J'ai pris du retard ce matin, Marie vient me chercher dans ma chambre. Puis je remonte changer de chaussures. Puis je reviens reposer ma clé: bref, démarrage difficile.

Tout est de plus en plus gai, joyeux. Au petit déjeuner, je m'empiffre de Nutella (alphabet latin sur le pot pour le nom de la marque) avec Leonardo, sj, pendant que les autres se moquent de nous.
Une preuve s'il en était besoin que c'est une nourriture du diable, les guêpes qui sont devenues très envahissantes au petit déjeuner depuis deux jours ne s'intéressent absolument pas au Nutella qu'elles n'identifient pas comme de la nourriture (ça fait peur).

Leonardo à qui j'explique mes «problèmes épistémologiques» («Vous n'avez pas suffisamment saisi les enjeux épistémologiques», appréciation sur ma dissert: oui, j'avoue) me recommande L'écriture vive d'Elisabeth Parmentier.

Deux conférences sur le thème du juste persécuté.
Une première de Marc qui nous illustre le glissement dans la Bible du prophète persécuté (un homme n'ayant pas de vertu particulière envoyé par Dieu auprès d'hommes ayant la même foi que lui) au martyr (un homme juste persécuté par un pouvoir politique ou religieux ayant des croyances différentes).
Marc est un grand amateur de films et il nous en cite à foison. Voilà plusieurs fois qu'il revient sur Sophie Scholl les derniers jours: «— Pourquoi, vous qui avez grandi dans les jeunesses hitlériennes, vous êtes-vous retournée contre Hitler? — Parce que toute vie est précieuse».

La deuxième conférence porte sur la mort de Socrate (-399) et sur le choc qu'elle a constitué pour la cité: elle démontrait l'échec de la démocratie et que la tradition qui associait la vertu et le bonheur se trompait (cf. Hésiode, Les travaux et les jours. Ce choc fut ressenti d'autant plus brutalement que la philosophie était vécue en communauté (cf. Pierre Hadot, Qu'est-ce que la philosophie antique?). Tandis que j'écoute Catherine dans une jolie robe rouge lire et commenter des extraits du Criton et du Phédon dans le chant des cigales, je me dis que ce doit ça, le commentaire philosophique, et qu'il faudra que je m'en inspire l'année prochaine.

Ensuite temps en commun pour partager. Je suis étonnée de la variété des réactions parmi nous six sur un sujet comme celui-ci [le juste persécuté]; j'aurais pensé qu'elles seraient extrêmement prévisibles. (Finalement, me dis-je en écrivant cela, cette technique de la "réflexion/partage" correspond un peu à ce que nous faisons quand nous tenons des blogs personnels).
Je rapporte deux réactions ici, parce qu'elles sont totalement opposées: l'un d'entre nous se sent persécuté, l'autre se pose la question «qui persécuté-je?».

Ensuite, intervention de Theodoros Konditis, sj, qui nous présente l'Eglise orthodoxe: des rites, une foi, une Eglise.
L'Eglise catholique représente moins de un pour cent des croyants en Grèce, et jusqu'il y a deux ou trois ans, la religion était indiquée sur les papiers d'identité (la Grèce a dû payer trois amendes à l'Union européenne avant que cela ne cesse). Il n'y a pas de conversion de catholique vers l'orthodoxie et inversement.

Je copie-colle une partie de mes notes:
L'orthodoxie est une douceur dans le monde dans la mesure où elle cherche à accueillir toute chose. Une approche lente sans trop de lois, sans trop de jugement. L'essentiel est d'embrasser tout en offrant tout à Dieu. Tout est louange.

C'est aussi un malaise dans l'histoire. Malaise des blessures qui n'ont pas cicatrisé. Deuil sur la perte de l'empire byzantin. Plainte qui se poursuit. Crée un malaise, une difficulté à collaborer avec les autres.
Malaise aussi à cause de la modernité. Modernité dans les relations humaines, avec les Etats, etc: l'orthodoxie a du mal à digérer la science, la liberté de conscience. Malaise dans l'histoire donc une méfiance, même à l'égard de ceux qui sont très bien intentionnés envers l'orthodoxie.
C'est parfois frustrant. Mais en même temps une liberté personnelle des prêtres (popes?) qui peuvent tisser des liens.

Déjeuner. Je prends deux ouzos un peu trop tassés. Béatrice et moi arrivons tard à table parce que nous discutions de la date de Pâques (elle m'expliquait le malaise qu'elle avait ressenti à Jérusalem ou à Ramallah devant les juifs et les musulmans à voir Pâques fêter deux fois à quinze jours d'intervalle: comment les Chrétiens peuvent-ils être crédible dans ces conditions?)

Projection par morceaux d'Œdipe sur la route de Bauchau, à peu près incompréhensible (l'ouzo, je pense). Sieste. Départ en bus pour le monastère orthodoxe d'Hosios Meletios. Visite du réfectoire et de l'église. C'est un petit monastère installé ici depuis très longtemps. A la question «Pourriez-vous nous raconter la façon dont vous vivez ici», la sœur répond que la vie monastique est mystère, mais qu'une chose est sûre, «si vous entrez ici par dégoût du monde, vous ne tiendrez pas quinze jours».

Maurice nous apprend qu'il a passé un an chez les bénédictins (les bras m'en tombent) et nous raconte une journée en monastère et commente le début et la fin de la règle de saint Benoît: «Ecoute… alors tu parviendras». J'ai surtout retenu que dix fois par jour, il fallait abandonner ce qu'on était en train de faire pour prier ensemble («si vous êtes en train de réparer un moteur, c'est toute une organisation pour avoir le temps de prendre une douche»). Voilà quelque chose que je n'avais pas du tout envisagé et qui pour moi est une idée de l'enfer, moi qui supporte si mal d'être dérangée sans arrêt à la maison et qui rêve de tranches de trois à quatre heures sans être interrompue.
Cela me conduit à deux conclusions: 1/ je n'aurais pas pu être moniale 2/ j'y penserai désormais quand je serai dérangée. (Quand j'ai fait part de cette réflexion à une sœur (non cloîtrée, rien à voir), elle me répondra, stupéfaite: «Mais ils ne le vivent pas du tout comme ça!»: je n'en doute pas une seconde, ma réaction instinctive ne traduit que ma frustration et mon impatience. («Qu'est-ce que vous désirez le plus?» Eh bien…)

Anecdote saisie par mon oreille indiscrète (dédicacée à Guillaume): la collection de patristique grecque avait été descendue à la cave de l'université de Bordeaux. La professeur a demandé à ses élèves d'aller chacun à leur tour demander un volume différent à la bibliothèque. Quand les bibliothécaires furent fatigués de descendre à la cave et de se tromper de volume — car ils lisaient mal le grec — la collection fut remontée dans les rayonnages accessibles aux étudiants.

Retour en marche silencieuse (huit kilomètres) dans le soleil qui n'en finit pas de se coucher. Ici en Grèce il n'y a jamais de silence, les grillons remplacent les cigales dès qu'il fait noir. Ils ne se taisent qu'à l'aube: silence troublé alors par le vent qui fait trembler la Grèce comme une vaste voilure.

Une demi-heure avant l'arrivée, la file des marcheurs se regroupe, un peu perdue: quel chemin prendre? Je reprends la marche avec Sophie et Leonardo et nous papotons. Comme je me suis exclamée «Trompons-nous ensemble!» quand il s'est agi de choisir un chemin (je voulais simplement dire que le plus important était de ne pas nous séparer), Leonardo rit et nous raconte la préparation de son ordination: «Le maître de cérémonie (ce n'était pas le terme, je traduis le principe) nous a expliqué ce qu'il fallait faire, debout, assis, étendus sur le sol. C'était compliqué, on n'a rien compris, alors il nous a dit: «Ecoutez, ce n'est pas grave, l'important c'est que si le premier se trompe, vous fassiez tous la même chose; ainsi personne ne s'apercevra de rien.» Sophie et moi rions de bon cœur, Leonardo nous explique que les jésuites ont la réputation d'être nuls en liturgie: «En Espagne on dit "Perdu comme un jésuite pendant la Semaine sainte"». Nous dévions, le rite, les enfants de chœur, le corps, l'importance du décorum, «la liturgie doit vous happer», «les églises baroques sont construites pour permettre une représentation théâtrale».
Sophie et Leonardo s'engagent sur le chemin de l'architecture lorsque Leonardo nous apprend que Saint André du Quirinal était "son" église, qu'il dormait dedans ou à côté pendant sa formation à Rome.

Je termine avec Sophie à discuter de latin, j'essaie de lui expliquer mon incapacité à apprendre le latin (j'ai quand même recommencé trois fois, et la première fois pendant six ans), nous parvenons à la conclusion que cela a sans doute la même origine que mon incapacité à entendre le rythme (sur un morceau de rock, par exemple). A suivre. (Mais moi, je sais depuis que j'ai entendu Enrico Mazza que je souhaite apprendre le latin avec un Italien.)
Il est tard, tout le monde est passé à table sous le pin, et comme à midi nous n'avons plus de place. Nous nous débrouillons. Encore de l'ouzo.

Puis célébration selon le rite syro-malabar (avec fleurs et flamme). Quand je pense que j'ai entendu ce mot pour la première fois en octobre dernier…

Le Guilloux: L'esprit de l'orthodoxie russe et grecque
Maurice Joyeux, Séjour en bénédictie dans la revue Christus, avril 2005