En rentrant samedi m'attendait un tout petit livre, En quarantaine de Jacqueline Harpman, accompagné d'une carte postale: «je voulais te donner ce petit texte qui me semble fait pour toi».

Je l'ai lu ce soir en rentrant sur le quai du RER. L'auteur raconte comment elle fut mise en quarantaine au lycée (personne, élèves ou professeurs, n'avait le droit de lui parler pendant quarante jours) après avoir démontré son illogisme à une amie capable simultanément de faire pleurer le lycée sur ses angoisses de sœur d'un soldat au front (nous sommes en 1942) et de défendre dans une dissertation Péguy louant la beauté de mourir pour la patrie («Heureux les épis mûrs et les blés moissonnés»). L'amie vexée alla se plaindre à la directrice en déformant les propos et l'auteur fut mise en quarantaine après avoir ressenti physiquement l'impossibilité de s'excuser, puisqu'elle était dans la vérité.
A la fin de la quarantaine, ses camarades de classe ne comprirent pas pourquoi désormais c'était elle qui ne leur parlait plus.

Qu'on m'envoie ce texte avec les mots "il me semble fait pour toi" est assez mélancolique mais plutôt rassurant: non je ne suis pas folle, ce que je vois et ce que je vis est vu par mon entourage.

Je m'interroge parfois sur mon effrayante capacité à me disputer ou simplement à me détacher des gens. J'ai l'impression d'être un serpent qui avance en laissant ses mues derrière lui: pourquoi ? Trop brutale, trop franche, pas assez gentille? (Oui.)
D'un autre côté, je sais aussi que n'importe laquelle de ces personnes pourraient venir me demander un service: si c'était dans mes capacités, je le rendrais sans même réfléchir, cela me paraîtrait totalement normal (d'où d'ailleurs ma difficulté à envisager que cette sensation de normalité, "chose qui va de soi", ne soit pas universellement partagée).

J'ai cessé de m'interroger sur tout cela. Il y a eu plusieurs étapes dans cette acceptation de la solitude. Il y a eu le jour où une amie m'a dit (nous parlions de nos années de collège): «Ce que les autres n'acceptent pas, c'est que nous n'ayons pas besoin d'eux». Et cela m'a paru très vrai: avec nos livres, nos passions, nous sommes autonomes, perdus dans nos pensées, ailleurs.

Et puis il y a eu ce texte de Paul Graham:
Alors si l'intelligence elle-même n'est pas un facteur de popularité, pourquoi les enfants intelligents sont-ils toujours impopulaires? La réponse, je crois, c'est qu'ils ne veulent pas vraiment l'être.
Si quelqu'un m'avait dit ça à l'époque, je lui aurais ri au nez. Etre impopulaire à l'école ça rend les enfants malheureux, certains au point de se suicider. Me dire que je ne voulais pas être populaire, ç'aurait été comme dire à quelqu'un mourant de soif dans un désert qu'il ne veut pas d'un verre d'eau. Bien sûr que je voulais être populaire.
Mais en fait non, pas assez. Il y avait quelque chose que je voulais plus: être intelligent. Pas seulement pour avoir des bons résultats à l'école, même si ça comptait, mais pour concevoir des fusées, ou pour bien écrire, ou pour comprendre comment programmer un ordinateur. D'une façon générale, pour faire des grandes choses.
A l'époque, je n'ai jamais essayé de séparer mes désirs et de les peser l'un vis-à-vis de l'autre. Si je l'avais fait, j'aurais vu qu'être intelligent était le plus important pour moi. Si quelqu'un m'avait offert la possibilité d'être le gosse le plus populaire de l'école, mais au prix d'être d'une intelligence moyenne (laissez-moi croire que je ne l'étais pas, voulez-vous), je ne l'aurais pas saisie.
Ce texte, que j'ai découvert en 2009, a été une révélation: tout cela n'était finalement qu'une question de hiérarchies dans ce qui comptait le plus pour moi, l'important pour ne pas être malheureux était d'en avoir conscience.
(Lisez la fin du texte : c'est une analyse dévastatrice de la fonction de l'école jusqu'au bac comme une gigantesque garderie.)

La carte postale se termine par cette phrase que j'aime beaucoup: «les Mille et une Nuits ne semblent pas faits pour traverser les siècles».