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Un pantalon en lin

Anne avait du chic. Elle avait un style, elle portait des pantalons en lin. Nous étions en première, et certes elle était redoublante, mais tout de même, c'était impressionnant qu'elle vécût en couple.

J'admirais son style, sa gentillesse, son aisance.
Pour l'imiter, j'ai essayé dans mon adolescence rondouillette un pantalon en lin. C'était atroce.

Il est normal que je pense à elle ce soir puisque je viens d'acheter un ensemble en lin.
(Toute une vie comme une revanche sur l'enfance, ou comme un accomplissement de l'enfance. Deux façons si différentes de le dire pour renvoyer aux mêmes actes.)

Résister en poésie

Madame Squ*n*bol, ma professeur de français de première, était très maigre. Elle devait avoir une quarantaine d'années, était toujours entre deux dépressions causées par la trop grande désinvolture de ses élèves envers la littérature. Elle s'habillait de couleurs vives, de vêtements "chics", et ma mère ne manquait jamais, lorsque nous nous promenions en ville, de me faire remarquer lorsque nous passions devant certaine boutique : «C'est ici que s'habille Madame Squ*n*bol».

Son livre préféré était L'Oiseau bariolé, de Jerzy Kosinski, et j'ai pensé à elle lorsque j'ai appris le suicide de Kosinski un jour de mai, bien plus tard.

Je lui dois en particulier la découverte de Jules Laforgue.

Elle reste avant tout pour moi l'adolescente de quinze ans qui a eu l'idée, pour protester contre la nourriture infecte du réfectoire, de se lever au milieu d'un repas et de réciter Une charogne.
Elle a été renvoyée trois jours.
Rappelez-vous l'objet que nous vîmes, mon âme,
Ce beau matin d'été si doux :
Au détour d'un sentier une charogne infâme
Sur un lit semé de cailloux,

Les jambes en l'air, comme une femme lubrique,
Brûlante et suant les poisons,
Ouvrait d'une façon nonchalante et cynique
Son ventre plein d'exhalaisons.

Le soleil rayonnait sur cette pourriture,
Comme afin de la cuire à point,
Et de rendre au centuple à la grande nature
Tout ce qu'ensemble elle avait joint ;

Et le ciel regardait la carcasse superbe
Comme une fleur s'épanouir.
La puanteur était si forte, que sur l'herbe
Vous crûtes vous évanouir.

Les mouches bourdonnaient sur ce ventre putride,
D'où sortaient de noirs bataillons
De larves, qui coulaient comme un épais liquide
Le long de ces vivants haillons.

Tout cela descendait, montait comme une vague,
Ou s'élançait en pétillant ;
On eût dit que le corps, enflé d'un souffle vague,
Vivait en se multipliant.

Et ce monde rendait une étrange musique,
Comme l'eau courante et le vent,
Ou le grain qu'un vanneur d'un mouvement rythmique
Agite et tourne dans son van.

Les formes s'effaçaient et n'étaient plus qu'un rêve,
Une ébauche lente à venir,
Sur la toile oubliée, et que l'artiste achève
Seulement par le souvenir.

Derrière les rochers une chienne inquiète
Nous regardait d'un oeil fâché,
Épiant le moment de reprendre au squelette
Le morceau qu'elle avait lâché.

Et pourtant vous serez semblable à cette ordure,
A cette horrible infection,
Étoile de mes yeux, soleil de ma nature,
Vous, mon ange et ma passion !

Oui ! telle vous serez, ô reine des grâces,
Après les derniers sacrements,
Quand vous irez, sous l'herbe et les floraisons grasses.
Moisir parmi les ossements.

Alors, ô ma beauté ! dites à la vermine
Qui vous mangera de baisers,
Que j'ai gardé la forme et l'essence divine
De mes amours décomposés !

Charles Baudelaire
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