cité, p.27
L'article que Paul a volé pour moi est un portrait de Benoîte Groult :
Enfoncée jusqu'aux aisselles dans une combinaison de pêche, la hotte en bandoulière et le filet à la taille, une octogénaire patauge avec délices dans les algues de la baie de Derrynane, au bout du monde. Hier, le brouillard celtique avait effacé ce coin d'Irlande, au fond de l'Anneau de Kerry. Ce matin, l'univers a réapparu avec le soleil. L'écrivaine Benoîte Groult a suspendu pour une semaine interviews et émissions de télé pour se consacrer à la seule chose qui vaille vraiment : la pêche à la crevette.
A 86 ans, elle a renoncé au ski et à la bicyclette, mais pas à traquer le bouquet royal. Fouillant énergiquement les touffes de laminaires avec son haveneau, elle peste contre la maigreur de ses prises. «L'été, elles sont trois fois plus grosses.» Alors elle brandit sa pelle et s'attaque aux palourdes, qui ont la maladresse de se signaler par deux petits trous jumeaux dans le sable. […]

Point de vue, mai 2006 (sans doute. Je n'ai pas la date exacte)

— Tu as déjà pêché la crevette? me demande Paul, prêt à partir dans ses souvenirs.
— Non.
Il me regarde attentivement:
— Oui, je vois bien que ça ne te dit rien. Tu es une terrienne !
Il rit.