Billets qui ont 'Patrick' comme nom propre.

Nanterre

Hier j'ai vu Patrick à Nanterre hier. Le quartier des assurances est construit sur l'ancien plus grand bidonville d'Europe.

Max et les ferailleurs… Il faut reconnaître que Chaban-Delmas… quand ils ont commencé à construire la préfecture, ils se sont rendus compte que ça faisait désordre et ils ont relogés tout le monde. Pas déplacés, relogés.

— Il faudrait retracer la chronologie, je ne sais plus très bien… La déstalinisation, avec les communistes français…
— Ah oui, «ne pas désespérer Billancourt».
— Ils ont débaptisé l'avenue Staline et ils l'ont renommée… Lénine! (Il rit.) Ils ont renommé la rue principale (rue de la gare? rue des berges? quelque chose du genre) rue Maurice Thorez. Et un jour… quand ça, vers 1973, 74? — enfin une nuit — toutes les plaques de rue ont été recourvertes par des affiches sur fond bleu bordées de vert, comme des plaques de rue, au nom de Soljetnitsyne! (Il rit.) Il fallait voir le lendemain les employés de rue en train de gratter…

Nous marchons rue des Trois Fontanots.
— Ici, je ne sais plus où, vers le parc, il y a un arbre, à la mémoire du bidonville.

Je l'emmène voir les trois armoires de désherbage de la bibliothèque de mon entreprise. Elles ont été reremplies. Je trouve Le capitaine Fracasse en Classique Garnier relié, deux Tolkien des années 70 en grand format, un Toni Morrisson. Je lui conserve Dixie et il emporte… je ne sais plus exactement quoi.

Jalousies

Si quelqu'un doit jouer un jour auprès de moi le rôle que j'ai joué auprès de Paul Rivière, il n'est pas encore né. Il naîtra dans trois ans.
Je n'ai rien su des derniers mois de Paul, ni de sa mort, parce que pour sa famille je n'existais pas. Pendant dix ans j'ai déjeuné une fois par semaine avec cet homme, il m'a raconté des souvenirs d'enfance, il a partagé des soucis et des regrets, et pour sa famille je n'existe pas.
Il avait peur de la jalousie de sa femme (femme que j'ai rencontrée une fois, moi-même accompagnée de mon mari. Janvier 2002, nous venions de passer à l'euro, sujet de conversation). Il faisait appel à son ancienne secrétaire pour venir l'aider à classer ses papiers, mais uniquement quand sa femme était absente. Il avait si bien intégré que les femmes étaient jalouses que j'avais découvert ces derniers temps qu'il me cachait que cette ancienne secrétaire venait régulièrement l'aider depuis qu'il était veuf (lui ayant un jour demandé, alors qu'il se plaignait de ses éternels problèmes de classement: «—Vous ne m'aviez pas dit que vous aviez eu une excellente collaboratrice qui venait vous aider? Pourquoi ne pas l'appeler? — Ah je t'avais parlé de ça? Elle vient, oui, de temps en temps...»). Il me cachait aussi qu'il voyait régulièrement une connaissance commune, rencontrée via le club littéraire de notre ancienne école. («— Vous avez des nouvelles de Claude? Quelle femme extraordinaire (etc). — Ah bon, tu l'apprécies? Eh bien j'ai déjeuné avec elle hier...»)
Bref, la jalousie faisait partie de sa vie.
Elle fait aussi partie de la mienne, je cache des situations pour simplifier les explications à donner, par paresse. C'est aussi pour cela que je n'ai pas appelé le petit-fils de Paul pour prendre des nouvelles, de peur de tomber sur l'épouse de ce petit-fils, de m'embrouiller dans mes explications, d'éveiller des soupçons qui n'avaient pas lieu d'être.

Aujourd'hui, nouvelle situation: je suis surveillée par une femme jalouse qui me lit, décrypte mes moindres écrits (je n'ai sans doute pas de lectrice plus attentive), essaie de deviner la "nature de mes relations" avec X., nous traque lui et moi sur internet à travers toutes les traces que nous nous plaisons à y laisser.
De temps en temps elle craque, elle envoie des lettres d'insultes à X., menace de se suicider, m'envoie des exhortations à bien m'occuper de X., s'excuse,... Oufffa!!

C'est aussi pour ce genre de raisons que j'ai perdu de vue mon meilleur ami entre 20 et 23 ans: peur de la jalousie de son épouse. Nous avions tant traîné ensemble, nous étions si inséparables, que j'ai découvert après (je découvre toujours tout après) que tous nos amis pensaient que nous sortions ensemble. (Le plus drôle c'est qu'ils n'ont jamais fait d'allusions. Sans doute ne devions-nous pas donner l'impression de nous cacher, sans doute ne prêtions-nous pas le flanc à l'allusion, si visiblement sereins ensemble... Et pour cause, il n'y avait rien à cacher.)

Je n'imagine jamais rien sur personne. Cela me met dans des situations ridicules (— Mais enfin, tu ne t'en doutais pas? — Tu sais, moi, tant qu'on ne me dit rien, je ne suppose rien) mais tant pis.

Souvenirs de Lévi-Strauss

Août 1985 - Je composte des chèques dans une agence du Crédit Lyonnais. A midi, je lis Race et Histoire et Traité du zen et de l'entretien des motocyclettes en dépensant mon ticket restaurant dans un café tranquille qui diffuse Rue barbare de Bernard Lavilliers. Thé et croque-monsieur.
Ces deux livres sont au programme de culture générale d'un concours que je dois passer en septembre.

Décembre 1988 - Covoiturage entre Paris et Lyon pour assister au mariage de mon meilleur ami, ce qui n'était pas encore un cliché. Discussion dans la voiture avec un ami de P., ami légèrement dédaigneux, légèrement supérieur :
— Tu as lu Race et Histoire ?
— Oui.
— Tu te souviens de sa conclusion ?
Comme il me prend de haut et que je fais un complexe d'infériorité, je panique un peu:
— Euh... Que l'évolution dépend de nos différences, de la différences entre les groupes et de leur façon d'interagir et de s'enrichir mutuellement ?
— Il dit surtout que certaines races sont plus cumulatives que d'autres, savent mieux acquérir, conserver et accumuler du savoir et de la technologie.

Il avait l'air très sûr de lui. Quatre ans après ma lecture je n'étais pas si sûre de moi. Mais il ne me semblait pas avoir lu ça, non, il ne me semblait pas avoir vu une telle interprétation, visant peu ou prou à organiser une hiérarchie des races (si tant est est que ce mot ait un sens: des cultures, des couleurs, des ethnies).
Je me souvenais surtout de la crainte de l'homogénéisation et de l'homogénéité: si tout devenait pareil, homogène, il n'y aurait plus de progrès possible.
Quand le mot "mondialisation" est devenu à la mode, employé à tort à travers, c'est à Lévi-Strauss que j'ai pensé.

Après quelques années sur internet, je ne suis plus inquiète: tout tend à prouver que des groupes se reconstituent toujours. Les critères ont changé, il ne s'agit plus de nationalité ou d'ethnie, mais de langues, d'affinités, de goûts ou de sujets d'intérêt communs ne tenant aucun compte des frontières. Il existe toujours des groupes, des différences, des échanges, et ces différences ne constituent pas forcément des hiérarchies. Une chose est sûre: ce n'est pas homogène.

Sale gosse

Chaque fois que je siffle dans la rue les mains dans les poches, je pense à Patrick.
Nous avions vingt ans (enfin, lui plus que moi), il tâchait — très gentiment — de m'enseigner quelques bonnes manières: «Une fille ne siffle pas dans la rue». Alors bien sûr, je sifflais.
Nous passions nos soirées à discuter économie et littérature en mangeant une baguette et un camembert; vers minuit il me raccompagnait à la station du Luxembourg pour que je rentre à la cité U avant le dernier métro.
Un jour il m'a avoué que s'il me raccompagnait ainsi, c'était pour s'assurer que je n'allais pas me promener au hasard dans les rues. Cela m'avait fait rire (comme si je n'avais pas pu faire ce que je voulais dès qu'il aurait eu le dos tourné) et émue (pas grand monde prenait la peine/le risque de prendre soin de moi).

Il y a quelques jours je regardais un petit garçon de trois ans qui devait franchir le ruisseau débordant d'un caniveau pour traverser la rue. Il se concentrait, évaluait la distance. Puis il sauta avec décision — en plein milieu du ruisseau, éclaboussant sa nourrice. Je compris aussitôt à son sourire satisfait qu'il l'avait fait exprès, c'était exactement ce qu'il avait calculé avec tant de précision. La nourrice était furieuse, j'avais envie de rire.
Un jour, j'avais fait le même mauvais coup à Patrick, sur le boulevard Saint-Germain. Il était trempé, j'avais largement dépassé mon objectif. Aujourd'hui encore, j'ai un peu honte quand j'y pense.

L'importance d'être Constant

J'avais envie d'aller voir cette pièce: il y a plus de vingt ans un ami m'avait tenu un discours enthousiaste sur l'intelligence de la traduction: «The importance of being earnest, L'importance d'être constant, ah, que c'est bien trouvé!», etc. Cet ami ne s'enthousiasmait pas souvent et je l'aimais beaucoup, j'en avais gardé une certaine curiosité pour la pièce, sans compter mon goût pour Oscar Wilde.

J'étais malgré tout un peu inquiète. Je prévins H.:
— Tu sais, la pièce ?
— Oui ?
— Il faut que je te dise... il y a la cruche de Taxi qui joue dedans...
— Emilien ?
— Oui, c'est ça.
H. a fait une drôle de tête et a conclu charitablement : «Qui sait, c'est peut-être un rôle de composition».

C'est un rôle de composition. Frédéric Diefentalh est très bon. (Et cela n'a rien à voir, il ressemblait étonnamment ce soir-là à Daniel Auteuil. J'ai appris à cette occasion que Gwendoline Hamon est sa femme. Finalement, lorsque Diefenthal baisa furtivement le poignet de Gwendoline Hamon au moment des rappels, il ne fit que perpétrer ce qui choque Oscar Wilde dans la pièce: «Le nombre de femmes à Londres qui flirtent avec leur propre mari est absolument scandaleux.»)
Celui qui joue le moins bien est sans doute Lorant Deutsch. Nous n'avions jamais entendu parler de Marie-Julie Baup: elle est excellente. Elle ferait une merveilleuse Elisa dans Pygmalion de Bernard Shaw.

Je n'ose plus rien dire sur les décors de théâtre depuis que j'ai appris qu'aimer les décors du style Au théâtre ce soir est horriblement ringard. Personnellement, je trouve cela reposant, de même que les costumes d'époque (ou à peu près d'époque, enfin bref, pas de notre époque): un canapé est un canapé et le mousquetaire n'est pas habillé en martien, oui, c'est reposant.
Toujours est-il que j'ai un faible pour les pièces en costumes d'époque parce que les robes sont très jolies.

Donc le décor est reposant, les acteurs jouent bien, dans ce style à peine forcé des pièces de boulevard, et le texte d'Oscar Wilde est immoral: il faut aller voir cette pièce.

ALGERNON: En réalité, je ne suis pas du tout dépravé, cousine Cecily. N'allez pas croire que je suis dépravé.
CECILY: Si vous ne l'êtes pas, alors vous nous avez tous trompés d'une façon vraiment inexcusable. Vous avez fait croire à l'oncle Jack que vous étiez entièrement corrompu. J'espère que vous ne menez pas une double vie, faisant semblant d'être dépravé, alors qu'en fait, vous êtes parfaitement vertueux. Ce serait de l'hypocrisie.
ALGERNON, la regardant avec étonnement: Oh, naturellement je me suis conduit de façon plutôt irréfléchie.
CECILY: Je suis heureuse de l'apprendre.
ALGERNON: En fait, maintenant que vous soulevez la question, je me suis très mal conduit dans la mesure de mes modestes moyens.
CECILY: Vous ne devriez peut-être pas vous en vanter, même si je ne doute pas que cela ait été fort agréable.

Acte II, p 1467 dans la Pléiade
En sortant, C. constate: «Finalement, le titre est à prendre vraiment au pied de la lettre».
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