Alice du fromage

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Billets pour la catégorie Paul Rivière :

mardi 19 septembre 2006

Raid sur le Palais rose

Paul a été durant trente ans environ le bras droit d'un important entrepreneur des BTP, "le principal concurrent de Bouygues à l'époque", me dit-il. (Cet homme est mort il y a une dizaine de jours, à Monaco.)

Il m'a raconté à midi (et la suite de mon récit confondra les imprécisions de Paul et les miennes) qu'à la mort du dernier propriétaire du Palais rose, l'héritage devait être partagé entre trois familles. Les héritiers, peu sentimentaux, décidèrent de vendre pour récupérer le prix du terrain. Il fallait faire vite, le palais pouvait être classé d'un moment à l'autre. Antoine Bernheim, de la banque Lazard, assura la transaction avec la finesse et la célérité nécessaires, le patron de Paul, très satisfait de récupérer un tel emplacement dans Paris, détruisit le palais en deux jours.

Paul commenta : «Je n'étais pas ravi.» Il rit : «Mais qu'est-ce que j'étais timide! En me promenant dans les décombres, j'ai osé ramasser un livre, un seul, de la bibliothèque. Je te le montrerai, il est relié. Le titre en est ''De quoi cela est-il fait?'', il décrit la fabrication des clous, de toutes sortes de choses. Il y a une dédicace, «A Boni».

Il ajouta : «La femme de Boni faisait donner des cours particuliers de français à ses enfants. C'était M. Lebailly, mon futur beau-père, qui les assurait. Lorsque je lui ai raconté la destruction du Palais rose, il s'est souvenu qu'un jour qu'il passait dans la chambre d'Anna Gould accompagné de Boni de Castellane, celui-ci avait déclaré «Voici la chambre d'expiation».


complément le 26 septembre 2006
Vous savez bien, elle n'est pas mal, vue de dot, et ce genre d'histoires. Il fait construire avenue du Bois, avec son argent à elle, évidemment, le Palais rose, qui imite à la fois la cour de marbre, à Versailles, et le grand Trianon. Il a été plus ou moins question d'en faire l'ambassade de Chine, il y a quelques années, le saviez-vous? Mais il a finalement été démoli. Romain, qui habite alors la rue Pergolèse, à deux pas, voit un jour une porte entrouverte, après les premiers coups de pioche, et, curieux de visiter enfin l'intérieur, s'y faufile. Il erre entre des miroirs brisés, dans des salons vides, surchargés d'une ornementation compliquées, à demi arrachée, dont les rameaux, les guirlandes et les angelots baroques se sont écrasés sur les parquets, en mille morceaux.
Échange, p.70

Mais l'on ne peut jamais être sûr de rien, car dans une autre version, qui n'est peut-être pas entièrement incompatible avec celle-ci, il est le portrait du plus illustre dandy de l'époque: député à trois reprises, il s'élève contre la politique marocaine. Mais son épouse américaine, Anna, divorce de lui pour convoler à nouveau, aussitôt après, avec son oncle Sagan, non sans qu'ait eu lieu, entre les deux hommes, une parodie de duel dont les journaux, enchantés de ce drame familial, rapportent avec délices tous les détails. Cassellane comme s'obstine à prononcer son sosie, ruiné du jour au lendemain mais toujours très digne, se reconvertir dans le trafic en chambre des meubles anciens, et rembourse ses dettes.
Ibid., p.91

Vous parlez de l'architecte, ou bien du fameux dandy ?
Ibid., p.203

mercredi 13 septembre 2006

La peau des fesses

Lundi, j'ai fait une longue promenade à cheval en forêt de Luzarche avec Paul Rivière.

Lui n'a jamais arrêté de monter à cheval, il a été international dans une discipline peu connue, l'équitation d'endurance, il a été président de cette fédération, il a fait partie de la délégation française aux Jeux Olympiques de Stockholm. Il a une tonicité musculaire excellente, lorsqu'il s'est cassé le poignet il y a deux ans, le chirurgien a été tout étonné de sa capacité de récupération : Paul est une publicité vivante pour les bienfaits de l'équitation sur la musculature et les articulations.
Moi, j'étais montée pour la dernière fois une heure en 2002, après avoir arrêtée l'équitation en 1984.

Côté courbatures, je suis plutôt contente, j'en ai moins qu'en 2002, l'année dernière j'ai remusclé les obliques et les dorsaux. Les cuisses font mal, mais c'est davantage un problème de contact qu'un vrai problème musculaire.

En revanche, il me manque entre vingt à trente centimètres carré de peau sur les fesses (3x7 ou 4x7). La peau est brûlée comme si elle avait frotté contre du bitume. Lundi soir, mardi matin, j'ai mis de l'éosine (produit rouge miracle pour les bébés.) Mardi matin, j'ai subi quatre heures de réunion : quatre heures à supporter les courbatures de muscles qui supplient qu'on les étire, quatre heures assise sur des fesses à vif.
L'éosine, délayée par la lymphe qui coule de la blessure, a traversé les couches de tissu, quand je me suis levée, tout était rose. J'ai récupéré une robe au pressing, je me suis changée, je suis restée debout le reste de la journée, ce matin j'ai inventé un dispositif imperméable.

Ma seule crainte, c'est que Paul ne me propose une nouvelle balade avant que je ne sois guérie. Car il est hors de question que je refuse comme il est hors de question que je lui avoue l'étendue des dégâts.
On a sa fierté.

jeudi 7 septembre 2006

Un projet ou un engagement

Assumant le ridicule des références circulaires, j'avoue que je suis très touchée par les clins d'œil de Zvezdo et Gvgvsse. J'ai l'impression de tenir ma correspondance privée en public, et cela ne me déplaît pas. Je suis surprise que cela ne me déplaise pas.

Après un premier post sur Paul Rivière, je n'en ai pas réécrit. Ce n'est pas que je n'avais pas de matière, c'est que je voulais mener à bien deux ou trois projets, et j'attendais que ce fût fait pour en parler. Mais ça traîne, ça traîne tant que malgré mon côté superstitieux, je vais parler de l'un d'entre eux : il s'agit de rencontrer Roland de La Poype.

Un jour à déjeuner, il y a environ un an, je parlai de moto et le visage de Paul s'éclaira. Il me raconta ses premières escapades en motocyclette dans les années trente sur le porte-bagage d'un ami, quand ils sortaient de leur collège jésuite du Mans.
Son sourcil se fronça, d'un air mélancolique et triste il ajouta : «Il s'appelait Roland de La Poype. L'un des pères l'avait pris en grippe, c'était vraiment terrible. Roland était son bouc émissaire. Il a fini d'ailleurs par être renvoyé de l'école. Il n'était pas méchant, mais il n'était pas très appliqué, toujours tête en l'air, toujours en train d'inventer quelque chose. Il était farceur.»
Paul me regarda et continua: «Il a fait partie de l'escadrille Normandie-Niemen, tu sais. C'était quelqu'un. Staline l'a autorisé à ramener son yak en France pour service rendu à la patrie.»

A noël dernier, Paul s'est vu offrir Une éducation manquée : Souvenirs 1931-1949, dans lequel Ghislain de Diesbach évoque cette anecdote :
Beaucoup de futurs grands hommes, à commencer par Voltaire, ont été élevés chez les Jésuites et y ont fait, suivant la formule consacrée, « de solides études ». En chaque célébrité, l'ordre de saint Ignace aime à reconnaître un de ses chefs-d'œuvre, oubliant parfois l'époque où le brillant élève était indésirable. Un jour, au printemps 1945, nous en eûmes un piquant exemple.
Quelques années avant la guerre, Mme de La Poype était venue supplier le préfet de ne pas renvoyer son fils Roland qui, paraît-il, donnait alors du fil à retordre à ses maîtres. Le Préfet avait refusé en ajoutant :
— Croyez-moi, Madame, vous n'en ferez jamais rien de bon !
Après la Libération, Roland de La Poype, lieutenant dans l'escadrille Normandie-Niémen, héros fameux de la guerre aérienne et abondamment décoré par plusieurs pays, était venu revoir son ancien collège où il avait reçu un accueil triomphal. Le Père Préfet avait promené fièrement son « cher enfant » à travers les cours de récréation, au milieu d'élèves admiratifs, et il avait complètement oublié le petit différend, survenu dix ans plus tôt…
En attendant cette consécration, la gloire du collège était Antoine de Saint-Exupéry qui n'avait plus que quelques mois à vivre et allait bientôt lui donner son nom, ainsi qu'à la rue des Vignes, encore champêtre et sablée.
Rentrée au bureau, je fis évidemment une recherche internet et tombai sur la biographie militaire et civile de Roland de La Poype. Je découvris alors qu'il était encore vivant et décidai d'organiser une rencontre entre les deux hommes. Cependant, comme il n'est pas si simple d'écrire out of the blue à quelqu'un, je prévoyai d'attendre janvier et le parfait prétexte des vœux du Nouvel An.

Avant que j'ai pu mettre mon projet à exécution, le hasard s'en mêla : Paul revint tout excité d'une réunion de famille en Sologne (il redoute les réunions familiales, il n'entend pas très bien dès qu'il y a du brouhaha et s'ennuie beaucoup); il venait d'apprendre que le père d'une de ses nièces par alliance avait lui aussi fait partie de l'escadrille Normandie-Niémen. Ils avaient beaucoup discuté, la fille entretenant pour son père (mort après la guerre) une véritable adoration, et Paul avait décidé de contacter Roland par son intermédiaire. Zut, mon plan et ma surprise étaient à l'eau, mais ce n'était pas grave, puisque Paul allait s'en occuper lui-même (d'un point de vue de pure politesse, c'était même sans doute mieux).

(Quelques temps plus tard, la nièce prêta à Paul quelques pages du journal de son père, où celui-ci décrit une alerte aérienne durant la nuit, la nécessité de s'habiller vite avec peu de lumière, "comme d'habitude, La Poype avait perdu quelque chose, une chaussette, son pantalon ou sa chemise".)

Les semaines ont passé, Paul a obtenu le numéro de téléphone de La Poype, il l'a appelé, La Poype était absent. Paul n'a jamais rappelé.

Nous en avons reparlé. J'ai appris quelques détails sur les années 1937 et 38 : La Poype, après s'être fait renvoyé du collège, s'était inscrit aux cours (gratuits? je crois que oui) que donnait l'aviation civile pour passer son brevet de pilote. «Tu comprends, me dit Paul, on sentait venir la guerre.» (Je n'avais jamais entendu parler de cela : ainsi, pendant les accords de Munich, on préparait la guerre?) Il s'était engagé dès que la guerre avait été déclarée. «Moi, dit Paul avec regret, j'ai fait ce qu'on me disait de faire, j'ai poursuivi mes études. Finalement, conclut-il avec un sourire mélancolique, être renvoyé a été la chance de sa vie.»

Peu à peu, j'ai compris que Paul Rivière faisait un énorme complexe d'infériorité parce qu'il n'avait pas été résistant (son frère aîné a été dans la Résistance, si j'ai bien compris). C'est un remords, un regret, une culpabilité. «Tu comprends, on ne contacte pas un héros comme ça». J'essaie de lui répondre que Roland de La Poype sera ravi, qu'il ne doit pas évoquer souvent ses souvenirs d'enfance avec quelqu'un qui connaît les lieux et les personnes. Mais Paul n'est pas vraiment convaincu.
— Pourtant, La Poype est resté très simple : je l'ai revu par hasard dans les année cinquante, il vendait des emballages en plastique de sa fabrication — mais quel type! quelle imagination! — on avait déjeuné ensemble. Il était toujours aussi simple et aussi droit.
— Mais alors… vous voyez bien!
Mais il n'y a rien à faire.
Il faut que j'écrive à Roland de La Poype moi-même et que j'organise cette rencontre.
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