Mardi soir dans le métro, je tire mes lunettes de leur étui, j'ai dans la main une branche et un verre, elles se sont cassées au niveau du pont qui réunit les deux verres, la soudure a cédé.
La femme sombre et trop maquillée en face de moi ne peut retenir un sourire, je lui en veux, j'ai cassé mes lunettes.

Ma première paire datait de novembre 99, je m'en souviens très bien, ç'avait coïncidé avec les 35 heures: ayant étourdiment déclaré que lorsque je les mettais, je devenais si concentrée que je n'entendais plus rien (ce qui est toujours vrai, d'ailleurs, mais moins), Philippe avait ri et déclaré que c'était la solution des 35 heures: des lunettes pour la productivité.
Je les ai perdues lors d'une algarade dans le métro, en septembre 2006.

Lorsque je suis retournée chez l'ophtalmo, j'ai eu la fierté de constater que ma vue n'avait pas bougé (je surveille tous les signes du vieillissement, cheveux blancs, empâtement, raidissement, douleur, changement de la vue, avec curiosité et inquiétude: qu'est-ce que ça va donner? Toujours cette vie qu'on est obligé de vivre du premier coup, sans entraînement ni expérience). J'ai choisi des lunettes prune, en titane.

H. m'a dit le soir que s'il y avait tant d'objets en titane qui circulaient actuellement, c'est qu'on démantelait les sous-marins nucléaires russes. Un abîme s'est ouvert, le même que celui qui s'ouvre quand j'essaie d'imaginer un nombre décimal de plus entre deux nombre décimaux, ou les étoiles derrière les étoiles, est-ce que le métal de mes lunettes avait connu les profondeurs de la mer baltique, les grandes pressions, qu'avait-il vu que je ne saurai jamais?

Hier au petit déjeuner C. m'a dit que j'étais un monstre: j'avais grillé un ordinateur (par imposition des mains) et cassé des lunettes en titane.