Billets qui ont 'ma grand-mère' comme nom propre.

Chez mes parents

Nous arrivons chez mes parents dans l'après-midi. Je voulais passer chez eux avant qu'ils ne partent en road-trip pour la Pologne.
Nous n'avons pas du tout la même conception du voyage qu'eux: tandis que plus nous roulons plus le but recule car je trouve toujours de nouveaux centres d'intérêt et détours, leur voyage est chronométré à la demie-heure près. Je suppose que cela rassure ma mère; pour ma part ça m'oppresse.

Je regarde la Pologne en forme de patate. Ils vont quasi en faire le tour pour aller visiter la dernière forêt primaire (avec l'espoir de voir des bisons) puis descendre dans le sud voir la famille de papa. J'en profite pour repérer Treblinka, le site que moi j'irais voir en priorité en Pologne (mais ça, je ne le dis pas, je n'en parle jamais. Je pense que j'aurais beaucoup choquée ma grand-mère): 80 km de Varsovie, je n'aurais jamais imaginé que ce soit si près.

Une plante dans le salon :
— Qu'est-ce que c'est?
— Un caféier. J'ai planté un grain de café ramené du Costa-Rica.


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Nous discutons jardin et oiseaux. Je pensais que nous n'avions plus de vers de terre dans le jardin car je ne voyais plus de merles: non, c'est que les merles ont été malades et ont quasi-disparus.

Courses

J'ai encore deux jours de vacances. J'en ai profité pour faire des courses que je n'ai jamais le temps de faire : passer à la poste récupérer un code secret pour gérer mon livret A depuis internet (je me rendrai compte quelques jours plus tard que cet imbécile de chargé de clientèle ne m'a pas donné d'identifiant — je ne sais s'il l'a fait en connaissance de cause); passer chez le bijoutier pour faire remettre une goutte d'ambre au centre de boucles d'oreilles qui ressemblent à des flocons de neige et réenfiler un collier de lapis-lazulli (cassé à Dessau); passer chez l'encadreur pour faire changer le cadre d'un tableau ayant appartenu à ma grand-mère.

Je ne sais si c'est très laid ou juste très kitsch. Il s'agit d'une reproduction de la Vierge noire de Czestochowa dans les tons verts, jaunes et blancs datant de 1939 (j'ai découvert la date aujourd'hui quand l'encadreur a démonté le cadre argenté à moulures de plâtre). Je l'ai toujours vue au-dessus du lit de mon grand-père et de ma grand-mère et lorsque nous avons vidé la ferme en 2003, c'est ce que j'ai voulu récupérer.
Je suppose que c'est hideux pour tout le monde — mais pas pour moi. Le cadre friable commençait à partir en morceaux, quand j'ai demandé à ma mère (par l'intermédiaire de H.) si elle pouvait le réencadrer, elle a répondu que je ferais mieux «de mettre cette horreur à la poubelle». J'ai posé le cadre à côté de mon lit (H. ne veut pas qu'on l'accroche au mur!) en attendant d'avoir les fonds pour faire réencadrer cette reproduction.
Ce jour est arrivé. J'ai choisi une baguette ridiculement large, profonde, dorée, roccoco, qui j'espère ira parfaitement avec le kitsch de cette reproduction passée au soleil.

Enquête

Les questions sont ici.

1/ Oui, ce qui ne veut pas dire qu'elle est juste!

2/ Au collège, très souvent, au lycée, moins, après le bac, non.

3/ Oh oui, volontiers, tout de suite.

4/ Oui, que je sois seule ou pas : quand je travaille.

5/ Particulièrement, non. C'est une sensation assez courante, pour moi.

6/ Non, ce n'est pas du tout mon genre. Je crois que c'est une façon d'être très malheureux toute sa vie.

7/ Oui et non. Non parce que j'étais une bonne élève; oui parce que je me suis en quelque sorte effondrée intérieurement en terminale (aujourd'hui je suppose que j'ai fait une dépression) et je me suis retrouvée en hypokhâgne alors que toute ma famille attendait math sup: comment allais-je pouvoir gagner ma vie "en littéraire" puisque je ne voulais pas devenir prof était la grande inquiétude de mes parents.

8/ Oui: l'eau, les fleuves, les rivières, les paysages quand je rame.

9/ Oui, sans conteste, ma grand-mère paternelle.

10 / Non, pas suffisamment pour que cela m'ait marquée.

Pologne

Vu le film de Wajda sur Walesa. Portrait qui ne cherche pas à le flatter, et qui sera à compléter du livre de sa femme, Rêves et secrets. J'entends le "Lekou" diminutif de Lech qui me rappelle le Stachkou, diminutif de Stanislas, que j'ai si souvent entendu crier à travers la cour.

Je sais si peu de choses sur la Pologne. La première fois que j'en ai vu les paysages, c'est dans Shoah, le film de Lanzmann. Ce film a été terrible pour d'autres raisons: certains visages polonais étaient exactement ceux de mon grand-père. Ce que je regardais, c'était un album de famille, et l'état des routes, les chevaux, me rappelaient ce qu'on nous racontait sur la ferme dans les années 50.

Puis Rudnicki, Les fenêtres d'or.

— Mais mémé n'aime pas les juifs !
— Oui, tu ne le savais pas ?

Kieslowsky, Tu ne seras pas luxurieux, et la phrase (lors d'un interview, pas dans ce film): «je pensais ne faire des documentaires qui ne pouvaient intéresser que les Polonais, et puis je me suis rendu compte qu'on était triste ou qu'on avait mal aux dents de la même façon partout dans le monde.»

Puis Wajda, l'un des plus beaux films que j'ai vus, Kanal, un film en noir et blanc dans les égoûts, un film où le noir devient lumière.
Et à la fin les touristes. Auschwitz, encore et toujours, mais cette fois-ci, à l'époque contemporaine.

Conrad. Souvenirs me ramène au silence de mon grand-père et à l'humour de la branche paternelle. L'introduction de Souvenirs, les guerres russo-polonaises, et cette cuillère que ma grand-mère m'a donnée en me disant que c'était le plus vieil objet de la maison, qu'elle appartenait au père ou au grand-père de mon grand-père qui l'avait avec lui quand «il avait fait la guerre contre les Russes». Mais quelle guerre? Il y en a eu tant. (Trop tard, je ne saurai jamais.)

Puis l'année dernière Szczygiel, Voyage en Pologne de Döblin et cette année Kapuscinski.

Je lui dis que pour nous, Polonais, cette attitude est inconcevable, car une tradition fondamentalement différente nous sépare. Loin d'être des sanguinaires, les rois polonais qui se sont succédé sont pour la plupart des hommes qui ont laissé derrière eux un bon souvenir. A son accession au trône, l'un d'eux a trouvé un pays avec des maisons en bois et l'a quitté avec des bâtisses en pierre, un autre a proclamé un décret sur la tolérance et a interdit d'allumer des bûchers, un autre encore nous a défendus contre une invasion barbare. Nous avons eu un roi qui récompensait les savants, un autre qui avait des amis poètes. D'ailleurs, les surnoms qui leur ont été donnés — le Généreux, le Juste, le Pieux — montrent qu'on pensait à eux avec reconnaissance et sympathie.

Ryszard Kapuscinski, Le Shah, p.70-71, Champs Flammarion 2010.
Est-ce savoir quelque chose de la Pologne? Sans doute pas. Mais je ne sais rien d'autre.

Anniversaire

Ma grand-mère aurait eu cent ans.

Les canapés

Vous traversez l'espace des salons et tu penses à tout ce qu'il t'a raconté: le canapé, c'est la mort de l'homme, etc. Et combien tu as été prise au dépourvu lorsqu'il t'a démontré comment tu passerais de ton petit convertible utilitaire et étudiant à un vaste salon de cuir, parce que afficher sa réussite est inévitable.

Thierry Beinstingel, Ils désertent, p.113
J'ai ri, parce que nous avons un canapé en cuir. Mais il n'est pas le signe de notre réussite, plutôt de celle de mes parents: nous l'avons récupéré quand ils voulaient en changer au bout de dix ans (il en a vingt aujourd'hui).

Cette évocation de convertible m'a rappelé une autre histoire: la réaction de ma grand-mère devant le choix de notre premier canapé. Elle nous avait donné de l'argent pour cet achat lors de notre emménagement à Paris, et pensant lui faire plaisir, je lui avais conscienceusement envoyé une photo du canapé que nous avions choisi: un Togo vert vif.
Lors de notre visite suivante, elle me demanda:
— Alors ton canapé, il est comment?
— Mais tu le sais, je t'ai envoyé une photo!
Elle a marmonné à sa façon: —Ah bon…
Et j'ai compris qu'elle avait espéré avoir rêvé, que je lui répondrais que je m'étais trompée de photo ou que nous avions changé d'avis, qu'elle ne pouvait admettre qu'il soit vert, et qu'il ne soit pas convertible "parce que c'est pratique".

Peut-être que nous "afficherons notre réussite" avec notre prochain canapé. Le cuir de l'actuel commence à partir en miettes sur les accoudoirs (quand je regarde notre intérieur de bric et de broc, je me dis qu'il ne fait pas du tout "adulte (qui affiche sa réussite)", tout est posé là en fonction de ce qui compte (les livres et l'ordinateur, le bois pour la cheminée), et le reste part à l'abandon, les murs gris comme si nous fumions trois paquets par jour et la peinture qui craquelle et les fils d'araignées (que j'aime bien, en fait: tout fil me rappelle "les fils de la Vierge" de la première page des Lettres de mon moulin (mais je les enlève quand même)).
Je ne suis pas pressée d'en changer, de toute façon je ne m'assois jamais dedans.

Est-ce l'effet d'une phrase de mon autre grand-mère?
Mes grands-parents avaient changé leur canapé et ses fauteuils inusés par un autre canapé de velours à grosses fleurs avec une paire de fauteuils. Une fois les meubles livrés, j'ai demandé à ma grand-mère du fond d'un fauteuil:
— Tu ne les essaies pas? Ils sont très confortables.
— Oh non, je ne m'assois jamais.

Avec un choc, j'ai réalisé alors (j'avais moins de vingt ans) que je n'avais jamais vu ma grand-mère assise ailleurs que sur une chaise dans la cuisine pour le tilleul vespéral. Sinon, elle était debout.
J'y ai souvent pensé au moment de la mort de notre chatte. Je ne m'asseyais jamais parce que je ne voulais pas qu'elle s'installât sur mes genoux parce que je savais que dans quelques minutes je me relèverais (les enfants) et que cela me ferait de la peine de la déloger, ou que je n'en aurais pas le courage et que je resterais assise entraînant un retard dans toutes les tâches à accomplir.
Mais ces tâches étaient-elles si importantes? (Ce n'est pas rhétorique, je n'en sais vraiment plus rien.) Ma chatte est morte et cela faisait des mois que je ne l'avais pas prise sur les genoux.

Stachkou

Mon grand-père s'appelait Stanislas.

Quelle surprise de découvrir son surnom soudain transcrit, et son orthographe: «la femme de ce satanique Stanislas Przybyszewki, "Staczu"» (Demeures de l'esprit - Danemark Norvège, p.190).

«Stachhhkou!», c'était le cri de ma grand-mère à l'heure des repas, retentissant dans la cour de la ferme appelant mon grand-père en train de scier, découper, souder, dans son atelier, odeurs de fer chaud et de graisse de tracteur, étincelles jaillissantes, mon grand-père tenant devant lui son antique masque de soudeur (nous ne devions pas regarder, mais comment ne pas regarder des étincelles jaillissantes? feu d'artifice à portée de main).

(Et lorsque je pense à ce cri, je pense aussi à «Les enfants, où sont les enfants?», trouvé chez Colette, qui traduit si bien l'inquiétude perpétuelle que nous tombions dans le puits.)

Jeunes filles courage

True Grit et Winter's Bone : dyptyque américain.


Quand je passais les étés à la ferme, je suivais ma grand-mère partout: à la laiterie quand elle remplissait les faisselles, parmi les clapiers pour nourrir les lapins, dans la pièce où elle moulait le grain pour les poules... Elle me parlait, elle m'expliquait, elle me racontait (un jour elle avait déclenché la colère de ma mère en lui disant : «Il faut parler à Alice» (mais ce n'est pas ma mère qui me l'a dit, c'est ma grand-mère)).
Le samedi matin, il y avait le marché à Vierzon. Les jours précédents étaient fébriles: hécatombe de poulets, pintades, canards, lapins. Je suivais ma grand-mère dans la vacherie (non, on ne disait pas l'étable) et je la regardais pendre les bêtes par les pattes avant de saigner à mort les volailles dont elle tranchait l'artère du cou ou les lapins qu'elle énucléait. Puis il fallait plumer. Je n'avais pas le droit de le faire, ma grand-mère avait trop peur que j'arrache la peau en même temps que les plumes, mais je restais là et j'attrapais les poux rouges des poules qui ne survivent pas sur la peau humaine (pas la bonne température?) mais ont le temps de démanger avant de mourir.
Les lapins eux étaient dépouillés, deux incisions sur les pattes arrières et ma grand-mère tirait sur la peau d'un coup sec, la retournant comme un pull-over. La chair apparaissait étonnamment rose, dépourvue de graisse. Les lapins étaient vidés sur place, je ne sais plus ce qu'il advenait des entrailles, les chiens ou les poules? Je ne sais plus.
Les poulets étaient vidés plus tard dans la cuisine, avant la cérémonie de la gazinière qui consistait à brûler rapidement les dernières traces de plume dans la flamme.

Noël 1992. H. m'a ramenée une dinde de Rungis. Je dois la vider. Je me souviens vaguement de quelques images, je sais qu'il faut faire deux incisions, tirer sur l'œsophage, ne pas éclater la poche de bile près du foie sous peine que la volaille soit inmangeable. Je ne sais plus.
J'appelle mon père et je vide ma dinde en suivant les instructions de papa au téléphone (j'ai appris ce soir-là qu'il est beaucoup plus facile de vider la volaille tout de suite après sa mort mais que ne pas les vider permet de les garder plus longtemps).

De l'amour (I)

Le divorce des parents de Rémi me rappelle celui de mon oncle.

Mon oncle se plaignait à sa mère, ma grand-mère:
— Mais maman, je l'aime encore!
— Pas elle, il faut t'y faire.

Cela m'avait frappé, ce bon sens de ma grand-mère. D'où nous vient cette conviction que l'amour est forcément partagé? De Platon, de l'amour courtois? Du romantisme? Et pourquoi lorsque nous aimons sommes-nous convaincus que c'est réciproque, que si l'autre ne s'en rend pas compte, c'est qu'il se trompe, ignorant de ses propres sentiments; plutôt que nous dire que puisque ce n'est pas partagé, ce doit être nous qui nous trompons, ce ne doit pas être de l'amour?







Tour supplémentaire récent :
. Ma tante demanda le divorce (et l'obtint) en 1997.
. Ma grand-mère poussa son fils à "se trouver quelqu'un", ce qu'il fit (ces deux fils ne lui ont jamais désobéi).
. Mon (ex-)tante se remaria sans même prévenir ses quatre enfants, mes quatre cousins. Elle ne les invita jamais chez elle, son second mari ayant décrété: «Je t'épouse toi, pas ta famille».
. Mon cousin le plus jeune en fut très malheureux (il avait lors un peu plus de vingt ans), nous déclarant, songeur: «J'aimerais comprendre pourquoi ma mère a épousé un con» (sachant que mon oncle a ses défauts, mais est le plus doux des hommes (dans le genre bourru et taciturne)).
. En 2006, mon oncle finit par épouser la personne avec qui il vivait depuis huit ans.
. A Noël dernier, ma mère buvant du petit lait m'apprit que le second mari de "ma" tante (celle que j'ai connu toute mon enfance, la mère de mes cousins) était plus ou moins un escroc, qu'il lui avait piqué beaucoup d'argent (elle possédait de nombreux appartements lui venant de ses parents) et qu'elle était en train de revenir chez mon oncle sous prétexte de voir ses enfants en famille... Je me demande comment la seconde épouse le prend.
Elles sont à peu près aussi bavardes et aussi grippe-sous l'une que l'autre (mais la première beaucoup plus intelligente et marrante).

Pour Chondre

Mon grand-père est mort en 1997 d'un cancer de la vessie. Ce fut long et douloureux, physiquement mais aussi moralement. Il n'acceptait pas la déchéance de l'hôpital (des choses toutes simples, comme d'être nu dans une chemise d'hôpital devant les infirmières), et des années plus tard, mon oncle pleurait encore de remords en évoquant pépé le suppliant de le ramener chez lui pour mourir: «Pourquoi je ne l'ai pas fait? Je ne savais pas qu'il restait si peu de temps».
Mon grand père était shooté à la morphine, mon père disait en souriant : «Je ne sais pas ce qu'ils lui donnent, mais je ne l'ai jamais vu aussi bavard.»

Mon grand-père est donc mort. L'année précédente, il avait fêté ses soixante ans de mariage.
L'une des phrases dont je me souviendrai toute ma vie est une réflexion de ma grand-mère: «Il était malade depuis longtemps, quatre ou cinq ans. Parfois quand j'allais le chercher pour déjeuner [nous sommes à la ferme], je le trouvais plié de douleur, assis sur un seau. Nous n'avons rien dit parce qu'on voulait qu'on nous laisse tranquilles.»

Cette dernière phrase me fend le cœur. Elle vise ma mère, qui ne vit heureuse que dans le malheur, s'agitant alors avec beaucoup d'efficacité (reconnaissons-le: on ne peut la prendre en défaut pour tout ce qui concerne l'organisation matérielle) pour tout organiser à son idée, et pour faire la morale.1 (A sa décharge, il faut savoir que maman est la femme au caractère le plus faible de la famille: elle ne peut prendre sa revanche que lorsque tou(te)s les autres sont affaibli(e)s par la maladie. (Et encore. Elle n'a jamais eu le dessus avec ma grand-mère, sa belle-mère.))

Pour ma part, j'ai fait promettre à H., s'il m'arrivait quoi que ce soit, de la banale appendicite à la maladie la plus grave, de ne pas prévenir mes parents, pour n'avoir pas à supporter ma mère.

Ceci dans une sorte de contrepoint au billet de Chondre, dont je partage l'éclat de rire (je le comprends tout à fait), sans savoir cependant ce que je déciderais ensuite (sans doute d'aller voir le malade, malgré tout, moins par compassion que pour n'avoir rien à me reprocher).



Note
1 : Elle est du genre à être déçue si un grand fumeur ne souffre pas (à en mourir) d'un cancer du fumeur. Un beau caractère proustien, en somme, à la Françoise.

Un chien

Quand son avant-dernier chien est mort, ma grand-mère a voulu le remplacer.

J'ai assisté à ce dialogue entre ses brus, ma tante et ma mère (je ne sais plus si ma grand-mère était présente, j'espère que non, mais sa présence n'aurait pas arrêté ses brus):

Ma mère : — Elle ne va pas encore reprendre un chien! Et qui va s'en occuper quand elle sera morte? Il faudra le mettre à la SPA!
Ma tante : — Je fais passer le bien-être des vieilles personnes avant celui des chiens.


Curieusement, certains passages de L'Isolation de Renaud Camus (concernant le métissage des populations, la disparition de la culture, etc) me font penser à ce dialogue : est-ce qu'un paysage est plus important que les gens?
Et je repense au bombardement de Dubrovnik, qui a davantage ému que celui des populations, et au bombardement des territoires de Babylone, ce qui n'a guère ému les Américains…
Et je repense à Saint-Exupéry, cet extrait dans Lagarde et Michard: personne ne voudrait d'un pont qui coûte la vie d'un homme, mais tout le monde le traverse.

Fête de famille

Tentative d'instaurer une tradition, pourquoi pas.
Réécriture de l'histoire: il est vrai que nous sommes réunis au nom de la grand-mère disparue, il est vrai qu'elle serait enchantée de nous savoir là, petits-enfants et arrières-petits-enfants, il est faux de penser qu'elle "aurait aimé voir ça", je ne me souviens, moi "la pièce rapportée", que de brouilles et de lettres vengeresses du temps où elle était en vie.
Mais si certains le pensent nous nous taisons tous, et nous passons vraiment un bon moment, dont quelques longues minutes à réexpliquer aux plus jeunes qui est qui (— Doudou c'est mon beau-père — Ah, ouuiii! — C'est vous la mère d'Harry Potter?), et qu'ils oublient aussitôt comme de juste.

Cette année un cousin nous accueillait chez lui, à la ferme. Poules et brebis. Je me rends compte que ce qui me manque le plus, ce sont les odeurs (et particulièrement les odeurs mécaniques, l'odeur de la graisse froide des outils et celle du cuir, puis celle des bêtes). Passé un long moment à regarder les agneaux, à les écouter bêler comme des bateaux perdus dans la brume: l'identification de la mère se fait à l'oreille. Ri à voir les agneaux de deux jours s'abattre dans l'herbe, plats comme des descentes de lit, une heure après leur première sortie au grand air.

Toujours cette curieuse sensation, ce complexe à double sens: complexe de l'intello qui a peur de se faire mépriser par les "manuels", les gens de la terre, "ceux qui travaillent", peur que les "manuels" se sentent méprisés par les gens des villes, les intellos.
C'est stupide, cela leur est bien égal, je n'arrive pas à vivre simplement dans l'instant.
Toutes ces odeurs et toute cette ambiance me rappellent la ferme tant aimée. Je médite sur cette vie au rythme si différent. Est-elle vraiment tentante? Non pourtant, j'ai trop dans l'oreille les paroles de ma grand-mère: «C'est trop dur, la terre, je ne voulais pas que les garçons restent ici, c'est trop dur».
C'est étrange de se dire que la génération suivante manifeste des velléités d'y retourner.

L'alliance

Elle est née le 18 octobre 1913, quelque part en Pologne.
Elle est morte fin juillet 2001, à Vierzon. Les dates de mort m'échappent toujours.
Elle s'est mariée en février 1936, le 8, il me semble. Elle est arrivée en France peu après, seule. Elle venait travailler, gagner de l'argent, avant de repartir en Pologne habiter la maison que pépé avait commencé à construire (il parlait très peu, mais un jour il m'a expliqué qu'il avait commencé à fabriquer les briques pour cette maison avant de devoir partir. Ça m'avait beaucoup impressionnée: fabriquer les briques avant de fabriquer la maison… J'aimais l'idée de faire cuire les briques comme on fait cuire le pain.)
Il l'a rejointe en France, je ne sais pas pourquoi.
La guerre a éclaté, les blocs se sont figés, ils sont restés en France.
Un soir dans la cuisine, alors que nous buvions le tilleul destiné à améliorer leur condition cardiaque, ma grand-mère a découvert que mon grand-père n'avait pas porté son alliance durant la période où ils avaient été séparés, elle en France, lui en Pologne, cinquante ans plus tôt.
Elle lui a fait une scène.

Gran Torino

J'ai reçu hier une carte de ma mère: «Pour Renée, c'est toujours pareil, c'est effrayant de voir ce qu'une agonie peut durer.»

Quand mémé resta seule, papa alla la voir une ou deux fois par semaine, faisant les 80 km dans la journée ou passant la nuit à la ferme. La ferme était très isolée; le reste du temps, ma grand-mère faisait appel à des amis ou à des voisins pour ses courses et ses médicaments.

Suite à des complications diabétiques, son neveu obèse d'une soixantaine d'années est aujourd'hui amputé des deux jambes au niveau du genou. La peau cicatrise mal. Lui aussi vit grâce à ses voisins qui s'occupent de ses courses et de ses papiers administratifs (pas une mince affaire).

Et tandis qu'on parlait de ce cousin durant le déjeuner de Noël, je me souviens de mon père disant d'une voix blanche de remords et de regrets : «Je crois que les inconnus sont bien plus généreux que la famille».

Une chaise, un couloir

Pendant les vacances de Noël, en ouvrant le quotidien régional chez mes parents, je tombe sur un article sur l'hôpital : photographie de couloir, gros titre accrocheur, rappel de la mort à Massy de cet homme qui n'a pas trouvé de lit aux urgences.

Mon cœur se serre et j'espère que mon père n'a pas vu l'article (ce qui est impossible).
Ma grand-mère est morte sur une chaise dans le couloir des urgences de l'hôpital de Vierzon un jour de juillet 2001 (tandis que je me souviens des dates de naissances, celles des morts m'échappent). Mon père venait de la quitter pour rentrer à Blois, elle s'est sentie mal, a appelé une ambulance ou un taxi. Elle avait quatre-vingt-sept ans, c'était l'été — avant la canicule de 2003 — on ne s'est pas occupé d'elle.

C'est moins sa mort qui me touche (bien qu'elle me manque terriblement, et de plus en plus) que les circonstances de cette mort, l'humiliation de mourir sur une chaise d'hôpital en attendant que quelqu'un veuille s'occuper de vous.

Ma grand-mère habitait une ferme très isolée. Elle avait des malaises cardiaques sans savoir qu'il s'agissait de cela. Le cardiologue lui avait donné une boîte de pilules ; elle devait en prendre une chaque fois qu'elle avait un étourdissement. Il m'avait expliqué à mi-voix : « Ainsi, en comptant le nombre de pilules manquantes, on saura combien de fois ça lui est arrivé ». J'avais admiré l'astuce.
Ma grand-mère m'avait raconté qu'un jour qu'elle déterrait des pommes de terre, elle s'était sentie terriblement mal : « Je me suis dit: "si je meurs là, on me retrouvera dans trois jours, les corbeaux m'auront mangée. Il faut que je rentre à la maison pour mourir". »
Elle concluait: «Et voilà, je ne suis pas morte».

Tout ça pour mourir sur une chaise dans un couloir.

Cerisy, la campagne de France

La perspective d'aller à Cerisy avec ceux qui sont peut-être, après tout, "mes pairs", me paraissait parfaitement fastidieuse. Tout envie de voyage s'estompe — des villes et encore des villes : je me suis rendu compte que, désormais, j'aimais mieux draguer que de visiter quoi que ce soit; les villes ce sont avant tout des corps, pour moi, des visages, des poils, des peaux, des lèvres, des voix, des caresses, des draps sous la lampe (on verra après...).
RC, Journal de Travers, p.1518

Il faut avouer que draguer dans les profondeurs de la campagne normande... à moins de trouver son bonheur parmi les participants du colloque, c'est assez compliqué. (M'a fait rire cet Australien qui m'a confié, tandis que le car négociait comme il pouvait les routes du bocage: «J'ai l'impression que le terriroire français est beaucoup plus ouvert, beaucoup plus accessible, qu'il y a beaucoup plus de routes qu'en Australie.» (Well... yes.))

Je suis rentrée de Cerisy reposée, avec une envie de déménager. Pour la première fois depuis une éternité (depuis combien d'années, en fait? avant la construction de l'autoroute passant par Vierzon), j'avais dormi une semaine dans des nuits silencieuses et noires. Point de routes, point de lampadaires. Le froid lui-même, que j'avais redouté, était accueillant, le corps s'adaptait sans effort à l'air frais mais propre.
Et moi qui m'étonnais il n'y a pas si longtemps d'être devenue si citadine, je me suis aperçue que c'était faux: ce dont je n'ai pas envie, c'est de la demie-ville, la ville avec tous les inconvénients de la ville sans ses avantages, ses cinémas, ses expositions, ses conférences, ses concerts, ses bibliothèques...
Mais j'appartiens à la vraie campagne, à la solitude, sans voiture et sans lampadaire.
J'ai envie d'y retourner. Quand et où? (La Sologne? Les bords de Loire? Le Nivernais? Le plateau de Langres?)

Dimanche, en sortant de la voiture à l'orée d'un bois, l'odeur et la nuit m'ont brutalement rappelé la ferme de ma grand-mère. Sept ans qu'elle est morte et ça ne passe pas. Pire, cela semble revenir. Dieu qu'elle me manque, mes souvenirs sont si vivants qu'il me semble les ressentir physiquement.

Une voix d'outre-tombe

Ce soir m'attendait un CD avec la voix de ma grand-mère, enregistrée par mon cousin en 1998. Il l'avait enregistrée car il avait choisi de faire son projet de fin d'études autour d'elle, du récit de sa jeunesse.
Ma grand-mère est morte en juillet 2001. Je ne sais pas si j'arriverai à écouter ce CD un jour. Et pourtant, nous l'avons tant réclamé à mon cousin, nous l'avons tant espéré, nous avions si peur qu'il perde ou efface la cassette contenant la précieuse voix.

La cuillère

I unlocked the medecine chest in the second bathroom, and out fluttered a message advising me that the slit for discarded safety blades was too full for use. I opened the icebox, and it warned me with a bark that 'no national specialities with odors hard to rid of' should be placed therein. I pulled out the middle drawer of the desk in the study ? and discoverd a catalogue raisonné of its meager contents which included an assortment of ashtrays, a damask paperknife (described as 'one ancient dagger brought by Mrs Goldsworth's father from the Orient'), and an old but unused pocket diary optimistically maturing there until its calendric correspondencies came round again. Among various detailed notices affixed to a special board in the pantry, such as plumbing instructions, dissertations on electricity, discourses on cactuses and so forth, I found the diet of the black cat that came with the house :
Mon, Wed, Fri : Liver
Tue,Thu,Sat: Fish
Sun: Ground meat
(All it got from me was milk and sardines; it was a likeable little creature but after a while its movements began to grate on my nerves and I farmed it out to Mrs Finley, the cleaning woman.) But perhaps the funniest note concemed the manipulations of the window curtains which had to be drawn in different ways at different hours to prevent the sun from getting at the upholstery. A description of the position of the sun, daily and seasonal, was given for the several windows, and if I had heeded all this I would have been kept as busy as a participant in a regatta. A footnote, however, generously suggested that instead of manning the curtains, I might prefer to stift and reshift out of sun range the more precious pieces of furniture (two embroidered armchairs and a heavy 'royal console') but should do it carefully lest I scratch the wall moldings. I cannot, alas, reproduce the meticulous schedule of these transposals but seem to recall that I was supposed to castle the long way before going to bed and the short way first thing in the morning. My dear Shade roared with laughter when I led him on a tour of inspection and had him find some of those bunny eggs for himself.

Vladimir Nabokov, Pale Fire, commentaire des v.47-48


Ce fut Aureliano qui conçut la formule grâce à laquelle ils allaient se défendre pendant des mois contre les pertes de mémoire. Il la découvrit par hasard. Expert en insomnie puisqu'il avait été l'un des premiers atteints, il avait appris à la perfection l'art de l'orfèvrerie. Un jour en cherchant la petite enclume qui lui servait à laminer les métaux, il ne se souvint plus de son nom. Son père le lui dit : «C'est un tas.» Aureliano écrivit le nom sur un morceau de papier qu'il colla à la base de la petite enclume : tas. Ainsi fut-il sûr de ne pas l'oublier à l'avenir. Il ne lui vint pas à l'idée que ce fût là un premier symptôme d'amnésie, parce que l'objet en question avait un nom facile à oublier. Pourtant, quelques jours plus tard, il s'aperçut qu'il éprouvait de la difficulté à se rappeler presque tous les objets du laboratoire. Alors il nota sur chacun d'eux leur nom respectif, de sorte qu'il lui suffirait de lire l'inscription pour pouvoir les identifier. Quand son père lui fit part de son inquiétude parce qu'il avait oublié jusqu'aux événements les plus marquants de son enfance, Aureliano lui expliqua sa méthode et José Arcadio Buendia la mit en pratique dans toute la maisonnée, et l'imposa plus tard à l'ensemble du village. Avec un badigeon trempé dans l'encre, il marqua chaque chose à son nom : table, chaise, horloge, porte, mur, lit, casserole. Il se rendit dans l'enclos et marqua les animaux comme les plantes : vache, bouc, cochon, poule, manioc, malanga, bananier. Peu à peu, étudiant les infinies ressources de l'oubli, il se rendit compte que le jour pourrait bien arriver où l'on reconnaîtrait chaque chose grâce à son inscription, mais où l'on ne se souviendrait plus de son usage. Il se fit alors plus explicite. L'écriteau qu'il suspendit au garrot de la vache fut un modèle de la manière dont les gens de Macondo entendaient lutter contre l'oubli : Voici la vache, il faut la traire tous les matins pour qu'elle produise du lait et le lait, il faut le faire bouillir pour le mélanger avec du café et obtenir du café au lait. Ainsi continuèrent-ils à vivre dans une réalité fuyante, momentanément retenue captive par les mots, mais qui ne manquerait pas de leur échapper sans retour dès qu'ils oublieraient le sens même de l'écriture.

Gabriel Garcia Marquez, Cent ans de solitude, p.56 éd Points Seuil
Peu avant sa mort, ma grand-mère commença à distribuer ses biens, à répartir ses meubles et ses objets entre ses enfants et ses petits-enfants.
Un jour, elle me tendit une cuillère à soupe, longue, pointue, profonde, lourde et noircie, ce qui me fait penser qu'elle doit être en argent, même si ce qu'elle me dit alors rend cette supposition improbable :
— C'est le plus vieil objet de la maison. Elle appartenait au père de pépé, il a fait la campagne de Russie avec.

Je ne me souviens plus : a-t-elle parlé du père de mon grand-père ("le père de pépé") ou du grand-père de mon grand-père? Et qu'est-ce que la campagne de Russie? Cela avait forcément un autre sens pour elle, polonaise née en 1913, que pour moi. Je n'ai pas osé lui poser la question, l'instant était trop émouvant et elle m'avait prise par surprise.
Je regarde la cuillère. J'aimerais qu'elle sache parler, qu'elle me dise où elle est allée, dans quelles conditions, ce qu'elle a connu avec mon arrière-grand-père ou mon arrière-arrière-grand-père.
Je me dis qu'il n'y a que moi qui sache ce qu'elle est. Si je me fais écraser demain, si le ciel me tombe sur la tête, personne ne saura ce qu'est cette cuillère (et moi, je le sais déjà si peu). Parfois je songe qu'il faudrait que je rédige une petite notice, que je l'attache à la cuillère. Mais alors il faudrait en attacher à tant de choses, à tant d'objets usés, abîmés, sans importance, conservés parce qu'ils ont une histoire qui représente un poids de souvenirs, mes souvenirs.
Et je songe "à quoi bon", que valent des souvenirs transmis ainsi, artificiellement, sans une inscription (une ré-inscription, une nouvelle inscription) dans les souvenirs de la ou les générations suivantes? A quoi bon transformer la maison en musée, puisque tout est destiné à disparaître dans l'oubli, et que si tout ne disparaissait pas ainsi, nous serions bientôt noyés dans les souvenirs des autres, sans rien qui nous appartienne en propre?
Et je reste inquiète, à me demander ce que deviendront tous ces objets aimés quand il n'y aura plus personne pour les aimer.

La comtoise

Une fois à la retraite, mon grand-père répara la comtoise du salon. Il était le seul à avoir droit de la remonter, le seul d'ailleurs à savoir où était la clé.
Quand mon grand-père est mort, il n'y a eu plus personne pour remonter la comtoise. Ma grand-mère était sourde, elle ne s'en rendait pas compte, cela ne lui manquait pas. Quant à moi, le silence du salon me frappait chaque fois au cœur.
Je n'ai jamais osé demander où était la clé pour remonter la pendule. La mort de mon grand-père fut le silence des horloges.
Quand ma grand-mère est morte, mon oncle, de par son droit d'aînesse, emporta la comtoise. Avec la petite somme d'argent tirée de l'héritage que mon père me donna, j'ai acheté une comtoise.
Je ne supporte pas qu'elle s'arrête.

Les 90 ans de ma grand-mère

J'ai désormais deux bagues anciennes :
- l'une est la bague que mon grand-père paternel offrit à ma grand-mère pour leurs 50 ans de mariage. Ma grand-mère avait laissé cette bague à ma mère en lui demandant de me la remettre après sa mort.
- l'autre est la bague de fiançailles de ma grand-mère maternelle ; elle me l'a donnée hier.

Lorsque je tends les mains, je vois deux destins; l'émotion m'étrangle.
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