Il y a quelques années, entre 1996 et 2003, j'ai fait de l'assistance à la maîtrise d'ouvrage en informatique, dite MOA. L'entreprise était petite, trente personnes, j'avais les informaticiens en interlocuteurs directs et cela se passait plutôt bien, compte tenu de mon caractère angoissé et soupe-au-lait. Un jour cependant, impossible de me souvenir pourquoi (démission d'une informaticienne ou montée en charge de l'activité? je ne sais plus), le responsable informatique recruta un prestataire de services qui devait me servir d'interlocuteur unique, lui se chargeant des relations avec les informaticiens. Cela avait l'inconvénient de me couper de cette équipe avec laquelle je m'entendais bien, mais l'avantage de confier le poste à une personne possédant les compétences informatiques que je n'avais pas.

Ce garçon était très grand et portait les cheveux très courts, il avait mon âge et deux petites filles. Il s'appellait Yannick. Je le formais à ses futures fonctions et m'aperçus qu'il avait une étrange haleine: il sentait le vin rouge dès neuf heures du matin. Peu après il m'expliqua qu'il avait une rare maladie génétique du foie, et je mis son haleine sur le compte de la maladie.
Il apparut assez vite qu'il était incompétent. C'était un excellent archiviste qui constituait de superbes dossiers sur lesquels il veillait avec un soin maniaque, à tel point que je ne les consultais qu'en cachette après son départ du bureau. Il rendait toutes les tâches plus longues à accomplir car il fallait attendre qu'il n'ait pas fait son travail pour le faire à sa place et pouvoir ensuite faire le mien.
Un jour en rentrant d'une réunion avec des fournisseurs à laquelle il avait assisté avec Yannick, mon chef me regarda avec embarras et me demanda, entre question et affirmation: — Yannick boit? — Oui. Je n'osais pas te le dire, mais oui.

Malgré cela, et bien qu'on ait prévenu le responsable informatique, il fut embauché en contrat indéterminé.
Ma vie devint doucement un enfer, il fallait faire son travail, le mien, et réparer ses bourdes. Je me rappellerai longtemps du matin où il a oublié les manipulations indispensables entre deux programmes de correction de bugs, programmes que nous avions longuement testés ("recettés") en environnement de développement avant de les basculer en production, et où il me dit pour toute excuse: «Ça arrive à tout le monde de trop arroser un dîner entre amis». (Les programmes générèrent d'autres bugs qui s'ajoutèrent aux précédents, m'obligeant à un ou deux mois de tâches fastidieuses et délicates que je ne pouvais lui confier tant j'avais peur qu'il ne les baclât elles aussi en attendant que les informaticiens écrivissent un autre programme de correction et de rattrapage).
C'est sans doute suite à cette histoire que je lui expliquai ma pensée dans la minuscule cuisine de l'étage, en particulier que je souhaitais qu'il se mît au travail et qu'il arrêtât de boire (je crois qu'exaspérée je me préparais un thé en essayant de l'éviter, redoutant ma propre colère, et que cet inconscient voulut me parler pour justifier l'injustifiable). Je dus parler un peu fort car on me regarda bizarrement quand je sortis de cette cuisine, une collègue moralisatrice me dit qu'«elle n'aimait pas quand je parlais comme ça» (et j'eus l'amère satisfaction de constater que la seule fois où elle travailla avec Yannick, elle alla pleurer auprès de son supérieur dès l'apparition du premier problème).

Peu à peu je ne parlai plus que de Yannick, au bureau, à la maison, il devenait mon obsession, je ne savais plus que faire; je fis une mise au point avec ses collègues de bureau, un bureau d'hommes qui la jouait très «nous les hommes», en leur disant que c'était bien beau de parler cul et foot mais que la véritable solidarité «entre hommes» consistait en l'occurrence à surveiller Yannick; il disparaissait des après-midis au café, la hiérarchie était au courant mais trop lâche ou trop généreuse ou trop indifférente pour agir, sachant que cela aurait consisté à le licencier et donc qu'à aggraver son problème.

Puis notre société fut rachetée par un grand groupe, Yannick partit dans une filiale et moi dans une autre. Son alcoolisme était désormais connu, un collègue qui choisit la même filiale que lui se chargea de le surveiller et de l'aider, la rumeur voulait que sa femme, de guerre lasse, l'ait quitté.

Il y a une semaine j'ai été invitée au pot de départ d'un ancien collègue dans mon ancien service (j'ai été accueillie par un chaleureux «Tiens, ça faisait longtemps qu'on ne t'avait pas vue un verre à la main!».)
J'ai appris que Yannick était mort.