Billets qui ont 'Carpaccio' comme nom propre.

Huysmans et Gustave Moreau

Il y a longtemps que j'aurais dû visiter le musée Gustave Moreau. C'est en effet l'un des premiers peintres qui m'ait marquée quand j'étais au lycée et que je m'ennuyais : Salomé illustrait mon livre de français de seconde.
J'ai travaillé trois ans à deux pas de ce musée, mais a-t-on idée d'être un musée qui ferme entre midi et deux ?

Cette fois-ci j'avais une motivation supplémentaire, une exposition mettant en évidence les relations entre Huysmans et Gustave Moreau, et peut-être une deuxième motivation, un attachement à ce blog.

Le musée Gustave Moreau est ce que j'aime, davantage une demeure particulière (comme celui de Delacroix) qu'un vaste établissement impersonnel.
Evidemment, cela suppose que le public l'ignore, car il ne pourrait accueillir grande quantité de visiteurs à la fois.
Il y fait trop chaud (c'est étonnant).
Le premier étage est charmant, les pièces minuscules, gonflées de meubles et de tableaux qu'on peut à peine voir, retenus que nous sommes par une rambarde qui nous empêche d'approcher et de piétiner les tapis et casser la porcelaine. Tout cela est très chargé, c'est tout de même étrange d'avoir constitué son propre musée de son vivant. On pourrait vivre ici en enlevant quelques meubles et en ouvrant les fenêtres, Dieu qu'il fait chaud.

Au deuxième étage se tient l'exposition, qui n'est qu'un prétexte pour visiter le musée: quelques pièces rassemblées là, le manuscrit d' À rebours, très raturé dans un gros livre relié, des lettres autographes (très belle écriture de Jean Lorrain), des extraits des critiques de Huysmans. Les ébauches et dessins préparatoires pour l'illustration des Fables de La Fontaine sont exposés, c'est inattendu et me plaît beaucoup: simplicité et précision du dessin, grande décision dans la couleur et dans le trait. C'est finalement ce qui me frappe dans les tableaux de Gustave Moreau: la décision, cette décision qui contraste si fort avec le déferlement des couleurs et des ors, avec l'atmosphère onirique et fantastique. Rien n'est flou dans ce monde vaporeux ou rêvé.

Deux étages, quelques toiles immenses, tout le temps que l'on veut pour rester devant les toiles, peu de monde, la certitude qu'ici on a une chance de voir tout ce qui est exposé (deux pièces, ce n'est pas si grand), même si bien sûr au bout d'une dizaine de tableaux il vaut mieux arrêter et se dire qu'on reviendra.
Le même titre sert à trois ou quatre toiles, on ne sait plus bien laquelle est l'ébauche de laquelle, j'aime beaucoup une Marie-Madeleine assise au pied du calvaire, les jambes tendues, dans une position inconfortable et laide laissant transparaître le désespoir. Je découvre les talents de copiste de Gustave Moreau qui paraît avoir copié les artistes les plus divers, au dernier étage se trouve une copie du Saint Georges de Carpaccio qui me paraît plus claire que l'original.

Carpaccio

Dans l'obscurité de la petite salle de la confrérie dalmate (Scuola di San Giorgio degli Schiavoni, confrérie de Saint-Georges-des-esclavons, l'usage veut-il qu'on traduise ou pas ?) je reste suffoquée par la violence de Saint Georges et le dragon (1502) : membres épars, déchiquetés, à moitié dévorés, sorte de buste momifié…
Je suis gênée par mon manque de références : une telle scène, de telles précisions, paraissaient-elles normales, naturelles, à l'époque, où peut-on imaginer que les guerres fournissaient le spectacle quotidien d'éclopés rongés par la gangrène, ou Carpaccio cherchait-il à choquer, ou — j'avoue que cela m'a effleurée: exagérait-il l'horreur de sa peinture, approchant la caricature par la précision trop grande de ses détails?
Lorsque je regarde les toiles de Carpaccio, j'ai l'impression fugace qu'il rit, qu'il se moque de lui-même ou du spectateur ou des sujets qu'il peints, très peu, mais un peu tout de même: pourquoi cette envie de rire à regarder l'envolée des robes des moines fuyant comme des moineaux à l'approche du lion, le moine derrière Saint Jérôme paraissant presque horizontal dans sa précipitation ?

Le lendemain, même incrédulité à contempler longuement le supplice des dix mille martyrs du mont Ararat («c'est gore» me murmure O., huit ans, qui frémit d'effroi) ou le martyre de Sainte-Ursule: cette précision dans l'horreur, crâne fendu entre les deux yeux, femme rattrapée par les cheveux pour être égorgée, cet élan dans le meurtre, étaient-ce des détails qui devaient naturellement servir à l'édification des âmes (mais cela peut-il réellement porter au désir de connaître le même sort?), ou Carpaccio n'avait-il pas une intention doucement ironique, celle d'avouer secrètement qu'il ne croyait pas — et qu'il déconseillait de croire ?

J'aime les cheminées de Carpaccio, le rouge de Carpaccio, l'humour de Carpaccio — même si je ne peux décider si cet humour plus ou moins grinçant "existe", s'il était bien dans les intentions du peintre, ou s'il n'est dû qu'à mon imagination, à mon humeur et aux quelques siècles qui nous séparent: comment savoir?
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