Billets qui ont 'citation' comme mot-clé.

Sagesse

Rien de marquant dans cette journée (travailler est bien monotone). Je saisis en passant ces fleurs (si je suis passée là, remontant l'avenue Daumesnil pour prendre le métro une station plus loin, c'est que la ligne 8 était sans doute bondée: ligne 6 puis 14) à cause de «il vous faut purger avec quatre grains d'ellébore»: première fois que j'en vois, je ne savais pas ce que c'était. Comment obtient-on des grains à partir des fleurs?

(Mea culpa: je viens de comprendre que "grain" est une unité de mesure, pas l'équivalent d'une graine.)

hellébore


Renseignement pris, l'ellébore est toxique. Quatre grains, c'est beaucoup; deux était la dose prescrite pour soigner la folie.

Amidon de patate

— Si la planète va mal, c’est à cause des riches. Ça va bien d’accuser les pauvres de détruire la planète avec des pailles; mais tout le monde n’est pas né en buvant du jus de sureau avec des pailles en amidon de patate.

Shameless saison 10 épisode 11
PS : RC ressemble beaucoup à Franck Gallager, en moins chevelu.

Le moment présent

Large sourire en lisant la phrase suivante :
Je me hâte de dire qu'il me paraît [...] assez vain d'essayer de communiquer dans la mort quand nous communiquons déjà si mal dans la vie.

Marguerite Yourcenar, Les yeux ouverts, p.107, éd. le Centurion
Comme c'est évident. Je n'y avais jamais pensé. Les questions, c'est maintenant.

Taratantara

El sol innocente, telle s'incarne l'honorable mesure de tout Arte Mayor. Car la voix monte et insiste noblement sur sol et sur cen, qui sont les deuxième et cinquième 'syllabes' respectivement de ce demi-vers. Répétée sans cesse, cette mesure donne à toute composition en ce mètre son allure si caractéristique de montagne russe dans un manège de foire. […]
Or, on reconnaît aussitôt une des deux formes possibles du taratantara tel que, avec une insuffisante révérence, le baptisa autrefois Bonaventure Des Périers.

Jacques Roubaud, Le grand incendie de Londres, p.60
Cette découverte que le vers français se scandait m'a sidérée. Cela allait à l'encontre à tout ce qu'on m'avait dit au lycée quand on m'avait expliqué Virgile ou Shakespeare: que la rime française compensait le fait que la langue française était plate et ne se scandait pas.

Mais il y avait autre chose. Cela donnait soudain un sens à une conversation entendue un jeudi d'Oulipo, un échange entre Elisabeth et Alain ou Gilles ou Nicolas ou d'autres encore, parlant de taratantara: j'avais noté que c'était une référence inconnue de moi, mais peut-être une facétie, comme le fait d'apprendre les alexandrins sur l'air de La Marseillaise.

Je n'avais pas posé de question, mais lorsque j'ai retrouvé ce mot dans Roubaud, j'ai fait une recherche Google le soir-même, trouvé un livre d'Alain Chevrier que j'ai aussitôt inscrit à ma liste Amazon de livres souhaités.

Il est arrivé ce matin, offert par mon beau-père qui fidèlement pioche dans ma liste année après année, m'offrant des livres comme Bottom's Dream ou Meine Zeit mit Karl Barth ou l'autobiographie de Claudia Cardinale — ce qui a dû lui paraître plus léger — même s'il ne pose pas de question.

Et donc Taratantara est arrivé. C'est alors que j'ai découvert son titre principal que j'avais, je ne sais comment, occulté: Le Décasyllabe à césure médiane.
C'est tout de même très chic.

Cuisine

Aujourd'hui j'ai eu le droit de cuisiner. (Allusion à cette citation que j'adore: «Jour de Dieu! que je voie des femmes faire la cuisine chez moi!»).

J'ai donc mis le poulet à mariner et préparé un bourguignon de champignons en regardant la vie de Marie-Thérèse d'Autriche sur Arte (déçue qu'on ne parle pas davantage de ses enfants, mais cela m'a permis de nouer des liens entre les châteaux de Schönbrunn, Charlottenburg et Nancy).

La purée de céleri accompagnée des champignons était très réussie.

J'ai inversé les ordinateurs: installé le professionnel dans la chambre qui donne sur le jardin et le personnel sous les toits, à la lumière. J'aime être plus près du ciel. Avouons-le, je procrastine par peur de me remettre à mon mémoire. J'ai trouvé cela que je trouve très bien vu:




Névrosyne et autophlagèle.

La grève, une spécialité française célébrée même dans les blockbusters américains

— Que faites-vous à Paris ?
— On vient chaque automne, pour les grèves et la météo.

Je cite souvent cette phrase, je vais donc la mettre ici, pour la retrouver facilement. C'est tout de même une phrase qui apparaît dans RED 2, en 2013.
Contexte : une militaire russe veut savoir ce que font deux barbouzes américains retraités à Paris.




(En fait j'ai honte.)

Circonstances inattendues

Huit. Acacia planté au milieu du petit bras, comme tombé du ciel.
Caroline est devenue nauséeuse à la barre durant le dernier tour (migraine ophtalmique). Je propose de la ramener chez elle.
C'est ainsi que vers midi un cabriolet rouge décapoté s'est arrêté devant les militaires anti gilets-jaunes au centre de la place de l'Etoile. Un militaire s'est approché pour savoir ce que nous voulions: «elle est malade», ai-je expliqué tandis que Caroline ouvrait la portière pour vomir. Le militaire s'est retiré.

Nettoyage du canapé réinstallé sur la mezzanine et projection de Triple Frontière sur le mur.

Kapuściński (que je suis en train de lire) décrit exactement ce film (spoiler alert ?):
Mais l'avidité du tyran [Cyrus] va provoquer sa déroute, de même que l'insatiabilité causa naguère la déchéance de Crésus. De plus, le châtiment frappe toujours l'homme au moment où il croit être sur le point de réaliser son rêve, rendant son malheur encore plus cruel et destructeur. Désillusion, immense rancœur contre le sort vengeur, sentiment accablant de soumission et d'impuissance s'ajoutent alors à la lourdeur de la peine.

Ryszard Kapuściński, Mes voyages avec Hérodote, Pocket p.117


Fin de Daesh. Moins de cinq ans. Mais ce n'est pas fini. Que va devenir la Syrie? Et les hommes entraînés et dispersés?

Coming out

Je continue mes lectures, ma recherche de bibliographie. L'idée est de trouver des livres qui permettent "d'entrer en dialogue" (formule consacrée). Le problème, c'est qu'on découvre des textes qui ont si bien traité les questions qu'on voulait aborder qu'il n'y a plus grand chose à dire (déjà que…)

J'en profite pour partager ce passage qui m'a fait sourire.
L'investissement personnel, nécessire à la formation théologique universitaire que propose le Cycle C est d'une telle ampleur qu'il implique des décisions assez radicales en termes de priorité et d'organisation aussi bien sur le plan du travail personnel que sur le plan de la vie familiale. Pour autant, l'étudiant reste souvent très discret sur son engagement dans ces études. On perçoit une réelle réticence à dire et partager les études entreprises; plusieurs étudiants évitent de faire ce que l'on pourrait appeler leur «coming out» […]

[…] L'idée même de retourner «en classe», de suivre des cours après une journée professionnelle souvent chargée, de lire des livres, de passer des examens et de rendre des devoirs, sucite étonnement, voire admiration. A l'intérieur d'une vie déjà prise par une famille et un métier, choisir de consacrer du temps — et d'engager des frais — pour continuer des études paraît déjà considérable. Mais quand le contenu des études est révélé, l'étonnement croît encore, et vire parfois à l'inquiétude: «Mais, à quoi ça sert?»

"Les engagement ecclésiaux des laïcs formés en théologie", par Christelle Javary et Luc Forestier, dans Des laïcs en théologie: pourquoi? pour qui?, direction Brigitte Cholvy, Bayard 2010, p.122-123
Je me souviens il y a sept ans avoir hésité à avouer mes études ici, puis avoir décidé de vous faire confiance, ô vous lecteurs habituels ou de passage.
Pourquoi ce mot de confiance? parce que théologie appelle religion, et religion évoque obscurantisme (et pire désormais avec les scandales pédophiles).

Comment rendre compte des trésors d'intelligence, de réflexion et d'équilibre rencontrés en théologie, quel sens peuvent-ils avoir en dehors de la foi?
Et s'ils n'en n'ont pas, quel gaspillage de force, quel dommage, et à quoi bon?

L'impossible foi

Deux heures de théologie au lever du soleil, entre sept et neuf heures. Je finis l'article de Lemieux et je reprends Dosse.
Comment faire de la théologie, pourquoi faire de la théologie, je tourne ces questions comme un sujet possible de mémoire de licence. En 1966 Roustang se fait virer de Christus parce qu'il prévoit l'indifférence des générations futures.
Si l'on n'y prend garde et si l'on se refuse à voir l'évidence, le détachement à l'égard de l'Eglise, qui est largement commencé, ira en s'accentuant. Il ne revêtira pas alors, comme dans le passé, la forme d'une opposition ou celle d'un abandon, mais d'un désintérêt tranquille à l'égard, disent-ils, de cette montagne d'efforts qui accouche inlassablement d'une souris.

François Roustang, «Le troisième homme», Christus, n°52, octobre 1966, p.567, cité par F. Dosse, Michel de Certeau, le marcheur blessé, p.87
Je repense à H. en 2012, son effarement, son incompréhension devant mon cursus de théologie: «Mais enfin, ta religion, elle est morte!»
J'ai raconté cette anecdote plusieurs fois, choquant certains. Comme l'a souligné un élève, «bref, tu n'es pas soutenue à la maison». Ce qui est difficile à expliquer, c'est que dans un certain sens je préfère cela. Je préfère cela à ceux qui paraissent vivre dans un monde que je ne connais pas et qui m'effraie (de l'extérieur), un monde où tout le monde est chrétien, croyant, pratiquant, où la foi, les rituels, la connaissance des Ecritures vont de soi. Qu'est-ce que ce monde, où se trouve un monde pareil, s'agit-il d'un "vrai" monde, en prise avec la réalité, avec les Pokémons et Instagram?
Dans mon monde à moi croire ne va pas de soi, c'est plutôt une anomalie, pour ne pas dire un signe de bêtise, de léger attardement mental. Dans mon entourage, certains pensent que tout le mal vient des religions (comme si les hommes ne trouveraient pas autre chose pour se faire la guerre!) et Jacques, que j'aimais tant, semblait bien convaincu que tous les curés étaient pédophiles.
Je préfère vivre dans ce monde-là qui ne comprend pas comment il est possible de croire (titre d'un groupe Facebook: «Je n'ai pas d'ami imaginaire») parce qu'à vrai dire, je ne suis pas sûre de comprendre non plus.
Mais je crois, c'est ainsi.
Pourquoi? (non, pas de psychologie à deux balles, please).


Petit déjeuner, une heure de nage dans la mer, sieste, déjeuner, bataille avec l'informatique (le peu de photos que je prends est devenu inutilisable, je n'arrive pas à les transférer de mon téléphone), blogage, dîner à Katerini où nous sommes les seuls touristes. La place principale est joyeuse, tout le monde est dehors, les gens élégants, les enfants jouent pendant que les parents dînent, on est bien.

Management de transition

Quasiment fini la liasse fiscale. Je vais avoir clôturé les comptes en une journée. Il faut que je quitte ce boulot, il est devenu trop facile.

Cet après-midi, rencontré par l'intermédiaire d'A-C un consultant. Il est parti du principe que je voulais faire du consulting (ce qui est faux (non je ne veux pas parler de matrice SWOT. C'est ce que j'ai fui toute ma vie)) et m'a donné de bons conseils (c'est sympa de sa part, il a vraiment pris sur son temps par amitié pour A-C. Cela me fait plaisir de voir qu'il y a encore des gens capables de faire cela). Il propose du "management de transition" pour donner une teinte moins monolithique à mon CV (de l'assurance, rien que de l'assurance…) Pas bête. Je ne vois pas trop comment faire cela en étant en poste (le management de transition, c'est urgent par définition, pas question d'attendre trois mois de préavis que le candidat se libère), mais pas bête.

Levallois-Perret. Vent glacial. Cela faisait longtemps que je n'étais pas venue à Levallois-Perret.

J'ai abandonné le livre d'anthropologie chrétienne pour La jeunesse de Pouchkine. La faute à Markowicz qui a publié ceci sur FB hier ou avant-hier :
Mémoire d’Efim Etkind.
« Mémoire des souvenirs »
Chronique I.

Il aurait eu cent ans aujourd’hui. Mon maître, Efim Grigoriévitch Etkind. J’ai parlé de lui, je crois, assez souvent, depuis que je suis sur FB, je ne sais jamais si je peux répéter, si je dois recommencer à redire. Je sais que, d’une façon ou d’une autre, je lui dois tout.
J’aurais voulu parler de ça avec Sonia Wieder Atherton, — enfin, nous n’avons pas vraiment besoin, je crois, d’en parler, parce que nous comprenons sans mettre des mots dessus, — qu’est-ce que c’est, pour un musicien, un maître ? —Pour elle, Natalia Chakhovskaïa, dont elle est partie suivre l’enseignement à Moscou, alors qu’elle aurait pu très tranquillement, j’allais dire comme tout le monde, faire une brillante carrière sans ça. Mais voilà, la musique se transmet par affinités électives, de génération en génération. Est-ce pareil pour l’écriture ? Je ne le pense pas. J’ai l’impression que chaque écrivain se forme lui-même, avec ses lectures, évidemment, avec des amitiés, bien sûr, mais pas de maître à disciple. Les traducteurs non plus, bien sûr, — du moins en France.
Mais, je l’ai dit et je le redis, je ne suis pas un traducteur français. J’écris en français, je traduis en français mais je suis un traducteur russe, et si je suis fier de quelque chose de ma vie, c’est au moins d’une chose, d’appartenir à la tradition de la traduction russe, d’être formé par l’école russe — et, cette école russe, pour moi, c’était Efim Etkind. —

Imaginez ce que c’est, pour un adolescent, de le voir arriver, lui, ce colosse (il était grand et très costaud), et de voir qu’il travaillait avec moi. Qu’il me prenait au sérieux. Non, — qu’il voyait en moi quelque chose que, moi, je ne voyais pas du tout, quelque chose dont je ne savais pas ce que ça pouvait exister. Quelqu’un qui me faisait travailler inlassablement, recommencer, recommencer, qui me faisait lire, — qui m’apprenait à lire. Et sans jamais parler des sentiments, des émotions. En parlant toujours de la structure.

Tout ce que je sais de lui, je ne le sais pas seulement de ses livres, — ou, là encore, essentiellement pas de ses livres, mais de ses récits, — parce que, la plupart du temps, ses livres, je les avais écoutés, de chapitre en chapitre, en désordre, à la maison, chez mes parents, dans ma chambre à Deuil-la-Barre (Val d’Oise) — lui dans le fauteuil, moi, à côté, sur le lit, ou bien chez lui, à Suresnes. — J’ai su ainsi que, lui aussi, il avait appris tout jeune. Mais déjà, dans sa famille, son père et sa mère avaient voulu éduquer leurs enfants en trois langues (en plus du yiddish, qu’il parlait aussi) — bien sûr en russe, mais aussi, et en même temps, en français et en allemand. Il parlait ces trois langues aussi bien les unes que les autres. Nous n’avons jamais parlé qu’en français. Il ne m’a jamais dit un mot de russe — je veux dire, dans une conversation. Evidemment, jusqu’en 1974, il n’était jamais venu en France, tous les visas lui avaient été refusés. Et s’il était venu en Allemagne et en Autriche, c’était parce qu’il était un officier de l’Armée rouge. — Il avait fait la guerre (engagé volontaire, — il aurait pu ne pas la faire, parce qu’il était très myope), justement, en tant que traducteur de l’allemand, et vers l’allemand. Il me racontait comment il composait des chansons parodiques à partir des chansons de variétés de l’époque, et les répandait, par des tracts, et, surtout, la nuit, en rampant jusqu’à cent deux cents mètres des tranchées allemandes, et il parlait dans un mégaphone… toute la nuit, pour démoraliser les soldats. Plus tard, j’ai compris réellement ce que ça signifiait — et combien de gens comme lui se sont fait tuer, en première ligne, comme ça. Mais il ne parlait pas trop de ça. Il avait fait la guerre, il avait vu la mort en face, et très souvent, mais ce n’était pas un sujet de conversation. C’était juste un fait dans sa biographie. — Et puis, un jour, j’avais, par pure inattention (comme ça m’arrive toujours), fait carrément un contresens dans un poème de Pouchkine qu’il m’avait proposé de traduire. Et là, en souriant, il m’a dit que, bon, c’était très grave, mais ce n’était pas mortel. Mais que, pour lui, la traduction était quelque chose qui touchait à la vie et à la mort, et il m’a raconté que, pendant la guerre, dans sa division, un autre traducteur, un jour, avait, comme moi, commis une bévue — il était épuisé, sans doute. Ils avaient saisi des documents sur un officier allemand, et, dans ces documents, il était écrit que telle batterie de canons se trouvait disposée à tel endroit. Et lui, ce traducteur, avait traduit qu’il n’y avait pas de batterie à cet endroit. — Sur la foi de cette négation, le général de division avait lancé une attaque massive, puisqu’il n’y avait pas de canons. L’attaque s’est avérée être un massacre — qui aurait dû être évité. Le traducteur avait été fusillé.

Il ne m’a jamais parlé de la responsabilité morale du traducteur envers l’auteur qu’il traduit. Nous n’avons jamais, jamais, parlé de choses comme celle-là. Nous ne parlions que de structures, que de mots précis, que de lectures.

*

Il avait défendu Brodsky (il avait été très proche de Brodsky). En 1968, il y avait eu « l’affaire de la phrase ». — Il avait publié une édition très importante en deux volumes, une anthologie de la traduction poétique en Russie et en URSS. Il avait dit l’évidence, c’est-à-dire que, sous Staline, bien des poètes qui n’étaient pas publiés, traduisaient pour gagner leur vie — ce qui expliquait aussi le niveau exceptionnel des traductions en langue russe. Cette phrase, au moment où le livre était déjà imprimé, avait provoqué un scandale tel, que tout le tirage du livre avait été détruit, et qu’on avait tout réimprimé sans cette phrase. Déjà là, il avait failli être exclu de l’Institut Herzen (où il était le plus brillant des professeurs) et de l’Union des Ecrivains. Et puis, il avait aidé Soljenitsyne (j’en ai parlé, dans « Partages II »). Et puis, il demandait aux gens intellectuels juifs de ne pas émigrer, parce que leur place était en URSS, malgré tous les malgré — et un jour, il a été radié de l’Institut Herzen et convoqué au KGB (je vous la fais courte). Il y est allé, m’a-t-il dit, en survêtement et en bottes, en me demandant si je comprenais pourquoi. Je n’ai pas compris, bien sûr : en survêtement, parce qu’il n’y a pas de ceinture à enlever si on vous arrête. En bottes, parce qu’il n’y a pas de lacets. Et là, son interlocuteur lui a demandé, très poliment, s’il préférait aller à l’est ou bien à l’ouest, mais le plus vite possible. Et là, j’ai parfaitement compris — et vous aussi, j’espère.

Il est venu en France. Je crois que toutes les universités françaises, à titre symbolique, lui avaient offert un poste. Mais il y en avait vraiment un à Nanterre. Et il est devenu professeur chez nous.

*

La lecture, lui, je le disais, il avait commencé à la travailler tout jeune, à quinze, seize ans, auprès de Youri Tynianov. — Là encore, imaginez, tout ce que j’écris aujourd’hui, ce sont des bribes qui me reviennent de quarante ans. Parce que, oui, ça fait quarante ans que je travaille — j’allais dire que je travaille avec lui. Quarante ans. Quand je l’ai connu, il avait l’âge que j’ai aujourd’hui, et, Dieu, comme il me semblait vieux. J’avais son âge à lui quand il s’est présenté à Tynianov. Tynianov, entre mille choses, avait traduit Heine. Et ils lisaient ensemble, visiblement. Et moi, qui, à ma grande honte, ne lis pas l’allemand, je lis et je relis Heine depuis toute ma vie dans les traductions magistrales, magiques, de Tynianov, et celles d’Alexandre Blok. Mais il avait aussi travaillé auprès de Mikhaïl Lozinski… et vous savez qui c’est, Mikhaïl Lozinski ? C’est, entre autres chefs-d’œuvre, l’auteur d’une traduction grandiose, extraordinaire, de la « Divine Comédie ». Que je lis et que je relis.
Parce que c’est ça, aussi, que vous, mes chers lecteurs d’ici, qui ne parlez pas russe, vous ne pouvez pas comprendre— ou plutôt, c’est quelque chose que je ne peux pas vous expliquer. La littérature mondiale, quand je ne lis pas la langue, je la lis en russe. Parce qu’il existe une tradition immense de la traduction en Russie. Une traduction, c’est-à-dire des critères de base, et une école — des écoles, bien sûr, mais, en vrai, une école. Depuis Vassili Joukovski, qui ne distingue pas ses traductions de ses poèmes (et c’est par Joukovski que tous les Russes connaissent Goethe, Schiller et Byron, et qu’ils lisent « L’Odyssée » — évidemment en hexamètres dactyliques, comme dans l’original). Et Nikolaï Gnéditch, qui consacre sa vie à traduire « L’Iliade ». Et puis, ensuite, la grande école de la première moitié du XXe siècle : Blok, justement, mais aussi Pasternak, mais aussi Zabolotski, et Arséni Tarkovski, et d’autres noms, majeurs, que vous ne connaissez pas, comme Sémione Lipkine, et Lozinski, et des dizaines et des dizaines d’autres. Et donc, quand Efim Grigoriévitch m’a ouvert sa bibliothèque (des dizaines de milliers de livres), j’ai lu et lu et lu et lu. En russe.

Il a été l’élève des plus grands formalistes russes. De ces gens qui ont révolutionné les études littéraires, — et pas que les études littéraires, bien sûr. Chklovski, oui, Tynianov, Eikhenbaum, et d’autres, comme Viktor Jirmounski. Chercher la structure, ne jamais séparer la forme et le fond. Etudier le texte en tant que tel, mais ne pas le séparer de ses contextes, de tous les contextes possibles, — de sa mémoire : Etkind, en rigolant, m’a dit qu’il appelait ça « le structuralisme à visage humain », en parlant d’un grand ami à lui, un autre grand grand savant, Youri Lotman. Et ne jamais parler des sentiments, mais toujours, concrètement, des mots, des sons, de la construction. Traduire, ainsi, c’est rendre une structure par une structure. Et ne jamais rien séparer…

Et puis, comment voulez-vous que je vous parle de l’émerveillement que j’éprouvais, moi, et que j’éprouve encore, quand je l’ai entendu lire ce poème de Blok, « Ravenne »… Je ne peux rien vous traduire, là, parce que rien n’est traduisible, ni le poème ni l’analyse, mais de le voir décomposer la structure par trois, — pas « la » structure — « les structures », parce que, naturellement, il y a plusieurs niveaux de lecture de la construction, du plus large au plus restreint, — parce que ce poème est écrit comme un hymne à la « nouvelle vie » de Dante. Et de voir comment, par exemple, il faisait attention aux sons, au « n »…

VSIO chto miNOUTno, VSIO chto BRENno,
PokharaNIla TY v véKAKH.
TY kak mlaDEnets SPICH, RaVENNa,
Ou SONNoï VETCHnasti v rouKHAK…

C’est la première strophe…

Tout ce qui [tient] de la minute, tout ce qui est mortel,
Tu l’as enterré dans les siècles.
Tu, comme un bambin, dors, Ravenne
[Dans les bras] de la somnolente éternité.

« miNOUtno, BRENNo, RaVENNA, SONnoï (somnolente). Et, me disait-il, tu comprends bien, n’est-ce pas, ce que ça signifie, de commencer à contre-temps ? — Parce que, oui, le poème est écrit en « iambes », c’est-à-dire que l’accent est sur la deuxième syllabe, il ne peut pas être sur une position paire, et là.. tout le début est sur la première syllabe… Et oui, j’entendais, oui, je comprenais. Son amour d’Alexandre Blok, je le garde en moi, j’en porte la mémoire.

*

Le grand thème de la poésie russe, me montrait-il, au XXe siècle, c’est la mémoire. Il était la mémoire incarnée. Il avait connu tout le monde — depuis les années trente. Il connaissait par cœur des centaines, — réellement des centaines — de poèmes, en français, en allemand, en russe. Il les gardait, il les disait, parfois, pour me faire entendre. J’ai entendu Akhmatova par lui — et tous les autres. Et puis, c’est lui, quand même, qui a publié les « Conversations d’Anna Akhmatova avec Lidia Tchoukovskaïa ». Il les a publiées en russe, bien sûr. De cette publication, je me souviens comme si c’était hier.

J’étais chez les Etkind en été, ils venaient d’acheter une maison de campagne à Yvignac, en Bretagne. Il n’y avait pas de portable à l’époque, vous imaginez bien, et même pas de téléphone direct entre la France et l’URSS. Il fallait commander la conversation et attendre. Et, lui, en relisant les épreuves, et en particulier les poèmes d’Akhmatova cités par Lidia Tchoukovskaïa, il me disait qu’il connaissait des variantes différentes — jamais très importantes, un mot, une virgule, mais, enfin, il voulait être sûr. Parce que Viktor Jirmounski, dans l’édition qu’il avait faite des œuvres d’Akhmatova, les avait publiées d’une certaine façon, et elle, Lidia Kornéïevna (elle était la fille de Korneï Tchoukovski), elle disait autre chose. Ils sont restés au téléphone pendant trois heures, à parler de virgules et de tirets, et de l’intonation que ces virgules donnaient, ou ne donnaient pas, au texte d’Akhmatova, textes que, de toute façon, elle n’écrivait pas, puisqu’elle les donnait à apprendre par cœur, en particulier à Lidia Tchoukovskaïa. Cette conversation tranquille reste une des souvenirs les plus merveilleux de ma vie : malgré tous les KGB du monde, d’un bout de l’Europe à l’autre, eux, ils étaient là, et ils parlaient de vers… Et là, réellement, j’ai aimé l’expression française : « savoir par cœur ». Oui, ils savaient par le cœur.

Je voudrais, pour aujourd’hui, terminer sur cela : le savez-vous que, quand vous lisez Vie et destin de Vassili Grossman, vous le lisez grâce à Efim Etkind ? — C’est lui, et son ami Simon Markish (le fils de Peretz Markish), qui ont reçu le manuscrit du grand roman qui avait été arrêté par le KGB — oui, le roman avait été arrêté, pas son auteur : arrêté, toutes les copies, tous les brouillons, même les buvards. Tout avait été emporté. Quand Grossmann avait demandé audience à Khrouchtchev, il avait été reçu par Souslov, qui lui avait dit : « Votre roman ne sera pas publié avant deux cents trois cents ans. » Grossman avait développé un cancer, il était mort deux ans plus tard — comme Pasternak avait développé un cancer foudroyant et était mort après l’affaire « Jivago ». Il se trouve qu’il avait, à tout hasard, confié un exemplaire du manuscrit à son ami Sémione Lipkine (sur lequel je reviendrai), et que Lipkine l’a fait parvenir à Sakharov, et c’est visiblement, par Sakharov et aussi Vladimir Voïnovitch (mais ne me demandez pas comment, je ne sais pas) qu’Etkind a reçu les deux microfilms du roman. Simon Markish et lui les ont déchiffrés, page à page, mot à mot, et publiés, en 1980, chez l’Age d’Homme, parce que c’est l’Age d’Homme qui publiait, au même moment, notre Pouchkine… Etkind avait trouvé le temps d’établir le texte. De ça, je me souviens. Je me souviens de son sourire quand il nous en parlait à table — du choc, aussi, qu’il avait eu en découvrant les premières pages. Je me souviens d’avoir reçu l’un des premiers exemplaires, en tout petits caractères… Je découvrais Grossman.

Je me souviens de bien d’autres choses — mais, là, déjà, je suis beaucoup trop long. Je reprendrai plus tard.
Brodsky, Grossman. Ça me donne envie de pleurer.

Gris

Pas grand chose. Croisé Skot, pris à peine le temps de ralentir. Je suis allée acheter une robe de plus (après un week-end de réflexion) qui est en réalité une sorte de manteau ou veste sans manche que je vais porter en robe. Cela me fait cinq robes grises. Je commence à travailler mon look de vieille dame à la Jacqueline de Romilly. (Je ne m'habillerai pas en blanc à la Emily Dickinson, trop exigeant).
Toujours pas de verre de lunette en vue (ha ha). J'ai terriblement mal aux yeux avec la paire précédente.
Depuis que C. m'a dit qu'il voulait des t-shirts à Noël, je perds un temps dingue sur les sites de t-shirts.
H. a été recontacté par l'administration du Delawaere. Ça me fait plaisir. J'avais tellement cru, il y a un an exactement j'étais tellement en train de croire, que nous nous installerions à Wilmington.

Le conseil méthodo du jour : «Mgr Joseph Doré disait : il faut apprendre des tables des matières par cœur.»
De façon générale, tout penche dans la même direction : il faut que j'apprenne beaucoup plus (infiniment plus) par cœur. Il faut que je prenne le temps d'apprendre par cœur.

Les obsessionnels

We can’t win against obsession. They care, we don’t. They win.

La maîtresse de Barth

Le professeur d'allemand, Pierre-Olivier Léchot, (également doyen de l'institut), rit : « Ce qui m'amuse, ce sont les réactions scandalisées des Américains à la lecture d'une traduction récente de la correspondance de Barth… Pour moi c'était évident, je l'ai toujours su, je ne me souviens même pas ne pas l'avoir su. »

Mais de quoi parle-t-il ? Je me concentre. Il est en train de raconter avec sa pointe d'accent inidentifiable que Barth avait une maîtresse, a eu une maîtresse toute sa vie ; il a vécu un ménage à trois en se cachant à peine — ou sans se cacher. Les Américains ne le savaient pas (les Français, catholiques ou protestants, le savent-ils ?) et sont choqués : « Evidemment cela jette une lumière particulière sur sa Dogmatique et ses positions sur le mariage. Charlotte von Kirschbaum était bien plus qu'une secrétaire ; d'ailleurs à partir du moment où elle a été hospitalisée, l'écriture de la Dogmatique s'est interrompue. »

(Remarque personnelle : ne pas en conclure trop vite que c'est elle qui en est l'auteur : Saint-Simon a interrompu plusieurs mois ses Mémoires après la mort de sa femme.)


Le soir je fais quelques recherches. A partir de ce billet, de liens en liens, on accède à une série d'articles (en anglais) sur le sujet.

Je traduis les deux citations qui apparaissent dans ce billet :
De cette façon, je n'ai jamais pu et ne peux toujours pas nié ni la réalité de mon mariage, ni la réalité de mon amour. Il est vrai que je suis marié, que je suis père et grand-père. Il est également vrai que j'aime. Et il est vrai que ces faits ne coïncident pas. C'est pourquoi nous avons décidé, après quelques hésitations au départ, de ne pas résoudre le problème par une séparation d'un côté ou de l'autre.

Karl Barth, Vorwort xxii n. 3, letter of 1947 cited by Christiane Tietz, Karl Barth and Charlotte von Kirschbaum, Theology Today 2017 Vol. 74(2), 109.
Et ceci qu'il écrivit il y a longtemps, en 1947, à un pasteur de sa connaissance :
C'est précisément ce qui constitue la plus grande bénédiction terrestre qui m'ait été accordée durant ma vie qui constitue en même temps la plus forte accusation contre ma vie terrestre. Je me tiens ainsi sous le regard de Dieu, incapable d'y échapper d'une manière ou d'une autre […] Il se pourrait que ce soit à partir de cela que l'on puisse trouver dans ma théologie un élément de mon expérience, ou pour mieux dire, un élément de vie vécue. Il m'a été interdit de façon très concrète de devenir le rigoriste que dans d'autres circonstances j'aurais pu devenir.

Karl Barth, BW. Kirschbaum I, Vorwort xxf. n. 1 cited by Christiane Tietz, Karl Barth and Charlotte von Kirschbaum, Theology Today 2017 Vol. 74(2), 111.
Par ailleurs, on trouvera ici une plaisanterie sur la Trinité (le blog dans son entier est à couper le souffle pour qui s'intéresse à l'exégèse ou la théologie).

Heidegger, le quotidien, le temps (les blogs ?)

Je rentre, je dîne, je lis les pages d'Être et Temps et le commentaire de Jean Greisch. Et soudain j'ai l'impression qu'il parle des blogs.
La « quotidienneté du quotidien » est un « phénomène hautement complexe » (GA, 209) qu'on ne peut pas se contenter d'aborder par une approche purement narrative. Ce n'est pas en racontant dans le menu détail ma vie quotidienne, heure par heure ou jour par jour, que j'arrive à cerner la structure existentiale de la quotidienneté ! La « négligence » de ce phénomène s'explique par le fait, lui aussi déjà évoqué (SZ §5, 16) que « ce qui est ontiquement le plus proche et le mieux connu est ontologiquement le plus lointain, le non-reconnu (SZ 43, trad. mod.). Heidegger illustre cette difficulté par le beau passage des Confessions de Saint Augustin, où celui-ci décrit ce qui est le plus proche, à savoir le moi, comme étant en même temps ce qu'il y a de plus difficile à comprendre.
La médiocrité quotidienne n'est pas une simple « alénation » qui rendrait impossible toute compréhension de soi. Elle correspond à une manière particulière du Dasein d'être concerné par lui même (SZ 44). L'analytique ne peut pas se contenter d'évocations vagues de cette structure, elle doit au contraire viser le même degré de précision que la description de l'être authentique ! Il apparaîtra alors que la quotidienneté nous met en présence d'un « concept spécifique du temps » (GA 20, 209).

Jean Greisch, Ontologie et temporalité. Esquisse d'une interprétation de Sein und Zeit, p.115
Avertissement : ce billet est à lire avec le niveau de sérieux que vous déciderez.

Obstination

Il est très tôt et je me suis levée dans l'intention de bloguer un peu. J'ai bien entendu perdu vingt minutes sur FB. Podcasts de France Musique, Martha Argerich.
Je me demande pourquoi je continue, pourquoi je m'obstine, alors que le résultat le plus clair que j'ai obtenu, c'est que ce que j'écris ici soit utilisé contre moi par ma famille la plus proche (d'où ma difficulté à écrire depuis un an et demi). Il ne faut pas céder, il ne faut jamais baisser les bras — parce qu'on le regrette, ensuite, bien plus tard, quand les raisons conjoncturelles qui ont fait reculer à un moment précis ont disparu. «L'important, c'est de durer» dit Obaldia quelque part dans son Exobiographie.

D'une certaine façon, tout cela n'a pas grand chose à voir avec moi. Il s'agit de saisir le temps, d'essayer de saisir ce qui change, insensiblement (la destruction des meulières de Yerres, de la banlieue parisienne, la France en construction, partout, le style 2010, les cubes bas blancs et marrons) sous nos yeux ; cette impression qu'il ne se passe rien et que pourtant, lorsqu'on se retourne, plus rien n'est pareil ; cette impression de vivre dans un rêve, irreconstituable.
Les romanciers populaires dont l'écriture couvre de longues années, comme Agatha Christie ou San-Antonio, rendent compte de cela. Rien ne me serre le cœur, ne me donne le vertige du temps qui passe, comme de tomber parfois, de plus en plus rarement (à Chartrettes, vers le début de la rue du faubourg St Jacques) sur une façade indiquant PTT, ou mieux, P&T : que s'est-il passé, comment se fait-il que je n'ai rien vu, y a-t-il eu une transition entre PTT et "Orange", à quel moment tout a-t-il éclaté, entre "La Poste" (c'est comme si elle ne l'était plus depuis qu'elle porte ce nom), l'organisme qui distribue les colis (colissimo, est-ce un "service" ou une entreprise ?) et la "Banque Postale" (quand les "CCP" ont-ils disparu) ?
Bien entendu, tout cela peut être reconstitué sur internet, mais comment cela se fait-il que tout cela soit si élusif, nous fuit entre les doigts, que nous ne nous rendions compte de rien ? A quel moment le ticket de métro est-il devenu blanc ? Du jaune au vert au mauve au blanc ? (avantage : il ne tache plus s'il est oublié dans une poche avant de passer à la machine à laver).

Tenir un blog pour essayer de rendre compte du temps, du passage du temps, de l'essence de la vie, insaisissable.
Essayer de rendre compte du temps, "perdu d'avance", c'était le nom d'un blog, un de tous ces blogs disparus, eux aussi (en l'occurrence, il en reste — mais pourquoi ? — une trace).
Toujours revient la fin de "La chèvre de M.Seguin": «Elle se battit toute la nuit, et au matin, le loup la mangea».

Curieux tout de même, je m'en avise en écrivant cette phrase, que mon verset favori de la Bible soit «je ne te lâcherai pas que tu ne m'aies béni» : encore un combat jusqu'à l'aube, dont Jacob sort victorieux, lui, mais boîteux, le prix à payer — un prix peu élevé si on le rapporte à la bénédiction obtenue.

Soyons fous

Lavomatic à neuf et demi du matin — parce que les tuyaux sont bouchés, la machine à laver inutilisable et qu'O. part en camp scout deux semaines et a besoin de linge.

Deux numéros de Elle abandonnés sur la table. En couverture de celui du 7 avril 2017, le titre suivant : " Syndrome j'ai trouvé la sérénité et maintenant je m'emmerde ". L'article cite Propos sur le bonheur :
Quand on conseille aux hommes de rechercher une vie moyenne, tranquille et assurée, on ne leur dit pas qu'il leur faudra aussi beaucoup de sagesse pour la supporter. Le mépris des richesses et des honneurs est facile, en somme ce qui est proprement difficile, c'est, une fois qu'on les méprise bien, de ne pas trop s'ennuyer.

Klagenfurt

Toujours pas d’internet. Il est une heure du matin (le 12 juillet, donc), j’écris cela dans TextEdit dans la couchette du haut des lits superposés. Il fait très chaud. Je viens d’ouvrir la fenêtre que nous avions décidé de laisser fermer après l’expérience bruyante de la nuit dernière. Je manque de courage pour écrire: trop d’impressions, trop de détails, et tout cela si trivial, si banal, si humain. Ecrire pour décrire, pour saisir, pour ordonner, pour ne pas oublier. Ecrire pour s’obliger à mettre de l’ordre, comme une discipline musculaire. Ecrire contre la paresse de se laisser entraîner par le flux. Mais c’est si long.

Le petit déjeuner est servi de 7h30 à 9h. Lorsque nous arrivons dans la salle à manger commune, celle-ci est déjà pleine de gens de tous âges, il y a autant de couples âgés (définissons âgé: cinquante ans et plus, cheveux gris ou rides) que de couples avec enfants en bas âge. La seule population peu représentée est celle des adolescents (quatorze à vingt ans). Il y a même des hommes seuls, jeunes ou moins jeunes, venus ici peut-être pour l’animation, la vie.
La salle bourdonne mais n’est pas excessivement bruyante, cela me réconforte étrangement (je veux dire que je ne m’y attendais pas) de voir ces têtes blondinettes barbouillées de fromage blanc. Pas de cris, pas de larmes, pas de caprices. (Il est peut-être trop tôt).
Nous nous installons sur la terrasse après avoir essuyé la table, il a plu cette nuit. Depuis plusieurs jours j’ai adopté le petit déjeuner muesli, fromage blanc et céréales, les céréales étant plus ou moins sophistiquées selon la classe de l’hôtel, ce qui signifie que plus l’hôtel est luxueux, plus les céréales sont variées et présentées peu transformées, proches de la graine nue.
Nous petitdéjeunons en préparant notre journée et en regardant les enfants jouer à la balançoire. Philipp, un blondinet de deux ans, semble particulièrement aventureux. En toute logique il devrait se prendre une balançoire dans la mâchoire mais cela ne semble inquiéter personne. C’est si reposant, cette façon darwinienne d’élever les enfants, sans adulte hystérique pour protéger ou interdire.
— C’est si tranquille et si heureux. Il ne manque plus qu’un meurtre.
O. manque de s’étouffer de rire dans son café.
— Mais si, tu sais bien, transpose il y a quatre-vingts ans dans les îles avec de vieux Anglais, c’est tout à fait Miss Marple.

Nous partons sans repasser par la chambre. Rive sud du lac. J’ai mis ma combinaison d’aviron (une seule pièce moulante intégrant short et haut débardeur) sous un short en jean et un haut gris afin de pouvoir faire du kayak le cas échéant. Le coup de soleil pris en montagne il y a quatre jours (ou cinq? nous avons perdu la notion du temps) dérougit à peine, il est à la fois très laid (un V foncé marqué sur la poitrine en dessous du cou contrastant avec la peau blanche) et douloureux (certains tissus ne sont pas supportables).

[…] Je reprends ce récit toujours dans la couchette du haut mais à Vienne le 14 juillet, six heures du matin.

En suivant la rive droite du lac nous passons devant un parking et une pancarte «G. Mahler» : nous n'aurons donc même pas besoin de chercher. Nous nous garons, prenons le chemin. Il est neuf heures et quart. Nous montons vers la cabane (das Haüschen de Maiernigg) à travers la forêt, un quart d'heure de marche indique la pancarte. Nous croisons un homme avec deux chiens dont le noir, vieux, raide, marche avec peine.
Il fait bon, il fait frais, nous arrivons une demie-heure trop tôt à la cabane de Malher, elle est fermée. Elle est en dur, un peu plus grande que le chalet de Toblach. Ce qui est surprenant, c'est l'absence totale de perspective, de ligne de fuite: elle est au milieu des bois, la pente remonte en face des fenêtres. Je pense à ce que j'ai lu un jour, qu'il ne faut pas une belle vue à un créateur, cela distrait. Il faut des murs, des gravures fades. Mahler dormait-il sur place, y a-t-il un lit, nous ne le saurons pas car nous décidons de ne pas attendre, nous avons un programme chargé.

Nous sommes arrivés dans le musée Robert Musil pour l'ouverture. C'est une seule grande pièce, avec un premier renfoncement consacré à Ingeborg Bachmann et un second à Christine Lavant dont je n'avais jamais entendu parler (renseignement pris, un contact me dit que c'est un Trakl féminin).
Des photos, des lettres, des valises, une machine à écrire, toute une chronologie (une vie) appuyée sur des preuves. Musil est né ici mais n'y a passé qu'un an. Tout est en allemand et nous passons un temps si long dans ces pièces qu'à plusieurs reprises (quatre!) les personnes en charge de l'endroit (qui est aussi une bibliothèque-librairie-salon) viennent nous demander si tout va bien: mais que pouvons-nous faire si longtemps dans un endroit somme toute si petit?
Nous lisons, mademoiselle, monsieur, je lis en allemand et je ne lis pas vite. Musil apprend le crawl, nouvelle nage de l'entre-deux-guerre. Il écrit un texte sur la bêtise (en 38, il me semble: on devine qui il vise). Il fait ses études à l'école militaire de Mährisch, trois ans après que Rilke l'a quittée. (C'est l'expérience qui a inspiré Törless). Il est chargé de trouver de jeunes auteurs inconnus pour la revue Die Neue Rundschau. La métamorphose de Kafka passe entre ses mains et aurait pu paraître dans la revue, mais les négociations échouent car Kafka refuse un racourcissement de sa nouvelle.

Je passe aux textes sur Bachmann, de grands panneaux imprimés qui reprennent peu ou prou ce que j'ai lu dans Retour à Klagenfurt, le livre acheté autour de 1988-1989 qui a motivé ma venue ici. Je prends les panneaux en photos ainsi qu'un portrait de Nelly Sachs. J'en profite pour parler de Celan à O. (mais ce qui vient quand on présente un auteur, un poète, à quelqu'un qui ne le connaît pas et n'éprouve pas d'intérêt particulier, c'est toujours l'anecdote: Bachmann est morte brûlée, Celan s'est suicidé, Nelly Sachs, «connue de ceux qui la connaissent», a échangé une importante correspondance avec Celan, le tome 2 de L'homme qans qualité paraît toujours neuf dans les livres d'occasion de Gibert: comment sortir de cela?1.)

Mais O. lit tout, avec gentillesse (envers moi) et avec application; il prend les documents (des feuilles A4 photocopiées) qui nous sont donnés, et c’est avec l’un d’eux, Literarturwandern - Auf den Spuren von Ingeborg Bachmann, que nous partons en balade dans la ville. Je me rends vite compte que Retour à Klagenfurt m’a dit l’essentiel et que je pourrais l’utiliser pour commenter les lieux : place du nouveau marché avec le dragon qui est l’emblème de la ville et que l’on retrouve jusque sur les tickets de parking, l’avenue des ursulines (petit mystère : « pour les dictionnaires, gasse serait une ruelle, une allée, mais sur le terrain, c’est belle et bien un boulevard ou une avenue. A moins que cela ne prenne ce sens que composé (Ursulinengasse, avenue des Ursulines) ? Nous passons devant le théâtre (à voir l’automne, dit Bachmann dit Uwe Johnson) (« c’est un banc — Non, ce n’est pas un banc — Si c’est un banc… ah non » (sculpture moderne)), suivons la rue Radetzky tout du long (et comme cette promenade sur les pas de Bachmann n’est qu’un prétexte à l’errance, oublions de faire un crochet devant la maison de ses parents au 26 de la Henselstraße).

Vendredi 28 juillet, Anvers, six heures du matin. Insomnie peut-être due à un dessert de trop ou à l’absence de climatisation. On s’habitue au confort. Je repends cette narration indéfiniment remise, parce que les ciels sont trop beaux, parce qu’il n’est pas possible de taper en voiture en écoutant des podcasts. Je suis tellement en retard. Combien de jours pour tout raconter si l’on ne raconte pas au fur à mesure ?

La Radetzkystraße est bordée de belles demeures bourgeoises. Vers sa fin les trottoirs se chargent de fleuristes dans la version jardinière, c’est-à-dire qui vendent des graines et des plants, et non des fleurs coupées (toute l’Autriche est ainsi : jamais vu autant de pépiniéristes et vendeurs de matériel de jardinage aux abords des villes qu’ici). Elle aboutit au pied d’une colline couronnée d’une église, la Kreuzbergl. Nous grimpons sous le soleil de plus en plus chaud le chemin de croix dont les stations sont des mosaïques grandeur nature (je ne reconnais pas toutes les stations, sans que je sache s’il s’agit d’une version autrichienne du chemin de croix ou d’une version locale).
La suite de la promenade nous emmènerait au bord du lac et le descriptif nous prévient de prévoir une heure à une heure et demie. Nous rebroussons chemin.
Faux Hugo à l’angle de la Karnerstraße et de la Radetzkystraße : ils n’ont pas de menthe donc ne peuvent nous faire un Hugo, nous expliquent-ils. Nous buvons un mélange de vin blanc et d’eau pétillante. Retour en ville, monument commémorant le référendum de 1920 qui a choisi de rattacher la Carinthie à l’Autriche et non à la Slovénie (une recherche plus tard, j’apprends que ce qui est en jeu, c’est le sort des Slovènes et de la langue slovène. La Carinthie est un bastion du conservatisme germanophone pour ne pas dire de l’extrême-droite, aujourd’hui encore. J'ignorais ce fait mais je me souviens m’être interrogée devant le nombre de panneaux bilingues. Cela permet de comprendre le dégoût de Bachmann envers sa ville alors que rien ne l’explique quand on se promène dans cette ville souriante.), ancienne place (Alter Platz).

Nous déjeunons dans une petite rue d'un plat du jour proposé par un boucher-traiteur en contemplant l'élégance des Autrichiens (cela rend le débraillé des touristes toujours un peu honteux), puis nous entrons à St Egid pour y chercher la tombe de Julien Green. Elle se présente comme une grande dalle de marbre au sol dans une des chapelles du bas-côté de droite. Elle est parfaitement intégrée au dallage comme si elle était ici de toute éternité. Au mur une autre plaque présente un poème de Green. Mais comment a-t-il obtenu cela? Des gens prient, je n’ose déambuler d’autant que je suis en short (l’Italie m’a enseigné une retenue vestimentaire dans les églises que je n’avais pas apprise en France — et je m’y sens tenue en tant que touriste, visiteuse), mais il me semble qu’aucune autre tombe n’est ainsi présente dans l’église, y compris des tombes de prélats.

Deux Hugo dos à St Egid, retour à la voiture, le ciel se couvre, atmosphère lourde et orageuse, direction le cimetière (Friedhof, maison de la paix, maison du repos : dernière demeure) d’Annabilch que je sais être près de l’aéroport, toujours grâce à Uwe Johnson.
Un plan du cimetière indiquant les tombes « remarquables » se trouvent à l’extérieur de l’enceinte, à gauche des bâtiments administratifs et du crématorium (comme nous sommes entrés par la droite, nous avons erré), celle de Bachmann est tout au fond, dans la partie opposée à l’entrée. Sont enterrés avec elle son père et sa mère — son père mort la même année, 1973. Avant ou après elle ?

J’ai vu ce que j’étais venue voir à Klagenfurt. Direction le lac pour rechercher de quoi sortir en canoë.
Nous avons beaucoup erré : rive nord du lac, nous avons suivi en voiture l’allée le long des deux clubs d’aviron jusqu’à nous heurter à une impasse ; rive ouest, à pied cette fois, nous avons interrogé la caissière de l’entrée de la plage, en face du camping, un gigantesque complexe pour lequel existent une carte famille et une carte annuelle — elle ne savait rien, comme plus tôt les employés du cimetière ne savaient rien — je crois qu’elle était fatiguée ou indifférente, comment peut-on s’intéresser si peu à sa ville ? J’ai insisté pour poursuivre le long de la plage jusqu’aux mâts entraperçus plus loin, et là, dans un endroit tranquille et gazonné, il nous a semblé, il a semblé à O. qui posait les questions en allemand, qu’il était trop tard pour ce soir (il était cinq heures, mais quel est ce monde qui se couche avec les poules ?) mais que si nous venions demain matin à neuf heures, nous pourrions louer un canoë.

Plus loin un château, le château de Maria Loretto et à la pointe s’avançant dans le lac un restaurant — fermé, déception.

Rebrousser chemin le long du canal. Club de kayak en face, de « vrai » kayak, ie sportif et non touristique ; musculature du kayakeur bronzé qui remonte le canal torse nu, sort de son bateau et se penche, tel Tarzan, se saisit de l’embarcation d’une main et part vers le club d’un pas souple (vision cinématographique qui nous fait rire dans son irréalité) ; reprendre la voiture, chercher un restaurant sur Yelp (Yelp et Waze, les deux mamelles de notre voyage). Si l'auberge de jeunesse dîne à six heures, il nous faut supposer que les Autrichiens dînent tôt.

Garer la voiture est toujours angoissant (ce doit être un pli parisien, car en réalité nous ne rencontrerons de problème nulle part) : y aura-t-il de la place proche de l'endroit où nous allons ? Aurons-nous assez de monnaie pour payer le parcmètre ? C'est pourquoi O. rentre spontanément dans le premier parking qui semble proche de notre destination. Nous découvrons ensuite qu'il s'agit du parking d'un centre commercial, il paraît fermer à neuf heures.
C'est alors que j'ai vu O. devenir fou. Il a un grand sens de l'orientation et se repère très vite. La sortie du parking donnait dans le centre commercial. Il a cherché à sortir du centre commercial, arpentant le second étage puis le premier, de plus en plus vite, ne trouvant rien, grommelant « ce n'est pas possible, le parking ne peut pas être la seule sortie », s'arrêtant pour interroger les murs ou l'horizon du regard, de plus en plus proche d'un état qui ressemblait à de la panique, la panique de la raison confrontée à l'absurde.
Nous avons fini par trouver une sortie pour les piétons. En longeant le bâtiment de l'extérieur, il est apparu qu'il n'y en avait que deux. Ce centre commercial est installé dans les anciens bâtiments d'une industrie du XIXe siècle : je suppose qu'on a évité de défigurer le bâtiment en y perçant des portes, mais je me demande comment les normes de sécurité en cas d'incendie. Ce centre commercial s'appelle Arcadie ; je fais remarquer à O. que dans les livres ou films de SF, ce nom est toujours mauvais signe, c'est toujours l'enfer sous un aspect souriant.

Nous allons dîner au Bacchus. Il pleut, nous ne pouvons nous installer en terrasse. Le serveur est très aimable et séduit O. en lui disant que son allemand était tel qu'il n'avait pas compris que nous étions français. Nous prenons une spécialité de la maison prévue officiellement pour deux mais qui conviendrait à trois. Nous découvrons que "Mineralwasser" signifie ici pétillante. "Sprudelwasser" paraît inconnu en Autriche.

Nous rentrons préparer nos valises : demain, nous avons prévu de faire du canoë avant de rejoindre Vienne.



Note
1 : Si alors Swann cherchait à lui apprendre en quoi consistait la beauté artistique, comment il fallait admirer les vers ou les tableaux, au bout d’un instant elle cessait d’écouter, disant : « Oui... je ne me figurais pas que c’était comme cela. » Et il sentait qu’elle éprouvait une telle déception qu’il préférait mentir en lui disant que tout cela n’était rien, que ce n’était encore que des bagatelles, qu’il n’avait pas le temps d’aborder le fond, qu’il y avait autre chose. Mais elle lui disait vivement : « Autre chose ? quoi ?... Dis-le alors », mais il ne le disait pas, sachant combien cela lui paraîtrait mince et différent de ce qu’elle espérait, moins sensationnel et moins touchant, […]. Proust, Un amour de Swann

Journée lisse

Double Sofia avec Philippe. Il fait très beau et très froid, si froid que nous transpirons à peine. Les doigts se réchauffent lentement. J'ai essayé les moufles, mais cela emprisonne les mains et je ne me sens pas rassurée en bateau court de ne pas avoir ma liberté de mouvement. J'essaierai en quatre. Les yeux pleurent contre le vent du nord. Dès que je suis avec quelqu'un qui ne m'impressionne pas, je rame mieux. Bateau plus équilibré.

Journée sans aspérité. Je décris tout ce que je fais en tenant une chronologie annuelle (savoir dans quel ordre enchaîner les tâches au moment de la clôture est précieux) dans l'idée de laisser mon poste dans un an. Cela ne sera sans doute jamais lu, mais sait-on jamais. Nous avons découvert un dysfonctionnement exaspérant : si la sécurité sociale envoie un flux au gestionnaire de prestations1 et que celui-ci n'a pas de RIB pour rembourser ce qu'il doit, il ne fait… rien. Pas de demande de RIB, rien. Si l'affilié ne s'inquiète pas, il n'est jamais remboursé. Comment cela est-il justifié en comptabilité? Cela passe-t-il en pertes et profits au bout de deux ans? Ou cela n'atteint-il jamais la comptabilité, restant coincé au niveau de la technique?
Je déteste ces no man's land des circuits technico-informatiques. Il faut un hasard pour les découvrir.
Et nous découvrons tant de choses par hasard, parce que quelqu'un pose une question innocente, que j'ai l'impression vertigineuse qu'il y a des erreurs de tous côtés. Quelle était la citation? «Cela nous submerge. Nous l’organisons. Cela tombe en morceaux. Nous l’organisons de nouveau et tombons nous-mêmes en morceaux.»

Je récupère la voiture gare de Lyon. J'en profite pour acheter trois répertoires à la librairie au coin du parking, des Clairefontaine référence 9609C, mes préférés difficiles à trouver.

Note
1 : le règlement des prestations est délégué à un prestataire.

Impressing the Czar

Je suis encore en vacances, c'est-à-dire que j'avais prévu de travailler aujourd'hui à mon TG de samedi, sachant que je n'aurais rien fait pendant les fêtes. Ayant emprunté Laudato si, je le lis. J'affectionne particulièrement ce paragraphe:
59. En même temps, une écologie superficielle ou apparente se développe, qui consolide un certain assoupissement et une joyeuse irresponsabilité. Comme cela arrive ordinairement aux époques de crises profondes, qui requièrent des décisions courageuses, nous sommes tentés de penser que ce qui est en train de se passer n’est pas certain. Si nous regardons les choses en surface, au-delà de quelques signes visibles de pollution et de dégradation, il semble qu’elles ne soient pas si graves et que la planète pourrait subsister longtemps dans les conditions actuelles. Ce comportement évasif nous permet de continuer à maintenir nos styles de vie, de production et de consommation. C’est la manière dont l’être humain s’arrange pour alimenter tous les vices autodestructifs : en essayant de ne pas les voir, en luttant pour ne pas les reconnaître, en retardant les décisions importantes, en agissant comme si de rien n’était.

Encyclique Laudato si, sur la sauvegarde de la maison commune, pape François, 24 mai 2015
«une joyeuse irresponsabilité», «décisions courageuses», «tentés de penser que ce qui est en train de se passer n’est pas certain»: tout me plaît.
Je n'aurai jamais terminé pour samedi.

Danse à nouveau ce soir au palais Garnier. Semperoper Ballett de Dresde pour Impressing the Czar de William Forsythe. Les quatre pièces donnent l'impression d'un chaos permanent et seul le fait qu'il se poursuive de longues minutes oblige à admettre le fait que c'est un chaos organisé et non en voie d'atomisation. C'est impressionnant.
La première partie m'a fait penser à un tableau de Jérôme Bosch (sans que rien objectivement ne soutienne cette association, ni les costumes, ni la musique. Sans doute l'impression de farce, de parodie. Par moments il semblait que l'on tournait le bouton d'un vieux poste de radio à la recherche d'une station, d'autres fois que l'on était dans un aéroport à cause d'annonces criées au micro, le tout dans des costumes de velours somptueux). La deuxième pièce, après l'entracte, est ma préférée, autant par la danse que la musique de Thom Willems. La troisième est cacophonique (peut-on dire d'une danse qu'elle est cacophonique? des corps discordants?), sorte de critique de la télévision commençant par une vente aux enchères d'objets dorés (ou de danseurs, comme l'explique cet article qui paraît avoir tout compris). Trop bizarre pour me retenir. La quatrième pièce se présente comme deux rondes échevelées et désynchronisées d'écolières japonaises, impressionnantes dans leur gestuelle.

Ce que je retiendrai de la soirée sera la découverte de Thom Willems.

Dimanche

Un peu de rangement, engueulade avec A., reprise de l'éternelle dissertation de philo. Cette fois-ci, il faut que je la termine d'ici samedi, sinon je crains que je ne puisse m'inscrire en année supérieure — ce qui serait normal: c'est le laxisme accepté deux années de suite qui ne l'était pas.

J'ai fini Le Pendule de Foucault, et je me souviens que j'ai rêvé de la fin (il y a longtemps, après ma première lecture en 1990), du long appel de la trompette: j'ai rêvé de la terreur de ne pas savoir ce qu'il fallait jouer et j'ai rêvé que je tenais cette note. Ce rêve a traversé les années au point que ce souvenir de rêve a pris la consistance du rêve.

J'ai repris An Outcast on the Islands. J'y trouve cette magnifique description de rivière:
Then, through it, after a time, came to Lingard's ears the voice of the running river: a voice low, discreet, and sad, like the persistent and gentle voices that speak of the past in the silence of dreams.
partie IV, chapitre V

Puis, à travers cela, après un instant, parvint aux oreilles de Lingard la voix de la rivière qui coulait: une voix basse, discrète et triste comme les voix douces et obstinées qui parlent du passé dans le silence des rêves.
Le soir, nous ne sommes que trois. O. est reparti à Paris pour dormir chez un ami afin d'être sur place pour son bac. Galette de seigle maison, un peu épaisse.

La guerre du Nutella

Courses pour la première fois depuis une éternité. Il n’y a plus rien, nous avons même réussi à mettre à sec la réserve de pâtes. (Heureusement, Juliette n’a pas vu mes knackies).

V'là-t-y pas que Ségolène Royal explique qu'il ne faut pas manger de Nutella. Après les voitures qui bipent quand vous ouvrez la portière, les mecs qui pourraient être vos fils qui vous expliquent comment monter dans un RER («veuillez avancer dans les couloirs», «ne marchez pas derrière la ligne»), la ministre qui t'explique ce que tu dois manger.





Ne pas oublier : le Nutella, c'est le mal.
Et moi, inévitablement, de penser comme souvent aux Animaux malades de la peste:
Au dire de chacun, étaient de petits saints.
L'Ane vint à son tour et dit : J'ai souvenance
Qu'en un pré de Moines passant,
La faim, l'occasion, l'herbe tendre, et je pense
Quelque diable aussi me poussant,
Je tondis de ce pré la largeur de ma langue.
Je n'en avais nul droit, puisqu'il faut parler net.
A ces mots on cria haro sur le baudet.
———————————
Agenda
Train pour Lisieux le soir.

Les signes

Et inévitablement, je commence Kertész et je tombe sur «Magdi a des métastases dans les glandes lymphatiques» (p.36) puis «Je sais que la plus belle part de ma vie a pris fin hier.» (p.37)

Aumône amère

Et aussi longtemps que nos bonnes œuvres nous font un peu mal et nous laissent de l'amertume au cœur, aussi longtemps que nous faisons la deuxième œuvre pour oublier que la première était bonne, alors nous savons aussi que ces œuvres ne dégénèrent pas encore en routine superficielle et que, malgré notre âge, nous ne sommes pas encore tout bonnement endurcis à la manière des pharisiens.

Karl Rahner, "Pouvons-nous encore devenir saints?" in Existence presbytérale, p.130, Cerf 2011
Ainsi donc, cette honte embarrassée et parfois cette colère sourde après avoir donné quelques euros à un mendiant serait un sentiment commun? C'est la première fois que j'en rencontre le témoignage.

Une habitude à perdre

De même qu'il nous arrive fréquemment de nous exclamer en chœur à table «le bâton, le bâton» quand quelqu'un commet une maladresse (référence à Astérix en Helvétie), il m'arrive souvent, au lieu du traditionnel «mort aux cons», d'utiliser quand quelqu'un m'exaspère «Qu'on lui coupe la tête!», en référence à la reine dans Alice au pays des merveilles.
A l'air effaré des gens autour de moi, il me faut admettre que je dois perdre cette habitude.

Enquête

Les questions sont ici.

1/ Connaissez-vous votre groupe sanguin ?
Oui oui. Voir ici.

2/ Quelle est votre chanson d'amour préférée ?
Celle qui dit : «les mots des pauvres gens, ne rentre pas trop tard, surtout ne prends pas froid» (c'est très précisément ces mots que j'aime. Pour le reste, elle est, je m'en rends compte en la relisant, en complète contradiction avec la réponse 8 — ou en complète résonance).

3/ Vous arrive-t-il d'être gêné par vos voisins ?
Non, sauf quand il y en a un qui pète les plombs. Nous avons même plutôt eu, en vingt-cinq ans, de très bons voisins.

4/ Avez-vous déjà fait quelque chose par vengeance ?
J'imagine que oui. Je suis sûre d'avoir eu des désirs de vengeance, mais suis-je passée à l'action? Aucun souvenir ne me vient à brûle-pourpoint. Cela provient de la conviction qu'une vengeance me portera davantage préjudice qu'à ma victime, que ce serait faire trop d'honneur à la personne dont je souhaiterais me venger que de m'abaisser à cela… (En fait je suis d'un orgueil épouvantable.)
Et puis je crois au karma: "si tu t'asseois au bord de la rivière, tu verras passer le corps de ton ennemi".

5/ Si vous recevez des cadeaux qui ne vous plaisent pas, qu'en faites-vous ?
Je les roffre, je les donne, je les vends (très pratique quand les enfants étaient petits, la kermesse de l'école).

6/ Dites-vous
souvent
rarement
jamais
"Je ne l'ai pas fait exprès" ?
Je n'ai pas dit ça depuis… mes cinq ans? Ou peut-être que oui, mais en cas de dénouement favorable, genre poser la bonne carte sur un tour de belote ?

7/ Pourquoi (n') aimez-vous (pas) voyager ?
J'aime voyager par ivresse de connaître, parce que j'ai passé mon enfance dans un triangle Blois-Vierzon-Bourges, parce que le monde est beau, et qu'il faut vérifier que les livres ne mentent pas, ni les films, et que «Regarde de tous tes yeux, regarde!»

8/ Comment vous consolez-vous d'un chagrin ?
J'attends qu'il s'amortisse. Il n'y a rien à faire. Et je ne crois pas (plus) qu'on guérisse d'un chagrin, et je trouve cela très rassurant. Cela veut dire que l'objet du chagrin nous tenait vraiment à cœur.
C'est une idée très forte que j'ai trouvé parfaitement exprimée, mais dans le cas inverse (la disparition du chagrin), dans L'Inauguration de la salle des Vents (premier extrait du billet): «tant qu'tu souffrais tu r'grettais quèque chose, c'est ben qu'y avait quèque chose à r'gretter, tandis que là putain si t'as plus mal c'est qu'tu r'grettes rien, et si tu r'grettes rien c'est qu'y avait rien, c'est qu'y a rien eu, niente, nada, ouallou, que dalle (et ça putain c'est ça qui fait mal…).»

9/ Avez-vous déjà écrit quelque chose sur votre main afin de ne pas l'oublier ?
Oui, très souvent, c'est un premier réflexe (smiley).

10/ Quelle est votre manière préférée de manger des oeufs ?
Brouillés.

Brume

Tellement de brouillard sur la Seine à Melun qu'on ne voyait pas les péniches qui passaient. Sorties interdites, pourtant un huit est parti dans le coton. Je songe à une nouvelle de Maupassant (mais laquelle?). Je regrette de ne pas avoir pris de photo: qu'aurait-on vu, qu'aurait-on compris?

Dormi tout l'après-midi. Je respire comme une bouilloire.



Je feuillette le Chenu acheté hier et trouve ces lignes de St Hilaire de Poitiers cité par Saint Thomas qui dépeignent à la fois mon impuissance et mon espoir croissants concernant mes études:
… C'est cette recherche qu'exalte Hilaire, dans son livre sur la Trinité: «Dans ta foi, entreprends, progresse, acharne-toi. Tu n'arriveras pas au terme, je le sais, mais le moindre progrès est déjà plein de grâce. Qui poursuit l'infini avec ferveur progresse, même s'il n'arrive pas à ses fins. Mais pour cela, garde-toi de prétendre percer le mystère, par cette immersion dans la vérité sans rivage; la première condition est de comprendre qu'elle passe toute compréhension.»
Somme contre les Gentils, Livre Ier, chap. 5 et 8.
Comm. sur le traité de la Trinité de Boèce, quest. 2, art. 3, rép. 5.

Marie-Dominique Chenu, St Thomas d'Aquin et la théologie, p.46

Hypothèse de base : Dieu existe

J'assiste à la remise des diplômes pour me préparer à la mienne dans quatre ans et demi (non, je plaisante (enfin oui, mais il peut se passer tant de choses d'ici là): pour rencontrer des têtes connues (je veux dire des amis, pas des people).)

«Soyez libres, humbles, généreux.»

J'obtiens enfin une définition de la théologie. Nous sommes dans l'église des Carmes et le doyen Thierry-Marie Courau commente: «En regardant cette présentation au temple [le tableau au dessus de l'autel], je me disais que Siméon fait de la théologie: il découvre les mystères de Dieu et les mystères de l'homme.»

Proverbes 4.13 : Retiens l'instruction, ne t'en dessaisis pas; Garde-la, car elle est ta vie.

Par ailleurs je lis une biographie de Bonhoeffer par Metaxas; c'est absolument passionnant. Par moment je me demande si Metaxas ne va pas un peu loin, par exemple quand il explique la position des théologiens libéraux dans les années 20:
[…] tels que Adolf von Harnack. Ces derniers ne pouvaient imaginer que leur forteresse historico-critique pût être aussi vulnérable. Ils étaient scandalisés par l'approche que Barth faisait de la Bible: désignée sous le terme de néo-orthodoxie, cette approche soutenait l'idée, particulièrement controversée dans les cercles théologiques allemands, que Dieu existait vraiment et que tout enseignement théologique et de l'exégèse biblique devait être enraciné dans cette hypothèse de base.

Eric Metaxas, Bonhoeffer, p.86, éd. première partie
A propos d'allemand: je ne suivrai pas de cours cette année à l'IPT. En effet, je pensais que comme l'année dernière, ils commenceraient en février. En réalité, ils ont commencé le 1er septembre et se terminent en janvier. Trop tard.

La classe

Le serveur du café des Oiseaux rue de Sèvres :

— Ce n'est pas le tatouage qui fait l'homme. Malraux disait : la culture n'est pas une accumulation des valeurs du passé, elle en est l'héritage conquis. Eh bien la classe, c'est pareil.

Paupérisation

Je commence En France de Florence Aubenas. Les premières lignes sont les suivantes:
Cela se passe pendant l'année de l'élection présidentielle, pas celle-là, la précédente, en 2007. On est à l'automne, au moment où, dans les fermes et les maisons de la Creuse, on remplit les cuves de fuel en prévision des grands froids. A Guéret, les agents de la Caisse d'allocations familiales (CAF) voient alors arriver des gens qui ne venaient jamais dans leurs bureaux: des retraités avec des pensions de quelques centaines d'euros à peine, mais qui vivaient silencieusement depuis toujours et se seraient étonnées d'être considérés comme pauvres. Cette année-là, ils poussent la porte de la CAF, gauches, effarés d'avoir à demander quelque allocation, se présentant tous par la même phrase: «Pour la première fois, je n'ai plus les moyens de faire rentrer le fuel.»

Florence Aubenas, En France, incipit, éditions de l'Olivier, 2014
Jeudi ou vendredi dernier j'ai eu une retraitée au téléphone en fin de journée. Elle se renseignait sur le montant de la cotisation: «Je me suis fait avoir quand ils m'ont proposé de partir en retraite. Je ne pensais pas que j'aurais si peu après 43 ans de travail. 43 ans! Je ne m'en sors pas, il faut que je retourne voir la RH pour voir si elle accepte de me reprendre.»

Chez l'opticien

Quelqu'un s'est fait plaisir il y a bien longtemps en choisissant les textes proposés pour contrôler la vision de près et de loin après avoir chaussé ses (nouvelles ou futures) lunettes (volonté pédagogique, humour voilé?):





On s'est parfois étonné de mon émerveillement devant le monde, il me vient autant de la permanence du rêve que de ma mauvaise mémoire. Tous deux me font aller de surprise en surprise et me forcent encore à m'étonner de tout. «Tiens, il y a des arbres, il y a la mer. Il y a des femmes… Il en est même de fort belles…»
Jules Supervielle


Aussi longtemps que nous sommes en cette vie, nous sommes modèles, pour ainsi dire, en raison de notre corps d'argile, à la façon des vases et modèles soit pour le vice soit pour la vertu... C'est pourquoi, pendant que nous sommes ici-bas et pour ainsi dire entre les mains du potier, même si le vase tombe de ses mains, il peut toujours être réparé et remis à neuf.
Origène


L’ordre qui règne dans les choses matérielles indique assez qu’elles ont été créées par une volonté pleine d’intelligence. Il convenait à celui qui avait créé de mettre en ordre et, dès lors il est contraire à toute bonne philosophie de chercher une autre origine du monde que celle indiquée ici, de prétendre qu'il pouvait être tiré du chaos par les simples lois de la nature, et une fois formé continuer d'exister durant des siècles par la seule vertu de ces mêmes lois.
Isaac Newton


Certaines vertus morales se présentent chez l'homme qui ne se rencontrent pas dans la vie des animaux, sinon de quelques animaux domestiques sur lesquels l'homme marque son empreinte depuis des millénaires. Ces vertus sont la clémence, l'abnégation, l'esprit de sacrifice, la faculté de renoncement. Or il est à noter que ces vertus distinctives, ces vertus qui font les saints, les maîtres et les chefs, ces vertus sont essentiellement individuelles. J'entends que l'homme à l'état de groupe ne les possède pas.
Georges Duhamel


Il n'y a de beautés durables que celles qui sont fondées sur des rapports avec les êtres de la nature. Si l'on imaginait les êtres dans une vicissitude rapide, toute peinture ne représentant qu'un instant qui fuit, toute imagination serait superflue. Les beautés ont dans les arts le même fondement que les vérités dans la philosophie. Qu'est-ce que la vérité? La conformité de nos jugements avec les êtres. Qu'est-ce que la beauté d'imitation? La conformité de l'image avec la chose.
Denis Diderot

Un été froid et nuageux

Evidemment tout le monde est au courant, mais si l'année prochaine ressemble à 2003, nous aurons oublié.

J'ai froid, j'ai froid, j'ai froid (je l'ai dit trois fois, c'est donc vrai), un gilet un poncho sur l'esplanade de La Défense (car aujourd'hui la ligne 1 ne fonctionne pas de Maillot à la Défense, il faut aller prendre le RER (je travaille au niveau de la station esplanade)).

Et c'est ainsi, ô miracle, que je découvre la grande arche sur fond de ciel dégagé, un ciel sans nuage, est-ce possible cet été?





(coucher de soleil : 20h50. «L'été passait, un peu moins clair chaque jour», Tony Duvert, en exergue d'Été.)

Enquête

Les questions sont ici.

1/ Rarement. Mon trouble du langage n'est pas celui-ci, mon trouble du langage consiste à ne pas trouver mes mots, à m'interrompre au milieu de la phrase, à sauter d'un sujet à l'autre par associations d'idées (mes proches disent qu'il faut un décodeur pour me suivre), à remplacer un mot par un autre de façon aléatoire ou parce qu'ils ont un son en commun. Mon cerveau fait des sauts, surtout quand je suis fatiguée. Je suppose que ce trouble doit avoir un nom.

2/ Un peu. Mais je peux m'en passer.

3/ Une paire de boucles d'oreilles achetée à Mycènes. (Mycènes! Clytemnestre! Agamemnon! Electre, ma préférée!)

4/ Oui et non. Cela fait partie des livres que je n'ai pas envie d'ouvrir et que je ne sais pas refermer.

5/ Oui. En cinquième, la prof de biologie voulait relâcher une couleuvre, je lui avais dit que je m'en chargeais. Je l'avais emmenée dans une boîte de polistyrène (! quelle drôle d'idée) que j'avais entrouverte en cours de sport. La couleuvre s'était échappée dans le vestiaire. Je l'avais rattrapée à mains nues pendant que les autres hurlaient et elle m'avait mordue. Pendant deux à trois semaines je m'étais demandé (j'avais attendu) quelle maladie elle avait pu me transmettre.

6/ Je ne me pose pas cette question car j'ai l'impression que les éloges n'ont pas grand rapport avec moi, mais avec la marotte des gens qui en font: marotte de faire des éloges (par automatisme de manager ou de séducteur), marotte de faire mon éloge (marotte de qui est entiché de moi). Par conséquence je ne prends pas les faiseurs d'éloges suffisamment au sérieux pour juger du bien fondé de leurs compliments.

7/ Euh. Voyons voir… Un gâteau avec les voisins et un fauteuil à bascule tapissé main.

8/ Oui hélas. Je n'entends pas le rythme. Je ne peux pas danser, c'est une grande frustration. Ma voisine (voir ci-dessus) qui est prof de claquettes assure que cela s'éduque, mais elle arrive dix ans trop tard. Je ne vais pas me consacrer à ça maintenant, j'ai d'autres priorités.
Mais parmi mes regrets d'enfant, il y a celui de ne pas avoir pris des cours de rock à douze à quinze ans. J'étais d'une timidité maladive (qui se voyait peu, que je cachais bien, dont peu de gens appréhendent la profondeur aujourd'hui encore) et j'imaginais que tout le monde savait danser sauf moi. Ce n'est que bien plus tard que j'ai compris que tout le monde avait appris en pratiquant, qu'on ne se réveillait pas un matin en sachant danser (sauf quelques génies, comme d'hab).

9/ Sans doute que oui, mais pas de la manière dont on l'entend habituellement: je me moque d'avoir mauvaise réputation, mais je veux que ce soit justifié! Autrement dit, je n'ai pas envie qu'on m'attribue des choses fausses.
Les enfants citent à mon propos la chanson de Linda Lemay J'veux pas de visite: «Que les enfants demandent à leur mère "Est-ce-que c'est vrai qu'c'est une sorcière?"».
Par ailleurs, dans certaines circonstances, je pense à Rhett: «A condition d'avoir suffisamment de courage — ou d'argent— on peut vivre sans réputation.»

10/ Non!

Logique des organisations

— Vous êtes bien installées?
La question me plonge dans un abîme de perplexité. Dans ma tête j'entends H. et C. me crier «small talk, small talk», mais c'est plus fort que moi, je ne vois l'intérêt de répondre que sur le fond:
— Nous sommes bien installées dans un endroit sombre et triste.

Nous avons déménagé ce week-end, et la pièce est l'équivalent d'un local aveugle éclairé de lumière jaune toute la journée. Mais nous avons pu conserver tous nos meubles (les archives de la mutuelle depuis les années 60 (mais les procès verbaux des conseils d'administration depuis 1928 (j'aurais dû être archiviste, ces vieilleries me tiennent réellement à cœur))) et nous ne sommes pas trop serrées, nous avons de la chance par rapport à beaucoup.

J'ai ouvert une rangée de boîtes d'archives pour les inventorier, j'ai trouvé des dossiers sur l'organisation annuelle des vaccinations anti-grippales entre 1983 et 1989 et des appels à don du sang pour les rhésus négatifs (J'ai jeté, quand même!). J'ai déplié et mis sous verre (j'ai volé un sous-verre dans le bureau d'à côté) une grande affiche en noir et blanc représentant un jeune homme bouclé aux yeux clairs, «De vous à moi je donne mon sang», appel de mai 1989. Aucun des immeubles cités sur l'affiche n'appartient plus au groupe: Pillet-Will, Chauchat, Drouot, Providence… Je songe à ce livre prémonitoire acheté en novembre 1996 (j'avais commencé à travailler au Gan en août):
J'ai entendu dans un demi-sommeil l'astrologue radiophonique me conseiller d'éviter de sortir de chez moi et, si possible, de ne rien faire ce jour-là. J'ai bu mon café, pris le métro, un rien hagard en effet, et suis arrivé vers les 9 heures 30 à la GAL, Générale d'Assurances Limousines, premier assureur français. Premier assureur français à l'époque, car c'est au passé que je cause.
Comme tous les matins (j'essaie d'être un homme d'habitudes), je suis passé par le service de presse jeter un œil sur les grands panneaux qu'ils confectionnent quotidiennement, avant que nous autres, les lève-tard, nous ne débarquions: ça ressemble à des dazibaos, ce sont des collages des quelques articles intéressants parus dans la presse du jour. Rien de formidable ce matin-là. La GAL n'a pas été vendue pendant la nuit aux Américains (les salariés sont informés en lisant leur journal un beau matin, c'est bien connu; mais je plaisante, la GAL ne peut être vendue). Rien, donc.

Anne Matalon, Petit Abécédaire des entreprises malheureuses, incipit, ed Baleine, juillet 1996
La dernière phrase fait référence à la vague d'OPA hostiles de la fin des années 80 (la grande époque Tapie. C'est aussi l'arrière-fond de Pretty Woman).
Le G** a été vendu en 1998 à Gr**pama.
Je n'ai pas appris que G** eur*courtage était vendu en lisant le journal, mais par intranet. Cela n'existait pas en 1996.

C'est dans ce livre que j'ai vu moquer pour la première fois "le rapport d'étonnement" ou la différence entre un chef hiérarchique et un chef fonctionnel: ouf, il n'y avait donc pas que moi qui avais envie de me moquer…

Vécu une bizarrerie de cet ordre de ce matin. L'un des responsables du déménagement passe dans notre bureau pour s'assurer que tout va bien.
— Oui, oui. Simplement, je suis surprise, le ficus devait rester au douzième, nous en étions convenus, c'était mieux pour lui, pour la lumière…(Un ficus superbe, de deux mètres de haut.)
— Si vous le bougez, si vous en parlez, il va être jeté.
— Comment?
— Oui: avec le déménagement de l'immeuble X. (un immeuble a été vidé et ses salariés viennent ici, d'où les espaces restreints: il faut se serrer), nous avons résilié l'un des contrats de jardinier, donc toutes les plantes qui sont dans ce type de pot sont jetées. Donc si vous voulez le garder, ne dites rien. Vous pouvez même l'emmener chez vous, je vous y autorise.

Relier ses livres

Passé récupérer le petit Taubes chez la relieur (les horaires sont plus variés qu'annoncé sur le site). Je lui laisse mes Fables de La Fontaine (édition scolaire Hatier des années 50) pour qu'elle me le relie à l'identique des Lettres de mon moulin trouvées à Mulhouse en février: que les deux piliers de mon enfance soient frères jumeaux.

Apparemment cela va coûter une petite fortune. Ce n'est pas grave. Ce qui m'ennuie, c'est plutôt que je ne peux assurer l'avenir de ces livres: où iront-ils, qui prendra soin d'eux, à quoi bon les aimer ainsi?
La relieur m'a demandé: «Alors, ils s'en sont rendus compte, que vous aviez des livres reliés dans votre bibliothèque?»
J'ai été interloquée une seconde, puis je me suis souvenue que j'avais dû lui dire que je pouvais bien faire ce que je voulais avec mes livres, personne ne s'en rendrait compte à la maison. Et c'est le cas. La bibliothèque est mon manteau de cheminée à moi (allusion à La lettre volée).
Finalement, le surprenant, c'est qu'elle se soit souvenue de ma remarque.

J'étais venue en vélib de Saint Lazare (Saint Lazare/Caulaincourt, ça monte), je repars en vélib pour gare de Lyon, un peu au pif, en me guidant au soleil (le garder dans le dos). De Caulaincourt à République (boulevard Barbès, avenue Magenta), pratiquement pas un coup de pédale, pente douce sur une piste cyclable sur les trottoirs très larges. Il fait beau, pas trop chaud, les gens sont gais.

H. m'a appelé vers 17 heures pour s'inquiéter de mon RER, il avait appris l'accident de train à Brétigny. Gare de Lyon à 20 heures, l'annonce était «A la suite d'un incident technique, aucun RER C ne circule». (Je prends le D).

J'ai commencé Auguste Valensin (recueil de notes, fragments de journal, etc, mis en ordre par Henri de Lubac et Marie Rougier) après mon orgie de livres vite lus qui m'a reposée. Jean me l'avait chaudement recommandé et les premières pages me donnent l'impression de comprendre pourquoi: interrogations sur la façon d'apprendre, sur les raisons d'apprendre, sur l'humilité, l'arrogance, etc. Je trouve par exemple ceci:
Il faut faire à fond ce qu'on fait. Le travail rapide n'est pas le travail hâtif. Il faut d'abord aller lentement, assurer les degrés… Par exemple, si j'avais bien à fond étudié Platon, de façon à le savoir, j'y aurais mis plus de temps , mais maintenant je mettrais moins de temps pour savoir Aristote, le comparer à Platon, et ainsi de suite: on met de moins en moins de temps pour approfondir. Je m'en aperçois bien pour l'allemand, que j'ai fait selon la bonne méthode: je paraissais aller lentement quand j'appenais Alibaba… j'étais tenté de cesser… les autres me devançaient… mais je suis avant eux tous: Alibaba que j'ai lu lentement me permet de lire Zeller vite. Or si sensée que cette réflexion paraisse, en pratique on s'y tient difficilement et je m'y tiens mal malgré mes résoutions.
Auguste Valensin, p.36
Evidemment, lui écrivait cela à 25 ans, pas à 46. D'une certaine façon c'est reposant: je peux travailler en abandonnant toute idée de compétition ou de réussite, il est trop tard, tout ce que je fais ne peut être qu'en soi, pour soi, il n'y a pas d'autre enjeu que l'avoir fait. Mais cet état d'esprit n'est pas si facile à conserver, par moment le cerveau panique.

Je retiens Alibaba ou les Quarante voleurs, par Wagner: histoire renfermant toutes les racines allemandes et toutes les règles et exceptions de la grammaire allemande dans l'ordre grammatical (Poussielgue, 1902). Opuscule de 36 pages, précise la note de bas de page.

Vocabulaire

J'ai offert à Noël à mon beau-père Loin des villes proches des gens, le livre tiré du blog du docteur Borée. Il me l'a laissé après lecture pour que je le lise à mon tour. J'en fais une lecture décousue, éparpillée. Ce week-end je suis tombée sur la définition de "fatigué":

Là où vous vivez, je ne sais pas. Mais dans la ville où j’ai grandi, quand on dit « Je suis fatigué », ça veut dire qu’on est fatigué.
Par là, on signifie généralement à son interlocuteur qu’on manque de sommeil. Parfois, il faut l’entendre comme une fatigue physique, un besoin de récupération. Parfois, enfin, un manque de dynamisme et d’énergie.
Ici, non.
Enfin… pas toujours.
Ici, la traduction la plus proche possible de « Il est fatigué », ce serait « Il n’est pas bien ».
Admirez la précision.
A vrai dire, ça peut aller de « Il-a-un-petit-coup-de-pompe-mais-rien-de-bien-méchant » à « Il-est-carrément-en-train-de-claboter ».

Dr Borée, Loin des villes, proches des gens, éditions City, 2012, p.27
Ça m'a fait rire. Je connais d'autres mots comme ça, par exemple "courageux". Courageux, c'est celui qui n'a pas peur de travailler, celui qui n'est pas paresseux. C'est aussi celui qui ne se laissera pas abattre par l'adversité. «Il n'est pas courageux» est un jugement sans appel qui vaut condamnation. Ce serait une bête, il n'y aurait plus qu'à l'abattre, et on sent bien que l'envie n'est pas loin: que faire d'un "pas courageux", comment résistera-t-il à la vie?

Il y a aussi les mots qui n'existent pas, comme "s'amuser". Le plus proche est le "va jouer dehors" adressé aux enfants dont le vrai sens est "arrête de traîner dans mes jambes". Par ailleurs, jouer n'est pas s'amuser, que ce soit aux boules, à la belote ou au tarot. Jouer est sérieux, nécessite de l'application et suppose une progression. S'amuser n'existe pas; "l'important c'est de se faire plaisir" (comme je l'entends régulièrement à l'aviron) est une phrase qui me paraît toujours ironique, au second degré, il faut que j'observe soigneusement le locuteur pour me convaincre qu'il n'est pas en train de se moquer, d'imiter un gimmick qu'il trouve ridicule: eh non, il est sérieux. J'en reste toujours un peu perplexe: comment, ils viennent s'amuser, pas s'entraîner, progresser, s'améliorer? (qu'il y ait du plaisir dans tout cela est un by product qu'on n'évoquera jamais, par pudeur, ne serait-ce qu'à cause de la dimension doucement masochiste de ce plaisir (qu'est-ce qu'on en bave!))
Et c'est pourquoi, à cause de formatage et de vocabulaire, je suis non miscible avec des rameurs ayant commencé l'aviron adultes.

Racines

Invité récemment dans un talk-show de la télévision tchèque, j'ai cité le poète polonais Norwid —"la Pologne, ce n'est que de la mémoire et des tombes"—, ce qui a provoqué un éclat de rire chez le public praguois du Théâtre Semafor, où l'émission était enregistrée, comme s'il s'agissait d'une bonne blague. On croyait sans doute que j'avais préparé cette plaisanterie pour la fin. Or il s'agit d'une vraie citation, et qui en dit long sur les Polonais.
[…] Durant les siècles de l'histoire polonaise, nous avons passé le plus clair de notre temps à lutter pour notre liberté, à défendre notre patrie en mourant par milliers. Par conséquent, les Polonais sont bien meilleurs pour célébrer les enterrements et les défaites que pour fêter les succès.

Mariusz Szscygieł, Chacun son paradis, p.208 (Actes Sud, 2012)


L'étrange quand je lis cela, c'est que j'ai l'impression que cela fait davantage référence à la famille de ma mère qu'à celle de mon père. A croire que c'est peut-être une chose qui les a rapproché, souterrainement.

Fail

L'un des défauts des Vélibs est que le panier pour contenir les sacs griffe le cuir. Comme j'avais l'intention de prendre un vélo entre l'île de la Cité et la rue d'Assas, j'ai vidé mon cartable au dernier moment avant de partir pour prendre un sac moins fragile.

Ce faisant, j'ai oublié dans ma précipitation (vite, vite) ma carte navigo et mes lunettes: problème pour prendre le RER, bien sûr, mais aussi impossibilité de prendre un vélo puisque mon pass Vélib est sur ma carte navigo (tiens j'y pense, ce nom de "navigo" est-il lié à la devise de Paris? Si oui, quelle élégance dans les détails).

Et surtout j'ai passé une journée très difficile: sans lunettes, je peine désormais beaucoup.

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Lecture du jour : l'amitié selon le Siracide
Livre de l'Ecclésiastique 6,5-17.

La parole agréable attire de nombreux amis, le langage aimable attire de nombreuses gentillesses.
De bonnes relations, tu peux en avoir avec beaucoup de monde ; mais des conseils, n'en demande qu'à un seul entre mille.
Si tu veux acquérir un ami, acquiers-le en le mettant à l'épreuve ; n'aie pas trop vite confiance en lui.
Il y a l'homme qui est ton ami quand cela lui convient, mais qui ne reste pas avec toi au jour de ta détresse.
Il y a l'homme qui d'ami se transforme en ennemi, et qui va divulguer, pour ta confusion, ce qui l'oppose à toi.
Il y a l'homme qui est ton ami pour partager tes repas, mais qui ne reste pas avec toi au jour de ta détresse.
Quand tout va bien pour toi, il est comme un autre toi-même et commande avec assurance à tes domestiques;
mais si tu deviens pauvre, il est contre toi, et il se cache pour t'éviter.
Tes ennemis, tiens-les à distance, mais avec tes amis sois sur tes gardes.
Un ami fidèle est un refuge assuré, celui qui en trouve un a trouvé un trésor.
Un ami fidèle n'a pas de prix, sa valeur est inestimable.
Un ami fidèle est un élixir de vie que découvriront ceux qui craignent le Seigneur.
Celui qui craint le Seigneur orientera bien ses amitiés, car son compagnon lui ressemblera.

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Agenda
Gratté la gelée sur le pare-brise ce matin à sept heures (ce qui ajouté à mon changement de sac n'a pas contribué à nous mettre en avance).
Dernier cours d'allemand de l'année. Je ne reviendrai pas, sauf si mon inscription en allemand théologique l'année prochaine est refusée. Il va falloir que je fasse de la grammaire cet été.
Après-midi en bibliothèque sur Genèse 1-3 (les deux récits de la création, les sept jours et l'Eden).
Re-regardé Real Steel en me faisant la réflexion que nous, Américains compris, adorons les histoires de David et Goliath, et que ce que les Américains ne saisissent peut-être pas, c'est qu'aux yeux du monde, ils sont Goliath.

Une journée dans les îles

Les Carpaccio aux esclavons, Torcello, Burano, soleil et ciel bleu (sieste sous les pins), spritz place sainte Marguerite. La vie prend son rythme.

Cet homme repeignait sa maison au pinceau. Il m'a donné l'envie d'en faire autant. Ai-je une échelle assez haute? (Il me semble que oui.) Combien de temps cela prendrait-il? (Le drame de ma maison, c'est que nous l'avons achetée blanche, mais que le propriétaire l'a repeinte en jaune entre le compromis de vente et notre emménagement. Je voudrais une maison blanche.)





Je lis Mary McCarthy (croisée dans Hannah Arendt il y a quelques jours, c'était de grandes amies) et cela me fait rire.

«Je vous envie d'écrire sur Venise», déclare le nouveau venu. «Je vous plains», dit celui qui sait de quoi il retourne. Une chose demeure certaine; la sophistication, cette sophistication contemporaine qui impose de se démarquer, d'être paradoxal, de renverser les données, s'avère impossible à Venise. Et avec le temps, c'est ainsi que jaillit la beauté du lieu. On abandonne la lutte, on se soumet à un sentiment traditionnel, on accepte le fait que ce que l'on est sur le point de dire, de ressentir, a non seulement déjà été dit par Goethe ou Musset, mais était également sur les lèvres du touriste de l'Iowa débarquant sur la place Saint-Marc, flanqué de son épouse avec une fourrure piquée d'une broche. L'Autre, cet ennemi existentiel, est ici semblable à soi-même.

Mary McCarthy, En observant Venise, p.18 (petite bibliothèque Payot, 2003)

J'ai un problème de timbres. Le buraliste de Burano me dit «finito» et je suppose qu'il n'en a plus. Mais celui pas très loin de la place Saint Marc me dit qu'il n'en vend plus et qu'il faut aller à la poste et je ne suis pas très sûre de ce qu'il faut comprendre: les buralistes sont-ils tous en rupture de stock ou n'en vendent-ils plus par changement de réglementation?
Demain c'est l'Ascension, la poste ne sera pas ouverte.

Samedi en courant

Matinée sur le plus gros des tableaux (des onglets multiples qui nécessitent de remplir dix mille fois les mêmes chiffres. Aucune formule n'est prévue, j'en ajoute quelques-unes): si j'ai décidé de le remplir à la maison, c'est que j'y dispose d'un écran de trente pouces, pratique pour afficher en grand plusieurs tableaux.
Hélas, je n'ai pas terminé à midi. Il faudra que je continue à Venise sur mon écran onze pouces.

Un enfant à aller chercher gare du nord à deux heures, un autre à Roissy à trois heures, nous partons d'Orly à six heures et demie.

Je prépare ma valise. Je n'emporte pas de livre mais mes cours de grec: comme à Amsterdam, j'ai une version à rendre à la rentrée. Ce voyage à Venise intervient dans un contexte étrange: si j'avais eu le choix, j'aurais préféré une ville que je connais moins bien (Rome, Naples, la Toscane, Tarente), mais nous sommes invités par des amis auxquels nous allons plus ou moins servir de guides. Je pars en sachant que cela va être une semaine peu libre (je veux dire que je ne vais pas l'organiser comme je le ferais naturellement). J'espère en profiter pour réussir à travailler un peu, invisiblement tôt le matin comme c'est ma spécialité. «Je m'efforce de profiter des vacances jusqu'au dernier moment pour terminer mon travail»: je chéris cette phrase de Scholem qui me fait rire.

Lisieux

Traversée de la région parisienne entre six et neuf heures du matin. Pas une bonne idée. Des champs autour de Massy, toujours étranges. En retard, déplacement du rendez-vous, café au lait à Evreux, je dors dix minutes.

Proust, Sodome et Gomorrhe deuxième partie, La Raspelière, toponymie, la visite des Cambremer. Que c'est drôle et méchant et finement observé. Je note une citation sur le tricot à ajouter à mon billet sur Ryan Gosling et une citation de Leibniz qui me fait penser à mon année à l'ICP (beaucoup de raison, peu de foi): «Un philosophe qui n'était pas assez moderne pour elle, Leibnitz, a dit que le trajet est long de l'intelligence au coeur.»

Crêperie, blagues Carambar (— Pourquoi ta sœur est toujours au téléphone? — Parce qu'elle veut garder la ligne).

— Ça veut dire quoi, aliénation?

Je prépare mon oral de demain pendant que A. passe son entretien.

Puis basilique de Lisieux, histoire de France, verveine, tilleul, miel, confiture de tomates vertes, Histoire d'une âme en MP3. Je fais l'erreur de ne pas acheter de cartes postales parce que je pense avoir le temps de m'arrêter ailleurs. Ce ne sera pas le cas.

Au lieu de rentrer directement, je passe par Deauville et Trouville1 puis Honfleur. Je veux montrer ces villes à A. mais aussi je veux passer par le pont de Normandie.

Nous rentrons. Je redors dix minutes sur une aire d'autoroute. Même Proust ne réussit plus à me tenir éveillée. La voiture tient vaillamment le coup, ce n'était pas évident, elle doit avoir trois cent mille kilomètres.



Note
1 : A. est la plus innocente du monde. A des camarades de classe qui annonçaient fièrement qu'elles allaient à Trouville, elle avait répondu: «c'est quoi cette ville si perdue qu'elle s'appelle Trou?»

Ryan Gosling est quelqu'un de très bien

«Pour me détendre, j'ai un passe-temps bien à moi: je tricote. J'ai découvert le tricot sur le tournage d'un film en 2007. Des grands-mères qui jouaient des figurantes m'ont enseigné cet art, et j'ai trouvé ça très relaxant. Aujourd'hui, dès que je suis un peu stressé, pour me calmer, je sors mes aiguilles et ma pelote de laine. Ça m'apaise.»

Ryan Gosling cité dans la revue One n°80, mars-avril 2013


Les bienfaits du tricot sont confirmés par Proust: «il [Cottard] lui répondit que j'étais trop émotif et que j'aurais eu besoin de calmants et de faire du tricot.»

Les canapés

Vous traversez l'espace des salons et tu penses à tout ce qu'il t'a raconté: le canapé, c'est la mort de l'homme, etc. Et combien tu as été prise au dépourvu lorsqu'il t'a démontré comment tu passerais de ton petit convertible utilitaire et étudiant à un vaste salon de cuir, parce que afficher sa réussite est inévitable.

Thierry Beinstingel, Ils désertent, p.113
J'ai ri, parce que nous avons un canapé en cuir. Mais il n'est pas le signe de notre réussite, plutôt de celle de mes parents: nous l'avons récupéré quand ils voulaient en changer au bout de dix ans (il en a vingt aujourd'hui).

Cette évocation de convertible m'a rappelé une autre histoire: la réaction de ma grand-mère devant le choix de notre premier canapé. Elle nous avait donné de l'argent pour cet achat lors de notre emménagement à Paris, et pensant lui faire plaisir, je lui avais conscienceusement envoyé une photo du canapé que nous avions choisi: un Togo vert vif.
Lors de notre visite suivante, elle me demanda:
— Alors ton canapé, il est comment?
— Mais tu le sais, je t'ai envoyé une photo!
Elle a marmonné à sa façon: —Ah bon…
Et j'ai compris qu'elle avait espéré avoir rêvé, que je lui répondrais que je m'étais trompée de photo ou que nous avions changé d'avis, qu'elle ne pouvait admettre qu'il soit vert, et qu'il ne soit pas convertible "parce que c'est pratique".

Peut-être que nous "afficherons notre réussite" avec notre prochain canapé. Le cuir de l'actuel commence à partir en miettes sur les accoudoirs (quand je regarde notre intérieur de bric et de broc, je me dis qu'il ne fait pas du tout "adulte (qui affiche sa réussite)", tout est posé là en fonction de ce qui compte (les livres et l'ordinateur, le bois pour la cheminée), et le reste part à l'abandon, les murs gris comme si nous fumions trois paquets par jour et la peinture qui craquelle et les fils d'araignées (que j'aime bien, en fait: tout fil me rappelle "les fils de la Vierge" de la première page des Lettres de mon moulin (mais je les enlève quand même)).
Je ne suis pas pressée d'en changer, de toute façon je ne m'assois jamais dedans.

Est-ce l'effet d'une phrase de mon autre grand-mère?
Mes grands-parents avaient changé leur canapé et ses fauteuils inusés par un autre canapé de velours à grosses fleurs avec une paire de fauteuils. Une fois les meubles livrés, j'ai demandé à ma grand-mère du fond d'un fauteuil:
— Tu ne les essaies pas? Ils sont très confortables.
— Oh non, je ne m'assois jamais.

Avec un choc, j'ai réalisé alors (j'avais moins de vingt ans) que je n'avais jamais vu ma grand-mère assise ailleurs que sur une chaise dans la cuisine pour le tilleul vespéral. Sinon, elle était debout.
J'y ai souvent pensé au moment de la mort de notre chatte. Je ne m'asseyais jamais parce que je ne voulais pas qu'elle s'installât sur mes genoux parce que je savais que dans quelques minutes je me relèverais (les enfants) et que cela me ferait de la peine de la déloger, ou que je n'en aurais pas le courage et que je resterais assise entraînant un retard dans toutes les tâches à accomplir.
Mais ces tâches étaient-elles si importantes? (Ce n'est pas rhétorique, je n'en sais vraiment plus rien.) Ma chatte est morte et cela faisait des mois que je ne l'avais pas prise sur les genoux.

Retour à la normale (?)

Pour la première fois depuis des semaines, je me retrouve à mon bureau — rangé et épousseté — pour taper quelques lignes. Depuis que j'ai ce portable, je m'installe le plus souvent dans mon lit ou devant un film — évidemment je n'écris pas les mêmes choses.

Réveillée ce matin sur un mauvais rêve: devoir de grec, tout le monde a fini, je suis seule dans la salle, la feuille du sujet est coupée en deux, il me manque le bas, je ne sais pas ce qu'il faut faire, quelles sont les questions.
(Je ne fais que des mauvais rêves en ce moment, qui font peser une inquiétude sourde sur les journée. Lundi dernier, René.)

J'ouvre Taubes au hasard parce qu'il traîne dans la cuisine (la voix de cet homme, même à travers la traduction, est extraordinairement proche (il faut dire qu'en l'occurence il s'agit de transcription de conférences, ce qui ajoute à la proximité). J'ai hâte de réussir à le déchiffer en allemand: est-ce qu'il en sera de même (ou sera-ce mieux?), ou la langue constituera-t-elle un obstacle? — Je le redoute mais je n'y crois pas):
Je dirais qu'il existe deux modes du philosopher (pardonnez-moi d'être dogmatique, mais la discussion va bientôt se terminer et je m'en sortirai indemne). Il y a tout d'abord le mode antique, qui dit au fond ceci: la vérité peut difficilement être atteinte, elle n'est accessible qu'à quelques-uns, mais elle existe toujours. C'est, en gros, le problème de Platon et d'Aristote. Il existe un autre mode du philosopher, que j'appellerait celui qui est passé par le Christ. Hegel dit que la vérité ne peut être atteint que difficilement et qu'elle doit parcourir toute l'histoire, mais qu'ensuite la vérité est là pour tout le monde.1

O. revient du ski et est proche de la brûlure au second degré sur le menton (ça croûte).
Clément revient de son stage de BAFA, enchanté.
Repas animé ce soir après cette semaine si silencieuse, une histoire de banane dans l'oreille et de pompe à essence (— Oui, ça me rappelle la blague du type qui va tout nu à un bal masqué. "T'es déguisé en quoi?" lui demande un copain. "En pompe à essence").






1 : Jacob Taubes, La théologie politique de Paul, p.119 (Seuil, coll. Traces écrites)

Ecrire pour sa vieillesse

[…] mais ce sera sans doute pour son amusement qu'il sèmera dans les jardins de l'écriture et qu'il écrira, si jamais il écrit. Amassant ainsi un trésor de souvenirs pour lui-même, quand la vieillesse oublieuse sera venue, et pour tous ceux qui marcheront sur ses traces, il prendra plaisir à voir pousser les plantes délicates de ses jardins, et, tandis que les autres recheront d'autres divertissements et d'adonneront à des banquets et autres passe-temps du même genre, lui, répudiant ces plaisirs, passera sans doute sa vie dans l'amusement dont je viens de parler.

Platon, Phèdre, traduction d'Emile Chambry, p.168 (Garnier-Flammarion 1964)

Je ne suis pas sûre de comprendre: cela veut-il dire que dans trente ans je passerai mon temps à relire ce blog (mazette!), ou que j'y écrirai plus longuement?

Témoignage

A nouveau un sifflement monstrueux jaillit. Les nouvelles générations occidentales ne connaissent pas ces sifflements si caractéristiques: il n'était certainement pas fortuits, il faut que quelqu'un ait voulu donner aux bombes une voix qui exprime toute leur soif et leur menace.

Primo Levi, Lilith, p.12-13 (Liana Levi, 1987)

Ma grand-mère m'avait parlé des attaques aériennes durant l'exode, Paul est le seul qui m'ait parlé du hurlement des avions et de la panique que ce bruit à lui seul provoquait. (Mais peut-être que je me répète, il me semble l'avoir déjà écrit. Envie de laisser ici le nom de Paul, de temps en temps (qui n'est pas son nom, mais puis-je réellement laisser son nom ici?)).

Les années 80

Porto m'a amené à lire La décennie de François Cusset. Cela me rend triste et m'écœure, même si je sais déjà tout cela.

Ce que le Centre d'étude des Revenus et des Coûts (CERC) nomme dans son rapport de 1990 «le tournant des années 80» se résume alors aisément: c'est le creusement brutal des inégalités de revenus, les «fruits de la croissance» allant pour les deux tiers aux revenus du capital au détriment des revenus du travail (l'année-charnière ici encore est 1983), si bien que «le nombre des ménages les plus pauvres s'accroît deux fois plus vite que la population».

François Cusset, La décennie - Le grand cauchemar des années 1980, p.169
- mai 1981. Jour de régate (compétition d'aviron). C'est le soir, j'attends mes parents dans le hangar à bateaux, je suis assise sur un seau. Castor arrive, m'annonce hilare: «la gauche a gagné». Je reste de bois, j'ai quatorze ans, on ne parle jamais de politique à la maison, j'ai le vague sentiment que mes parents ne seront pas ravis. Castor dégrisé me lance avec mépris: «Tu es de droite?»

- septembre 1984. J'arrive en hypokhâgne à Versailles. Sur les trottoirs, les premiers SDF font leur apparition. Moi qui m'étais demandé en 1975 ce qu'on faisait des mendiants en France… (étaient-ils parqués dans des hospices?)
(Ils n'ont jamais disparu.)

- 1996. Je travaille au Gan, mon amie à l'UAP. Ces deux entreprises sont en vente. Elles vont donc disparaître, mathématiquement. L'Etat était actionnaire majoritaire depuis leur création en 1968 par fusion de sociétés d'assurance nationalisées en 1946.

- 2012. Après que le Gan a été au cours des années coupé en trois (Gan assurance, Gan eurocourtage, Groupama Gan Vie), une partie (Gan eurocourtage) est vendue à Allianz par son racheteur de 1996 qui manque de fonds propres. (En 2008, c'est AGF, une autre nationalisée de 1982, qui a été fondue dans Allianz)1.

D'autres chemins auraient peut-être mené aux mêmes résultats, ou à des résultats voisins, ou pires. Mais j'ai une pensée pour tous ces salariés balottés d'une boîte à l'autre, en silence, dans la peur d'être virés, les moins qualifiés restant les plus fragiles, bien entendu.
(Mais bon, travailler dans l'assurance, cela fait moins pleurer que dans l'industrie automobile (et dans un sens, c'est normal, un bureau c'est moins fatiguant que la chaîne, no contest (Mais… (bref, je suis écœurée.))))



1: mise à jour en décembre 2012: Gan eurocourtage est partagé en trois, entre GGVie, Allianz et Helvétia. Dépeçage.

Comment pourrir les vingt ans d'un jeune homme

Il y a vingt ans, ma tante (vieille fille sans enfant) ne m'avait pas parlé pendant un an parce que j'avais accouché à la maison. Peut-être que si je ne lui avais pas envoyé une carte d'anniversaire en avril suivant nous n'aurions plus eu aucun contact.

Cela lui aurait évité d'envoyer un chèque de quatre cents euros à mon fils pour ses vingt ans en lui donnant une foule de petits renseignements sur sa vie quotidienne et en glissant incidemment parmi eux «J'aimerais bien avoir un ou deux coups de fil par an; sinon je considèrerai que tu as "rompu les ponts" avec moi. Cela me fera de la peine mais tant pis.»
(Sur le fond elle n'a sans doute pas tort, à cela près que que c'est plutôt contre-productif. Il faut savoir que C. ne peut pas toucher à la télé parce qu'il a cassé la télécommande quand il avait sept ans et qu'elle lui dit quand elle le voit qu'«il lui fait peur» parce qu'il fait un mètre quatre-vingt-cinq et elle moins d'un mètre cinquante.)

Désarçonné, choqué parce qu'il ressent comme du chantage moral1 (du moins je le suppose, puisque pendant ce temps j'étais à Porto), C. montre la lettre à son père qui, fatigué par sa semaine mais aussi par vingt-six ans de ce genre de relations2 et formaté par notre vieille éducation qui veut que nous respections nos aînés, se met à chapîtrer C. sur son égoïsme et autres défauts (apparemment ce fut un panorama large et complet de tous les défauts qu'il trouve à tout le monde sauf à lui-même, dans la grande tradition proustienne3).

— Merci beaucoup, charmant anniversaire.
Désorienté par cette semaine de quatre jours, H. pensait être jeudi et l'avait oublié.


Notes
1 : C'est une vieille coutume familiale.
2 : date à laquelle nous nous sommes rencontrés
3 : «Et à la mauvaise habitude de parler de soi et de ses défauts il faut ajouter comme faisant bloc avec elle, cette autre de dénoncer chez les autres des défauts précisément analogues à ceux qu’on a. Or, c’est toujours de ces défauts-là qu’on parle, comme si c’était une manière de parler de soi, détournée, et qui joint au plaisir de s’absoudre celui d’avouer. D’ailleurs il semble que notre attention toujours attirée sur ce qui nous caractérise le remarque plus que toute autre chose chez les autres.» A l'ombre des jeunes filles en fleurs Noms de pays: le pays (Je lis Proust comme une histoire de famille.)

Les risques

— Pourquoi ça ne m'arrive pas, à moi?
— Parce que tu es tiède. Parce que tu ne te mouilles pas, tu ne t'engages pas. Alors il ne t'arrive rien.

Me revient une phrase, il me semble qu'elle est de Coluche: «Ma mère me disait quand je quittais la maison: "fais attention, surtout qu'il ne t'arrive rien!". Mais quand tu es gosse, ce qui peut t'arriver de pire, c'est qu'il ne t'arrive rien.»

Mardi

Je fais passer des entretiens. Non, pas d'embauche, plutôt quelque chose comme des interviews: que faites-vous, comment, pourquoi, récupérations des procédures, etc. Cartographie des risques.
Cet après-midi, pour la première fois, cela s'est plutôt mal passé (le genre de personne qui sait tout sur tout et se plaint de ne pas être invité aux réunions d'information). J'ai trouvé la parade. Comme je voyais qu'il lisait tout ce que je notais, je me suis mis à noter mot pour mot ce qu'il disait, entre guillemets, genre: «non, ça ne peut jamais être faux, c'est des maths, c'est forcément juste».
Il s'est un peu calmé.

Ma collègue m'a fait remarquer que j'avais provoqué un blanc en réunion en utilisant le mot tautologie. Elle me parle de sa mansuétude. Je lui propose de remplacer "Bisounours" («elle est très bisounours, Alice» est une phrase qu'elle affectionne) par "irénisme". Je sens que nos réunions de projet vont avoir de plus en plus de gueule.

A vendre ou pas à vendre? Croyez-vous davantage un démenti ou l'absence de démenti?
L'absence de surprise sera la même. En attendant, tout le monde écoute BFM en allant au bureau (sauf moi, mais on me raconte l'essentiel).

Je continue Congar. Je tombe des nues. C'était quelque chose, l'avant Vatican II. On dirait un roman policier, ce n'est que délations et coups fourrés, qui à dit quoi à qui, rumeurs et censure. Je lis éberluée des choses comme: «Régime invraisemblable: policier, autocratique, totalitaire, crétin. Car ce qui me frappe le plus, c'est le crétinisme, l'invraisemblable indigence en intelligence, en caractère. Le système a fabriqué des serviteurs à son image» (Yves Congar, Journal d'un théologien, p.233) (Il s'agit de Rome et du Saint-Office, pour faire court).
Mazette! Je sais bien que ce n'était pas destiné à la publication, mais tout de même!

Comment réussir à se rendre compte de ce qu'était ce monde? Je repense à L'ange et le réservoir de liquide à freins: «Quatre à avoir bénéficié un an de l'enseignement de l'ancien catéchisme, du latin et des mathématiques traditionnelles, ces trois piliers de la sagesse disparus d'un coup sous les effets conjugués, quoique non concertés, d'Edgar Faure, de Mai 68 et du Concile.» (p.261)

Yves Congar est un homme selon mon cœur, entre sa façon de s'insurger contre les wagons réservés et vides dans un train bondé, et celle de s'interroger sur les dessous de son apparente soumission: obéissance ou lâcheté?:

Parfois, ces dernières semaines, je me suis interrogé. Je me suis demandé si, dans l'espèce de simplicité, d'absolu et d'entièreté de ma soumission, il n'y avait pas une solution à trop bon compte, une fuite, malgré tout, facile, hors du combat. [Mon attitude est foncièrement, vraiment et intégralement celle-ci: Qu'ils fassent ce qu'ils voudront! Rendez-vous au Jugement dernier, devant le Véridique. Je leur abandonne toute l'histoire, je n'attends que la Parousie, or ils n'ont pas la Parousie!] Ne suis-je pas dans la situation de quelqu'un engagé dans la Résistance, mais un peu lâche et craintif au fond, et qui, arrêté très tôt, a un certain sentiment de soulagement et presque de satisfaction d'être ainsi retiré, pur et avec les honneurs de la guerre, d'un combat difficile où il laissait désormais les autres se débrouiller comme ils veulent. Je ne voudrais pas être cet homme-là; j'ai une certaine propension à l'être. (Opus cité, p.269-270)

Tout me parle ici, même le rendez-vous au Jugement dernier.



(Parapluie, je n'oublie pas que je te dois une réponse.)

Dans les marges

En tout ceci [les balbutiements des rencontres œcuméniques en 1946] , Rome ne peut ni prendre une initiative, ni donner une permission officielle, et il ne faut pas demander de telles choses. Mais il faut que des initiatives soient prises à la périphérie. Si de telles initiatives ne sont pas prises, on n'avancera jamais.

Yves Congar rapportant les paroles de Mgr Arata, Journal d'un théologien, p.91-92

C'est amusant de trouver ici un de mes modes d'action le plus spontané: la discrétion, la marge. «Si tu ne veux pas qu'on te l'interdise, ne demande pas l'autorisation» est un vieux conseil, un leitmotiv de toujours.

Je lis ce livre sans m'arrêter sur les mots inconnus (deux ou trois par page), sans retenir les noms qui foisonnent, sans comprendre les allusions.
Ce sera amusant de le relire dans dix ans.

Profession de foi

Je l'ai fait s'installer dans la cuisine pendant que j'épluche les légumes. Lecture à haute voix, j'interromps régulièrement pour préciser un point ou vérifier la compréhension du vocabulaire:

— «… C'était un mercredi, le plus beau jour de la semaine, car nos jours ne sont beaux que par leur lendemain. Tout en marchant, mon père me dit: — Crapaud, j'aurai besoin de toi demain matin. — Pour quoi faire? — Tu le verras bien. C'est une surprise. — Moi aussi, tu as besoin de moi? demanda Paul, inquiet. — Bien sûr, dit mon père. Mais Marcel viendra avec moi, et toi du resteras à la maison, pour surveiller la femme de ménage, qui va balayer la cave. C'est très important. — Moi, d'habitude, dit Paul, j'ai peur d'aller dans la cave. Mais avec la femme de ménage, je n'aurai pas peur.»
— Pourquoi il dit "nos jours ne sont beaux que par leur lendemain"?
— Je ne sais pas.
— C'est quel jour, le lendemain?
— Jeudi.
— Avant, jusque dans les années 50 je crois, c'est le jeudi qu'on ne travaillait pas.[1] Il était content de ne pas aller à l'école le lendemain. Et pourquoi le père dit à Paul qu'il va surveiller la femme de ménage?
— Parce que c'est très important?
— Non. Paul est petit et il est toujours dans leurs jambes. C'est pour s'en débarrasser, mais de façon gentille, sans le faire pleurer. Le père invente un faux travail.

Il rit de l'astuce. Je l'abandonne à une lecture silencieuse. Mon but est simplement d'éveiller sa curiosité: non, l'auteur n'est pas tombé sur la tête, si quelque chose est bizarre dans le texte, illogique ou incompréhensible, c'est qu'il doit y avoir une raison. (Plus tard il sera horrifié et ravi du massacre des fourmis (nous lisant soudain à haute voix les passages réjouissants), plus tard encore je lui expliquerai les cabinets au fond du jardin, la planche en bois et le journal découpé en carrés, lui rappelant pour stimuler son imagination nos affres quand nous n'avons pas eu d'eau pendant quatre jours un hiver).
Il termine le livre dans la journée.

Le livre traîne, je le ramasse, le feuillette.

Mon père secoua tristement la tête, et soudain, d'une voix furieuse, il s'écria:
— Voilà! Voilà l'intolérance de ces fanatiques! Est-ce que je l'empêche, moi, d'aller manger son Dieu tous les dimanches? Est-ce que je te défends de fréquenter ta sœur parce qu'elle est mariée à un homme qui croit que le Créateur de l'Univers descend en personne tous les dimanches, dans cent mille gobelets? Eh bien, je veux lui montrer ma largeur d'esprit. Je le ridiculiserai par mon libéralisme. Non, je ne lui parlerai pas de l'Inquisition, ni de Calas, ni de Jean Huss, ni de tant d'autres que l'Église envoya au bûcher; je ne dirai rien des papes Borgia, ni de la papesse Jeanne! Et même s'il essaie de me prêcher les conceptions puériles d'une religion aussi enfantine que les contes de ma grand-mère, je lui répondrai poliment, et je me contenterai d'en rigoler doucement dans ma barbe!
Mais il n'avait pas de barbe, et il ne rigolait pas du tout.
Cependant, il tint parole, et leur amitié ne fut pas troublé par les quelques mots qui leur échappaient de temps à autre, et que leurs femmes vigilantes escamotaient aussitôt par de grands cris de surprise, ou des éclats de rire stridents dont elles inventaient ensuite le motif.

Marcel Pagnol, La gloire de mon père, p.61-62, Presses pocket 1976.

Ce passage me laisse songeuse. Est-ce pour cela, que j'ai dû lire en sixième, (et tant d'autres auteurs de la même veine, catéchisme républicain) que j'ai si longtemps tu le fait que j'étais catholique et croyante? Je n'en parlais jamais, et d'autant moins que j'étais dans une filière "scientifique": oui, le prêche du père de Marcel avait porté, comment croire et faire des mathématiques et de la physique, comment expliquer la différence entre la superstition et la foi (objectivement, de l'extérieur, sans la foi, quelle différence?) et finalement et surtout, pourquoi expliquer, cela ne regardait personne, et puis c'était si étrange, il n'y avait aucune raison de croire plutôt que ne pas croire, ou inversement (après tout, pour moi cela avait été immédiat, dès la première seconde en entrant à la "mission" d'Agadir, et cela ne pouvait s'expliquer).

Il m'a fallu beaucoup de temps pour découvrir que des gens "très bien" (comprendre: ni des fanatiques ni des grenouilles de bénitier) étaient croyants, encore plus longtemps pour m'apercevoir que l'Église, à tort ou à raison, occupait une place fondamentale dans le monde actuel, et à partir de là, mais sans doute davantage à cause des questions sociales et politiques posées par le foulard dans les années 80, pour comprendre et admettre que la religion n'était pas un épiphénomène à rejeter dans les sphères du privé, mais bien un élément structurant de la vie en commun (cf. Schmitt et "toute politique est une théologie", la croyance en un homme fondamentalement bon ou mauvais régissant les choix d'une organisation de société).

Ce matin je termine la préface de Michel Gros à De la tolérance de Pierre Bayle (presses pocket 1992).

… l'intolérance n'est pas la réponse à un désordre, elle est le désordre, elle est le désordre.
Toutefois, cette première réponse, pragmatique, est sous-tendue par un principe plus essentiel: à l'égard de leur conscience, «les hommes ne dépendent pas les uns des autres, et n'ont ni roi, ni reine, ni maître, ni seigneur sur la terre; il ne faut donc pas blâmer un prince qui n'exerce point de juridiction sur les choses que Dieu ne lui à point soumises[2]» En d'autres termes, c'est la dimension transcendante de la conscience qui la fait échapper à toute dépendance terrestre. (p.33)

Et au moment de m'enthousiasmer pour ces quelques phrases, je songe à Imre Kertész et Être sans destin. Non, finalement, ce n'est peut-être pas une bonne idée, ou pas une idée suffisante, la conscience de chacun comme seule limite et seul frein…

Mais alors quoi? Toujours me revient à l'esprit cette phrase de l'évangile à propos des bons et mauvais fruits: "vous reconnaîtrez les prophètes à leurs fruits"[3].
(Je suppose qu'on pourrait alors reculer la discussion d'un pas, en essayant de définir le bon et le mauvais fruit. Curieusement, il me semble n'avoir jamais rencontré ce type d'arguties, comme si la différence entre bon et mauvais fruit allait, elle, enfin, de soi.)

Notes

[1] En fait, 1972, je viens de vérifier.

[2] Commentaire philosophique, pp.263-264

[3] Matthieu 7.15. Gardez-vous des faux prophètes. Ils viennent à vous en vêtements de brebis, mais au dedans ce sont des loups ravisseurs. 16 Vous les reconnaîtrez à leurs fruits. Cueille-t-on des raisins sur des épines, ou des figues sur des chardons? 17 Tout bon arbre porte de bons fruits, mais le mauvais arbre porte de mauvais fruits.

Stachkou

Mon grand-père s'appelait Stanislas.

Quelle surprise de découvrir son surnom soudain transcrit, et son orthographe: «la femme de ce satanique Stanislas Przybyszewki, "Staczu"» (Demeures de l'esprit - Danemark Norvège, p.190).

«Stachhhkou!», c'était le cri de ma grand-mère à l'heure des repas, retentissant dans la cour de la ferme appelant mon grand-père en train de scier, découper, souder, dans son atelier, odeurs de fer chaud et de graisse de tracteur, étincelles jaillissantes, mon grand-père tenant devant lui son antique masque de soudeur (nous ne devions pas regarder, mais comment ne pas regarder des étincelles jaillissantes? feu d'artifice à portée de main).

(Et lorsque je pense à ce cri, je pense aussi à «Les enfants, où sont les enfants?», trouvé chez Colette, qui traduit si bien l'inquiétude perpétuelle que nous tombions dans le puits.)

La traversée de Paris 2011

Sur l'eau à six heures et demi, il fait encore nuit. Je suis à la nage. Le parcours fait trente kilomètres, j'en ramerai vingt environ.

Il a fait un temps magnifique, nous ramons tranquillement, l'île Seguin et les usines taguées, l'immeuble de TF1, le pont du périphérique, pas beaucoup de voitures, très vite les monuments s'enchaînent sans interruption, je n'avais jamais pris conscience à quel point tout est proche. Le fait d'être sur l'eau change la perspective, droite et gauche se fondent, il y a toujours quelque chose à voir sur une rive.

Mirabeau, Grenelle, la statue de la Liberté, le pont de Bir Hakeim («le pont le plus souvent filmé au cinéma». Mes compagnons de galère paraissent bien connaître Paris, l'un d'entre eux avouera plus tard qu'il parcourt la capitale à la recherche des statues équestres («C'est la première statue équestre jamais commandé à une femme. Tout le monde n'a pas le goût de ce domaine artistique particulier et bien délaissé, mais, moi qui l'ai très fort, […]» (Demeures de l'esprit - Danemark Norvège, p.63))), la tour Eiffel, (je la verrai surtout au retour, s'éloignant contre le soleil levant), le palais de Tokyo, le zouave du pont de l'Alma a les pieds au sec, (mais finalement il n'y a pas beaucoup de place sous les ponts, comment font les péniches quand le niveau monte? (et je me souviens des bateaux extra-plats destinés à passer sous les ponts si bas de Zürich)), grand Palais, petit Palais, l'Assemblée nationale, on aperçoit la pointe dorée de l'obélisque, l'orangerie, le jardin des Tuileries, à quel niveau se situe Orsay, n'empêche on savait construire des gares à cette époque (mais alors à quoi servait la gare d'Austerlitz?), quelle est cette statue rive gauche qui paraît commander la passerelle, tout le reste m'est si connu que je vois à peine (au retour, le portrait sans visage de Marie-Antoinette qui couvre la Conciergerie, la cour de Cassation où je suis venue écouter Rémi en colloque), je vois s'éloigner le pont des Arts et ses cadenas brillants dans le soleil qui se lève (ne pas oublier que nous ramons en reculant, donc dos au soleil pendant la première partie du parcours), la vue de Notre-Dame est inoubliable, nous sommes dans une vallée encaissée, les remparts s'élèvent jusqu'à la statue de Charlemagne, les habitants des péniches sortent en pyjama nous regarder, il y a longtemps que les bateaux se sont égayés, les plus rapides dépassant les autres, puis les distances se sont équilibrées et stabilisées, nous sommes doublés à plusieurs reprises par une yolette de diablotins qui hurlent «Jambier» sous les ponts («En fait ils ne rament pas, ils font des essais accoustiques») et qui doivent s'arrêter souvent puisqu'ils nous doublent plusieurs fois (ils ont de très jolis ailes noires), l'hôtel de ville apparaît exactement dans la trouée entre les deux îles, nous faisons demi-tour après l'île de la Cité.

Non, la "traversée de Paris" ne traverse pas Paris.

Retour. Le soleil monte, Paris s'éveille, nous sommes bien. Les deux rameurs derrière moi font un faux mouvement, je reçois une pelle (rame) dans le dos, je perds l'équilibre, je suis à plat dos dans le bateau, la tête hors du plat bord, je sens la yolette basculer, un instant je me vois glisser à l'eau à plat dos tête la première, quelle situation étrange, allons-nous nous retourner, une yolette ne peut pas se retourner, on aurait l'air con, la situation se rétablit, je me redresse, je n'ai rien compris à ce qui c'était passé, ni le quoi ni le comment, mais je ne suis pas tombée à l'eau.

Dans le bateau, un homme travaille à l'organisation des transports maritimes (j'ai oublié le terme exact). Il m'apprend un peu de vocabulaire et des dictons, en particulier «fortune de mer», l'équivalent d'impondérable ou de force majeure sur terre, et que je trouve magnifique, et «en mer, le doute profite à la nature».

Je rentre à trois heures et je me couche.

Première couche

— Je me sens bizarre… une sensation pas désagréable, mais bizarre…
— Tu es fatigué, imbécile !
(citation approximative des Dalton se rachètent)

Peint toute la journée parce qu'il faisait beau. Moi qui pensais que muret et poteaux iraient plus vite que le grillage… («Mais enfin non; c'est tout de même proportionnel à la surface!» Oui bon, j'avais pas réfléchi.)
J'ai si mal aux mains que je peux à peine taper.

J'ai réussi le raccord de mon bronzage aviron: j'ai un V sur les pieds, j'ai peint en tongs exprès (pas pour avoir un V, pour bronzer des pieds (on rame en chaussures)).

J'ai envie de faire un titre à la Didier Goux: «Les insectes sont des cons». Et d'ajouter: surtout les gendarmes (un gendarme à demi-peint en blanc avec de la peinture à l'eau survit. Je ne sais pas combien de temps). L'insecte ne paraît pas sensible aux odeurs (mais peut-être à la couleur).

Et sinon pas grand chose. Demain la seconde couche. Si j'arrive à me lever malgré mes courbatures (peint accroupie, les talons à plat, une bonne partie du temps).

(Pensées vagabondes, Vierzon toujours. Dans le travail, la rumeur de la ferme. Il y avait toujours une poule pour chanter, une vache pour meugler, les outils de mon grand-père pour vriller l'espace. Ici, voisins. Un peu gênée des bêtises que nous racontons, tout s'entend si bien. Nous racontons toujours des bêtises.)

PS: Par exemple je raconte ce twitt (qui correspond un peu à notre quotidien) : Au tel : "mon chat a vomi une souris entière, et elle ne bouge pas, il faut faire quoi ?" Ben... #NePasRepondre "Lui dire de mâcher ?"

Proust : un miroir

Il faut, du reste, ajouter qu'on ne peut imaginer combien, d'une façon plus générale, M.de Charlus pouvait être insupportable, tatillon, et même, lui si fin, bête, dans toutes les occasions où entraient en jeu les défauts de son caractère. On peut dire, en effet, que ceux-ci sont comme une maladie intermittente de l'esprit. Qui n'a remarqué le fait sur des femmes, et même des hommes, doués d'intelligence remarquable, mais affligés de nervosité? Quand ils sont heureux, calmes, satisfaits de leur entourage, ils font admirer leurs dons précieux; c'est, à la lettre, la vérité qui parle par leur bouche. Une migraine, une petite pique d'amour-propre suffit à tout changer. La lumineuse intelligence, brusque, convulsive et rétrécie, ne reflète plus qu'un moi irrité, soupçonneux, coquet, faisant tout ce qu'il faut pour déplaire.

Proust, Sodome et Gomorrhe, p.1090, Pléiade Clarac

Hypocondrie philosophique

De même que certains pensent être malades chaque fois qu'ils ouvrent un livre médical, je crois tenir une description valable du monde chaque fois que j'ouvre un livre de philosophie.

(Pour me consoler de ce travers, je me dis qu'il est difficile de lire sans croire, au moins le temps de la lecture.)

Exemple :
Le pouvoir essayait de compenser l'impuissance à laquelle il s'était lui-même condamné en multipliant les vagues promesses tendant à substituer à la démocratie politique la démocratie sociale, celle-ci étant présentée comme la démocratie idéale, celle qui devrait exister et dans laquelle l'éthique règlerait mieux les difficultés que l'autorité et la puissance.

Julien Freund en préface de La notion de politique, p.16
J'ai l'impression que Freund parle de l'école.

Vide

Je me suis rarement autant ennuyée qu'aujourd'hui. Journée de conférences, à tenir ma tête entre les mains tandis que mes yeux se ferment. Buffet le midi. Pas envie de parler à qui que ce soit. Pensé à Orimont et au temps perdu. Une journée comme celle-là me vaudra(it) un sermon. Mais une part de moi-même — comment dire, ce n'est pas qu'elle accepte le système, c'est qu'il lui est complétement indifférent, et déjà là, donc bien pratique.

Fini Kantorowicz.

Selon les légendes ultérieures, il aurait, en chassant, tourné l'anneau du Prêtre Jean qui rend invisible et aurait soudain disparu aux regard de ses amis. (p.616)

Les enfants lisent Le Seigneur des Anneaux et s'esbaudissent de ce qu'ils y découvrent qui n'est pas dans les films. Je songe à la dernière page de Fable de Venise:

Il y a Venise trois lieux magiques et secrets: l'un dans la «rue de l'amour des amis», le deuxième près du «pont des merveilles» et le troisième dans la «calle dei marrani» près de San Geremia dans le vieux ghetto. Quand les Vénitiens — parfois ce sont les Maltais — sont fatigués des autorités, ils vont dans ces lieux secrets et, ouvrant les portes au fond de ces cours, ils s'en vont pour toujours vers des pays merveilleux et vers d'autres histoires...

Maintenant un policier, puis Jacqueline de Romilly, puis Justine Lacroix puis Mauriac (Claude).
Je ne vois pas pourquoi je me fatigue à écrire, je n'aime que lire. Ces derniers mois je m'étonne de ne plus rien lire de décevant, comme si j'étais entré dans un nouveau cercle. Chaque soir on me propose la carte France Loisirs en bas de l'immeuble où je travaille. Et je me sens honteuse de la refuser avec un peu de dédain (c'est le dédain qui me fait honte).

Je photographie les panneaux de RER qui nous annoncent que la circulation est pertubée jusqu'à vendredi (un train sur deux) du fait de l'usure des essieux due aux conditions climatiques du début du mois.

"Ils croient aux signes" (Mary McCarthy)

En attendant que bout bouille l'eau du thé, je prends un livre au hasard sur l'étagère des livres empruntés-pas-rendus-parce-que-pas-encore-lus: The Stranger House, de Reginald Hill, auteur de romans policiers.

Exergue de la première partie:

Here's some advice a younster should listen to,
helpful if taken to heart.
Be loud against evil wherever you see it;
never give your ennemy an even break.

"The Sayings of the High one" Poetic Edda


Soit à peu près :

Voici un conseil à l'adresse des jeunes gens,
d'un véritable secours s'il est pris à coeur .
Elevez-vous contre le mal chaque fois que vous le verrez;
N'offrez jamais à votre ennemi la moindre faille.

"Les dits du très-Haut" de L'Edda poétique.

Nœuds

François Mauriac ressemble beaucoup à mon grand-père : même silhouette, même forme de visage, même moustache. Cela m'en rend la lecture difficile, associée à une odeur particulière de savon et de cuir.

La vie de bureau impose à mes heures de bureau une sorte d'hébétude.
Claude Mauriac, Le temps immobile, p.138 (22 janvier 1942)

Lorsque Paul fut appelé sous les drapeaux, il était déjà marié et avait un enfant (c'était en 1945 ou 1946. Il avait donc vingt-quatre ou vingt-cinq ans : est-ce que l'âge du service avait été décalé du fait de la guerre ? Cela paraîtrait logique. Mais pourquoi n'est-il pas parti en Allemagne en STO? Parce qu'il était étudiant? Il n'est plus là, il est trop tard, je n'ai pas posé assez de questions). Il travaillait alors à l'INAO. Je sais qu'il s'adressa à Claude Mauriac qu'il connaissait un peu (par son oncle ou sa belle-sœur?) afin de se faire exempter du service militaire — ce qui lui fut accordé.

Je me demande si Hubert n'était pas le fils de cet oncle, André. Il me semble me souvenir vaguement d'une sorte de revanche familiale, le fils poursuivant la carrière interrompue du père.
Si c'est cela, il me semble que cet oncle avait divorcé (à une époque et dans un milieu où cela ne « se faisait pas ») et que sa seconde femme avait connu le même sort qu'Odette Swann : elle n'avait été reçue par la famille et les amis de celui-ci qu'une fois devenue veuve. (Cette similitude de destin était le genre d'anecdotes auxquelles je m'accrochais pour convaincre Paul de l'intérêt de Proust, qui le fascinait et le révulsait).

Comme tout cela est flou et brouillé. Je pensais avoir toujours le temps de demander des précisions, de toujours pouvoir démêler les fils le moment venu en posant quelque questions. Trop tard, trop tard.

Devoir

— Mais pourquoi tu y vas? Tu n'as rien à leur dire, tu les détestes, ça ne sert à rien...
— Je ne sais pas. Parce que ce n'est pas de leur faute, ce n'est la faute de personne... Parce que nous sommes mortels, parce qu'un jour il ne restera que nous pour s'occuper d'eux...
— Mais en attendant, ce n'est pas la peine!
— Parce qu'il ne faut pas couper les liens... Parce que je culpabilise, je leur fais de la peine parce que je suis moi et que je ne peux pas être autre chose pour leur faire plaisir...

Souvent je pense à un autre passage de Proust, le jugement de la famille du narrateur sur Bloch, au début du Côté de chez Swan (c'est moi qui souligne):
Il [Bloch] serait malgré tout revenu à Combray. Il n'était pas pourtant l'ami que mes parents eussent souhaité pour moi; ils avaient fini par penser que les larmes que lui avait fait verser l'indisposition de ma grand-mère n'étaient pas feintes; mais ils savaient d'instinct ou par expérience que les élans de notre sensibilité ont peu d'empire sur la suite de nos actes et la conduite de notre vie, et que le respect des obligations morales, la fidélité aux amis, l'exécution dune œuvre, l'observance d'un régime, ont un fondement plus sûr dans des habitudes aveugles que dans ces transports momentanés, ardents et stériles. Ils auraient préféré pour moi à Bloch des compagnons qui ne me donneraient pas plus qu'il n'est convenu d'accorder à ses amis, selon les règles de la morale bourgeoise; qui ne m'enverraient pas inopinément une corbeille de fruits parce qu'ils auraient ce jour-là pensé à moi avec tendresse, mais qui, n'étant pas capables de faire pencher en ma faveur la juste balance des devoirs et des exigences de l'amitié sur un simple mouvement de leur imagination et de leur sensibilité, ne la fausseraient pas davantage à mon préjudice. Nos torts même font difficilement départir de ce qu'elles nous doivent ces natures dont ma grand-tante était le modèle, elle qui brouillée depuis des années avec une nièce à qui elle ne parlait jamais, ne modifia pas pour cela le testament où elle lui laissait toute sa fortune, parce que c'était sa plus proche parente et que cela «se devait».

Marcel Proust, À la recherche du temps perdu, Pléiade (Clérac) t.I, p.92-93
Cette dernière phrase est entièrement ma famille. (C'est ma traduction intime de common decency.)

K.310, acmé

Bovino a été l'occasion de me plonger dans les journaux de RC. J'en ressens une grande joie, un grand plaisir, que je n'avais jamais ressenti jusqu'alors, les journaux m'affectant par leur noiceur, par leur ronchonnade. Est-ce la fréquentation de Flickr qui me rend ainsi plus tranquille? Est-ce le dialogue renoué au sein des pages, est-ce le quitus accordé par le journal, après les années difficiles sur le forum du parti?

Je lis K.310 et je comprends mieux que l'auteur se soit plaint en juin 2003, (sur le site de la SLRC, c'est noté dans Rannoch Moor) du manque de réactions de l'opinion en général et de "ses" lecteurs en particulier. A l'époque j'avais trouvé que cela manquait de cohérence, de la part d'un auteur qui se prétendait éloigné du monde, d'ainsi quémander les réactions. Mais aujourd'hui je comprends et j'ai des remords d'avoir tant attendu. Dans K.310 RC se défend avec vigueur et rigueur, je comprends mieux qu'il ait attendu des commentaires, un soutien, du rire, et j'ai des remords.

Ce qui m'étreint surtout, à la lecture du premier semestre, c'est la colère, la colère devant tout un petit monde sans rigueur, qui répète des phrases sans avoir réfléchi, juste pour pisser de la copie, juste parce qu'il n'y a aucun risque à écrire la même chose que le voisin. C'est un tout petit monde qui règle ses comptes, qui prend sa revanche :

Il [un grand avocat] est persuadé (et je le suis aussi) que l'adversaire, pour moi, dans toute cette affaire, ça n'a jamais été les Juifs mais les journalistes, le corps des journalistes, la corporation des journalistes, que j'ai insultée de toutes les façons possibles, selon lui, et qui est trop heureuse de tenir, avec mes pages sur le "Panorama", une occasion rêvée de me faire payer tous mes péchés et d'en finir avec moi.
RC, K.310, p.282

Et puis malgré tout le rire, et la poésie.

Mes pages préférées sont les pages 278 et 279. En deux pages, échantillon de tout ce que j'aime, de tout ce qui me soutient, dans l'espoir que peut-être, l'art et les livres ne sont pas tout à fait inutiles (quelles preuves en avons-nous, si ce n'est notre intime conviction, et notre expérience renouvellée? Inexplicable, impartageable, mais nous reconnaissons d'instinct ceux qui partagent cette même expérience, ce même espoir):

Que "l'élite" ce puisse être, que ce soit, Jacqueline de Romilly aveugle et creusant Thucydidie, Claude Lévi-Strauss au musée de l'Homme ou tel étudit misérable dans sa gentilhommière au toit percé ou dans sa soupente parisienne, que "l'élite" tienne à la connaissance et au désir de connaissance, à l'étude, à l'usage, aux manières au temps, il ne faut surtout pas qu'une idée aussi déprimante puisse faire son chemin dans les esprits Ibid., p.278

(Quoi que... je ne comprends pas pourquoi. Pourquoi est-ce que cette idée ne laisse-t-elle pas tout le monde parfaitement indifférent, sauf ceux qui aiment l'étude, parce qu'ils aiment l'étude, et qu'ils se sentent moins seuls à savoir que d'autres l'aiment aussi? Et en quoi cette idée d'une élite, veilleurs pendant notre sommeil, est-elle déprimante, et non pas rassurante?)

Et puis les pages sur le bonheur, qui me paraissent si importantes («Mais à quoi ça sert, tout ça? ? C'est souvent ce que je me demande, épuisée vers deux heures du matin tandis que je m'endors au clavier. A pas grand chose, sans doute, mais voici une réponse possible: ça ne "sert" à rien, c'est un état d'esprit.

Vitrine sociale

Si ma mère n'était pas de ce monde, j'aurais toujours la ressource de me suicider. Mais, outre que rien n'assure que j'aurais le courage d'un tel acte, je crains le chagrin qu'elle en éprouverait, et plus encore celui qu'elle se sentirait tenue, par ses convictions, son éducation, par l'usage, d'en ressentir.
RC, Hommage au Carré, p.49

C'est drôle, c'est toujours ce que j'ai pensé de ma mère, à peu près: qu'un suicide ne lui ferait pas vraiment de chagrin, que cela lui causerait avant tout une honte sociale ("cela ne se fait pas") et a thrilling (enfin quelque chose d'un peu dramatique à raconter).

(Dans la phrase de RC, reste ambigu le fait qu'il redoute le chagrin social parce que ce serait du chagrin ou parce qu'il serait artificiel).

La Défense, lieu d'histoire

Un homme m'a demandé si je cherchais quelque chose, j'ai dit que je voulais seulement voir l'ancienne gare [de Cahors], mais je n'ai pas osé expliquer pourquoi, de crainte de me présenter dans l'emploi fastidieux, et obscène pour le coup, chère Arcadie, de héraut de la poésie. Et pourtant il me semble que ce serait moins dur de travailler dans ces murs si l'on connaissait l'existence de ces lignes qui leur sont consacrées. Gare, ô double porte ouverte sur l'immensité charmante / De la Terre...[1]
RC, Journal d'un voyage en France, p.468

Certitude: La Défense est devenu pour moi un lieu "possible", habitable, vivant, un vrai lieu avec une histoire et non une place artificielle et inhumaine, du jour où j'ai découvert la statue de Barrias posée sur un pilier en plein centre du parvis (et curieusement invisible, in-remarquée, sur le fond de tours qui constitue l'horizon) et que j'ai appris que ce nom de Défense était un hommage aux Français qui avaient ici défendu Paris contre les Allemands en 1870.

Notes

[1] Valery Larbaud, Les Poésies de A. O. Barnabooth, in Poésie Gallimard, pp.38-39 et in Oeuvres, Pléiade, pp.51-52.

Quand j'y pense...

Je continue d'indexer Vehesse. Ce matin, je tombe sur ça. L'ami, c'était Paul. J'ai prêté Douglas Adams à Paul… Ma folie (comprendre: mon inconscience) ne m'apparaît jamais que rétrospectivement.

Cependant, s'il me l'a rendu en 2004, c'est que je lui ai prêté en 2003. Il m'est difficile de me représenter la vivacité de son esprit à cette époque. Les derniers souvenirs écrasent les impressions antérieures.

J'avais pris très au sérieux son désir de "lire" (découvrir la littérature) et je tâtonnais, cherchant ce qui lui plaisait, ce qui lui aurait plu, ce qui lui aurait permis de discuter avec ses petits-fils (son grand souci), mélangeant les genres, les degrés de difficulté. Ce n'est que lentement que j'ai admis qu'il ne "lirait" jamais, il était trop tard, cela ne l'intéressait pas assez, il ne pouvait aller à la fin des livres (il les abandonnait sans les terminer).

Je n'ai découvert/compris que très tard que sa passion littéraire aurait été les auteurs latins. Il en avait un souvenir vif, me confiant qu'à une époque il lisait La guerre des Gaules couramment dans le texte. Vers la fin, il avait souvent sur lui une mince plaquette bilingue de Cicéron ou de Lucrèce.

Et ces mots de Fumaroli m'ont touchée au moment où j'en avais la preuve devant les yeux:
C'est au cours de la brève vacance de l'enfance et de l'adolescence que sont semées (ou non) dans la jeunesse les futures ressources de l'esprit, de l'âme et du cœur, dont disposeront (ou non) l'âge adule et le grand âge. Je me retrouve maintenant, senex-puer, au temps des vendanges, lisant et relisant, mais aussi écrivant et réécrivant, étonné de trouver dans ces exercices un remède aussi efficace à la mélancolie de mon automne que l'avaient été, à celle de mon printemps, mes premières plongées dans la lecture.

Marc Fumaroli, préface à Exercices de lecture, p.8 et 9
(Et je m'inquiète, faisant le compte de ce que j'ai lu à l'adolescence: quelle pauvreté.)

Déformation

Je lis : «Céline sur Proust...»

et je me dis:
— Mais ce n'est pas possible, Céline est une tante du narrateur, elle ne peut pas avoir d'avis sur Proust…

Puis :
— Ah tiens, la camériste de RC a lu Proust.

Et ce n'est qu'en troisième pensée que vient : «Mais non, il s'agit de Céline!»
Céline sur Proust: "S'il n'avait pas été juif, personne n'en parlerait plus! et enculé! et hanté d'enculerie! Il n'écrit pas en français mais en franco-yiddish tarabiscoté absolument hors de toute tradition française. Il faut revenir aux Mérovingiens pour trouver un galimatias aussi rebutant."

Gérard Pesson, Cran d'arrêt du beau temps, p.35-36

Pour Dominique : le 26 novembre 1976

— Tu sais que je possède toute la collection du Monde depuis les années 70 ?
— Ah bon ? Mais alors... Tu vas pouvoir m'aider à trouver un article que Camus a écrit à la mort de Malraux?
Air surpris, coup d'œil circulaire pour appeler à l'aide. Deux ou trois voix s'élèvent en chœur :
— Mais ce n'est pas possible, Camus était mort!
Je mets une seconde à comprendre puis m'exclame avec soulagement:
— Mais non, pas votre Camus, mon Camus!

Merci d'avance.

[Vendredi 26 novembre 1976
RC, Journal de Travers, p.1280

[Samedi 27 novembre, cinq heures. [Chron. du retard: jétais en train de découper trois exemplaires du Monde pour conserver autant de copies du petit entrefilet sur Malraux, qui est paru finalement hier [...]
Ibid., p.1287

Entre-temps j'étais allé jusqu'au Drugstore pour acheter Le Monde, parce que Samia m'avait signalé que mon commentaire sur Malraux y figurait alors que j'imaginais qu'il ne paraîtrais plus, maintenant, que dans le prochain Monde des livres, jeudi.
Ibid., p.1289

A la dérobée

Les gens descendent à Chatelet, d'autres montent, un espace se crée entre moi et ma voisine, nous sommes debout collées le long des strapontins, elle légèrement tournée vers moi, le dos au mur. J'observe ses mains, six à huit millimètres d'ongles, french manucure, comment peut-on travailler avec ça, elle est très jeune, plus petite que moi, chemisier blanc tailleur noir, pas de manteau c'est étrange, les yeux lourdement maquillés, la peau ocre, un peu vulgaire mais jolie. Dans l'espace créé par le départ de une ou deux personnes elle secoue son iPhone pour que l'écran repasse en lecture verticale. Elle a des écouteurs sur les oreilles.

Comme la foule est moins serrée je peux ouvrir mon livre; je me plonge dans L'Inauguration de la salle des Vents, à la recherche de certains mots. Je ne l'ai pas relue depuis Journal de Travers, de nombreux passages acquièrent une nouvelle épaisseur. Je lis.
p'têt pas rompu rompu, y z'ont jamais vraiment rompu, surtout que bon, officiellement, tu m'diras y avait rien à rompre, mais bon, quand même i z'étaient ensemble, et un beau jour crac tu sais pas trop pourquoi, p'têt pa'ce q'le mec il avait peur d'êt malade comme ça à l'étranger, hyperloin d'sa famille et tout, ou même pa'ce qu'i sentait bien qu'question soutien moral et tout, si tu vois c'que j'veux dire, ça allait p'têt pas être idéal-idéal, bon i's'barre bon ben l'aut' déjà là ça aussi déjà ça l'arrangeait pas mal, si tu r'gardes bien, ça voulait dire qu'il aurait pas à s'taper sept huit piges d'un mec que tu savais bien comment qu'tout ça barré comme c'était barré ça allait s'finir, et bon ben lui il était couvert, si tu vois c'que j'veux dire, i pouvait s'dire ben ouais o.k. d'accord o.k. tout ça c'est bien triste, mais quand même c'est pas mon problème, le mec i m'a quitté i m'a quitté, c'est quand même pas moi que j'l'ai laissé tomber pa'ce qu'il était malade, ça a rien à voir, et là pareil l'coup du téléphone … (p.302)
Je sens un regard sur la page, un poids. Je relève la tête. Elle est en train de lire. J'imagine les mots arrivant à sa conscience, à sa compréhension. Nos yeux se croisent, je lui souris, elle me rend un sourire hésitant, étonné.

L'heure où les carreaux passent de la transparence au reflet

Phrase fétiche de Passage, phrase que j'aime beaucoup, évoquant l'arrivée de la nuit sans parler ni de la nuit ni du jour.

Chaque jour j'assiste à l'inverse des fenêtres de mon bureau.

Ville imaginaire, tremblante comme de l'eau, dans les carreaux le matin :






Cases illuminées dans la nuit, comme autant de tiroirs:






(Et toujours mes photos minables de téléphone. Désolée pour vous, je les aime ainsi.)

Qu'on la privatise!

sur l'air de «Qu'on leur coupe la tête!»

Ne m'envoyez pas de pétition pour la sauvegarde de la poste. Il est trop tard, bien trop tard, dans mon esprit.

A quoi sert une poste qui ne vend plus de timbres (véridique, vécu au 4 temps de la Défense: «Je n'ai pas de timbre à 0,90 centimes, utilisez les automates» (Mais je ne veux pas de leur hideuse vignette bleue, moi, qu'est-ce que c'est que cette poste?)) et où poster le moindre CD ou livre de poche coûte plus de cinq euros, en colissimo, car il n'existe plus de tarif économique pour les paquets («Vous comprenez, c'est pour tracer les paquets.»: mais je me moque du traçage, moi, je veux juste que ça arrive, et ça n'arrivait pas si mal, avant le collissimo. J'ai reçu des livres du monde entier et ils arrivaient. Et s'il y a des vols, pourquoi devrais-je payer pour un suivi? Double peine.)

Et j'ai trop râlé contre ces facteurs qui ne sonnaient pas à la porte mais mettaient directement l'avis de passage dans la boîte aux lettres — et quand on élève une protestation formelle (par écrit), on reçoit en réponse que cela ne dépend pas de la poste, qu'il s'agit d'une filiale (oui, il aurait fallu protester il y a des années, nous avons manqué de vigilance).

Qu'on en finisse. Arrêtons l'agonie, abrégeons les souffrances. Mettons-la à mort, ça ira plus vite.

Et installons des automates un peu partout, dans les gares et les bureaux de tabac, puisque nous ne pouvons plus avoir de timbres.



Bonus : projet pour les P.T.T. en 1953

Kermesse de la paroisse II

Après avoir monologué environ vingt minutes sans discontinuer assise à la table d'inconnus venus pique-niquer à la kermesse, une dame se lève :

— Eh bien bonne journée! C'était très agréable de discuter avec vous!


J'ai pensé à Oscar Wilde.

Osmose

En ce moment je vois circuler de nombreux d'articles (en français, enfin: on dirait qu'ils ont tous été traduits pendant les vacances!) sur les conséquences d'internet en général et de Google en particulier sur la lecture, l'attention et l'intelligence (sachant que cette dernière est très bizarrement définie à partir des qualités recherchées par les DRH: Dieu me préserve de posséder une intelligence de ce type).

Ai-je tort de ne pas me sentir concernée? Je suis sur internet depuis 2002. Je lis plus qu'avant, j'écris plus qu'avant, et, dernières mutations en date, j'ai le plaisir de vous annoncer un retour de la correspondance manuscrite et des longues plages de lecture (par opposition à la lecture en tranches de vingt minutes).

Pourquoi?
Parce que je féquente des gens qui écrivent et qui lisent, tout simplement. Il en existe sur internet. Parce qu'internet est juste un moyen de les trouver.
En d'autres termes, la pratique d'internet obéit aux mêmes règles que la plupart des activités humaines: ce sont les gens que nous fréquentons qui nous font évoluer.


Obaldia est interrogé par une jeune journaliste "doucement analphabète". Elle lui demande comment devenir célèbre:

— Le meilleur moyen si l'on veut devenir célèbre, c'est de fréquenter des hommes célèbres; si vous voulez être riche, Dany — permettez que je vous appelle Dany —, si vous voulez être riche vous avez intérêt à fréquenter des gens très riches, ça finit par déteindre.
René de Obaldia, Exobiographie, p.345

Rire

Rops propose un frontispice à Louÿs pour sa revue, Louÿs s'en ouvre à Gide qui répond :

Accepte, mon ami; il faut toujours accepter.
Mes préceptes sur cela sont évangéliques: quand on vous remplit une main, il faut tendre l'autre.

Correspondances à trois voix - Gide, Louÿs, Valéry, 3 juin 1891

Voilà longtemps que je suis instinctivement ce précepte. Un ami me disait l'autre jour, au bout d'une journée passée avec moi: «Tu es une femme qui coûte cher!»
(J'ai un peu honte, mais pas beaucoup.)

Castres, Lautrec

Levée à cinq heures. Deux heures de Nietzsche dans la maison endormie. L'instinct et la folie de Dionysos, la forme et la beauté d'Apollon, la raison froide de Socrate. Et Platon, le pauvre, sauvant les meubles.

Castres, Jean Jaurès, Goya. Exposition Les Caprices, sorcellerie, prostitution, ignorance, exploitation des hommes par les femmes, des femmes par les hommes. Tromperie, avarice, luxure, monde sans tendresse ni générosité. Je songe à La Fontaine, mais ce que montre Goya me paraît bien pire, comme si l'Inquisition avait nourri la superstition et l'hypocrisie. Soudain la guerre d'Espagne (de 1936) acquiert un arrière-fond. Tant de bêtise et d'avidité menant à tant d'horreur.

Acheté Demeures de l'esprit, Sud-Ouest. Emérveillée par le raffinement de Mme Toulouse-Lautrec dans la distance et l'exaspération: «Mme de Toulouse-Lautrec, lorsque son mari lui faisait l'honneur de débarquer chez elle, toujours sans crier gare, le place à table à sa droite, comme un invité, et non pas en face d'elle comme c'est l'usage entre mari et femme.»

Lautrec. Belle église, trompe-l'œil derrière l'orgue et le chœur. Un homme (le prêtre?) nous allume très aimablement le chœur et nous propose le commentaire d'un tableau, le baptême de Clovis, établissant le parallèle Clothilde/Clovis, Hélène/Constantin. Il a cette réflexion qui sonne étrangement à mes oreilles de catholique républicaine: «C'est pour cela que lorsqu'on coupe le cou du roi, on remet en cause beaucoup plus que le roi...», évoquant par ce suspens le sacrilège de la mort de Louis XVI, dans un étrange écho à ma lecture de JYP.

Au pied du moulin, pancarte botanique expliquant le pays de Cocagne. Je songe à Alphonse Daudet, d'un sud à l'autre.

Hep, les blogueurs influents, vous ne voudriez pas sauver une librairie ?

Ou au moins faire un peu de bruit pour embêter la BNP ?

Il y a quelques temps nous nous émûmes (sur FB) de la très probable disparition de la librairie de France à New York, institution qui valait Shakespeare and Co en France.

La même chose est en train de se passer inversement en France, fort discrètement :

Mais où sont les funérailles d'antan, chantait Brassens, un thème que ne reprendra sûrement pas la librairie Brentano's, fondée en 1895 par Arthur Brentano, et mise en liquidation judiciaire par son propriétaire, BNP-Paribas depuis le 12 juin dernier.
« Nous sommes désolés de vous informer de la fermeture définitive du magasin », peut-on lire sur des feuilles A4 scotchées sur les vitrines de la boutique.
Située avenue de l'Opéra, cette librairie historique et anglophone a été prise à la gorge par le propriétaire des murs, BNP-Paribas, donc et n'a pas pu payer un loyer réévalué de 7000 € à 20.000 €, selon les informations de MédiaPart.
C'est à la suite d'une décision judiciaire datant de 2006 que la cour d'appel de Paris a accepté l'augmentation de loyer, sur la demande de la banque.
« Merci de votre soutien et de votre fidélité pendant toutes ces années », achève laconiquement l'équipe de la librairie. Nous avons tenté de contacter l'établissement, mais en vain.
Depuis lundi, le magasin a ainsi fermé ses portes.
source : fabula

Bon évidemment, je comprends qu'entre Roland Garros et la librairie Brentano's, la BNP n'hésite pas. Vendre des balles de tennis au profit des jeunes en difficulté est plus médiatique que leur offrir des livres (surtout des livres en anglais (sachant que la partie française de la librairie a été fermée en mars 2007)).

Des souvenirs personnels m'attachent à cette librairie (dans laquelle j'ai essayé de me procurer en vain le Raul Hilberg avant qu'il ne soit traduit), mais également des traces littéraires : une fois encore je mets en ligne ces quelques lignes de la préface à Cartes postales, de Heny Jean-Marie Levet :

Il y avait Maroussia, dont j'ai oublié le nom de famille. Je l'ai emmenée un jour à la librairie Brentano pour lui montrer les portraits de Walt Whitman. En sortant, le vendeur, qui était mon ami, me fit un sourire en hauteur et me lança un clin d'yeux qui me laissa tout déconcerté, et dont je n'ai pas encore compris le sens exact. J'aimais beaucoup la librairie Brentano; même, de mes dix-huit ans à mes vingt-et-un an, elle a été mon principal lieu de plaisir. J'aimais à me sentir dépaysé, à la façon de des Esseintes dans les bars et les brasseries anglaises de la rue d'Amsterdam. Du reste, nous éprouvions tous le besoin de nous dépayser; nous affections de ne considérer Paris que comme une de nos capitales, et secrètement nous nous apppliquions la phrase de Nietzsche: «Nous autres Européens». Ce n'était pas pour rien que notre revue allait s'appeler: «L'Œuvre d'Art International»! Oh, les belles Américaines que je frôlais parfois —Excuse me— entre les corps de bibliothèque de chez Brentano! Je rêvais, non seulement de me faire aimer d'elles, mais aussi de leur faire connaître la littérature française contemporaine, de leur traduire, en quel anglais et avec quel accent effroyable, tu vois ça d'ici, les «Moralités légendaires», ou même «Maldoror». Mais elles étaient peu préparées pour cela, je crois; peut-être même qu'elles ne connaissaient pas Whitman! C'était probable en effet, car en fait de poètes américains, c'était surtout Ella Wheeler Wilcox qu'elles achetaient. J'étais un des rares clients français de Brentano, je veux dire des clients assidus, qui venaient trois ou quatre fois par semaine. Après avoir eu à mon égard une attitude très réservée, on finit par m'admettre, et par me laisser fouiller partout, même au sous-sol. A vrai dire, presque tout l'argent dont je disposais passait là!

Valery Larbaud, conversation avec Léon-Paul Fargue, en préalable à Cartes postales (Gallimard poésie), p.48

Prenez un bain

There must be quite a few things that a hot bath won?t cure, but I don?t know many of them.
Il doit bien y avoir quelques malheurs qu'un bain chaud ne peut apaiser, mais je n'en connais pas beaucoup.
Sylvia Plath
Cette phrase rencontrée au hasard des pages d'un blog que je feuillette ces jours-ci m'a fait sourire.

Je me souviens que vers 1993, j'avais eu l'occasion de rencontrer une femme qui proposait je ne sais plus très bien quoi, des bilans de santé ou des conseils de beauté, ou peut-être de la psychologie, impossible de me souvenir. C'était sans doute dans le cadre de ces offres gratuites proposées par le comité d'entreprise, le genre de choses qui ne viendrait jamais à l'idée spontanément mais dont on se dit en passant devant le pannonceau "bilan trucmuche, trente minutes, gratuit": «bah, après tout, au point où j'en suis, pourquoi pas…»

Il en était ressorti que j'étais épuisée et à bout de nerfs. La dame m'avait gentiment conseillé (finalement, elle vendait sans doute de l'aromathérapie): «vous devriez prendre des bains, un bain pas trop chaud avec quelques gouttes de lavande…», en poussant vers moi une petite bouteille.

C'est alors que j'avais réalisé que l'idée de prendre un bain m'était devenue absolument exotique, étrangère: se détendre, se laisser aller, était inenvisageable, sauf à prendre le risque de se liquéfier complètement et de ne jamais plus émerger de la baignoire, de s'écouler par la bonde — enfin — soulagement et tentation.
Puis le temps a passé.



(Demain, je traduis à la va-vite les règles du site Ralentissez!.)

Le jour de la serviette : hommage à Douglas Adams

Le 25 mai, tous les amoureux du Guide galactique1 se promèneront avec une serviette: c'est towelday. Les fans de [Douglas Adams| célèbrent ainsi sa mort, survenue le 11 mai 2001: le temps de se donner le mot, et quinze jours plus tard naissait le premier towel day.

Lundi, les Parisiens et banlieusards les plus accros pourront se retrouver gare du Nord à 20h30. Pourquoi une serviette? Parce que c'est l'objet le plus important quand vous faites du stop à travers la galaxie. Par cet objet vous renvoyez une image de sérieux, d'auto-stoppeur à qui l'on peut faire confiance.





La serviette … est sans doute l'objet le plus vastement utile que puisse posséder le routard interstellaire. D'abord par son aspect pratique : vous pouvez vous draper dedans pour traverser les lunes glaciales de Jagran Bêta ; vous pouvez vous allonger dessus pour bronzer sur les sables marbrés de ces plages irisées de Santraginus V où l'on respire d'entêtants embruns ; vous pouvez vous glisser dessous pour dormir sous les étoiles, si rouges, qui embrasent le monde désert de Karafon; vous en servir pour gréer un mini-radeau sur les eaux lourdes et lentes du fleuve Mite; une fois enfilée, l'utiliser en combat à mains nues ; vous encapuchonner la tête avec afin de vous protéger des vapeurs toxiques ou bien pour éviter le regard du hanneton glouton de Tron (un animal d'une atterrante stupidité: il est persuadé que si vous ne le voyez pas, il ne vous voit pas non plus — con comme un balai, mais très très très glouton) ; en cas d'urgence, vous pouvez agiter votre serviette pour faire des signaux de détresse et, bien entendu vous pouvez toujours vous essuyer avec si elle vous paraît encore assez propre.

Plus important, la serviette revêt une considérable valeur psychologique: si pour quelque raison, un rampant (= non routard) découvre qu'un routard a sur lui une serviette, il en déduira illico que ce dernier possède également brosse à dents, gants de toilette, savonette, boîte de biscuits, gourde, boussole, carte, pelote de ficelle, crème à moustiques, imperméable, scaphandre spatial, etc. Mieux encore, le rampant sera même heureux de prêter alors au routard l'un ou l'autre des susdits articles (voire une douzaine d'autres) que ledit routard aurait accidentellement pu "oublier"; son raisonnement étant que tout homme ainsi capable de sillonner de long en large la galaxie en vivant à la dure, de zoner en affrontant de terribles épreuves et de s'en tirer sans avoir perdu sa serviette ne peut être assurément qu'un homme digne d'estime.

Douglas Adams, Le Guide galactique, p.40-41
Alors à vos serviettes!


Note
1: Philippe Gloaguen, le fondateur du Guide du routard, a interdit que le livre s'appelle en français le Guide du Routard intergalactique, ce qui devrait être son titre.

Bibliophore

Nous riions un jour entre blogueurs de notre propension à ne jamais partir en vacances deux jours sans emmener trois livres (le livre en cours, un plus léger et maniable si les circonstances faisaient que le livre en cours ne pouvait être lu, un troisième au cas où les deux autres soient lus trop vite, (et autres variations)), trois livres qui devenaient une petite bibliothèque si l'absence devait atteindre la semaine ou les quinze jours (peur de manquer, désir de profiter, espoir, faim, soif, sensation de la présence, besoin d'être rassuré, peur de la solitude, que sais-je).

Peu à peu je m'aperçois que je suis en train de reproduire le phénomène au quotidien. Je promène des livres toute la journée, tous les jours. Le gros et difficile que je lis comme la mer monte, avançant de dix pages, reprenant six pages plus haut, avançant de dix pages, au rythme des interruptions dues aux transports1, le petit commencé dimanche, trouvé par hasard dans une bibliothèque et que «je devrais vite terminer puisqu'il est écrit gros», le Susan Sontag parce qu'il faut que je fasse des photocopies, La Chambre claire pour retrouver les citations de Compagnon…

Je n'en sens pas le poids.



Note
1 : Et je songe le cœur serré à l'injonction de Rosenzweig, «il faut lire vite», puisque les livres se comprennent à partir de la fin.

Avant Noël

Après-midi dans les gradins d'un dojo, à regarder des enfants passer leurs grades de karaté. J'ai mon Mac, mes Doc Martens, je suis plongée dans la reconstitution compliquée de certaines journées estivales.

Un petit garçon de sept ans environ se précipite hors d'haleine vers ses sœurs à côté de moi, adolescentes arabes au visage triste, patient, d'un ennui silencieux.
Le petit garçon suffoque, ravagé par l'information qu'il apporte:
— Y en a qui... y en a qui... y en a qui disent que le Père Noël n'existe pas!


Et je suis si triste de n'avoir rien à dire pour le consoler.


(Ce matin, O. m'a dit avec réalisme: «Il fallait lui dire qu'il passera quand même»).


Hier soir, Z. passant à côté d'un parc contenant des sapins à vendre, en face de Saint-Eustache :
— Ça sent le sapin !

Et je pense aux métaphores réanimées de RC (mais personne ne reconnaît jamais mes citations (d'autant plus que je ne me souviens plus de la citation)).

11/01/2009

Si voilà: «Je le remercie de "réinsuffler du sens dans les métaphores éculées"». Journal de Travers, p.634

Cerisy, la campagne de France

La perspective d'aller à Cerisy avec ceux qui sont peut-être, après tout, "mes pairs", me paraissait parfaitement fastidieuse. Tout envie de voyage s'estompe — des villes et encore des villes : je me suis rendu compte que, désormais, j'aimais mieux draguer que de visiter quoi que ce soit; les villes ce sont avant tout des corps, pour moi, des visages, des poils, des peaux, des lèvres, des voix, des caresses, des draps sous la lampe (on verra après...).
RC, Journal de Travers, p.1518

Il faut avouer que draguer dans les profondeurs de la campagne normande... à moins de trouver son bonheur parmi les participants du colloque, c'est assez compliqué. (M'a fait rire cet Australien qui m'a confié, tandis que le car négociait comme il pouvait les routes du bocage: «J'ai l'impression que le terriroire français est beaucoup plus ouvert, beaucoup plus accessible, qu'il y a beaucoup plus de routes qu'en Australie.» (Well... yes.))

Je suis rentrée de Cerisy reposée, avec une envie de déménager. Pour la première fois depuis une éternité (depuis combien d'années, en fait? avant la construction de l'autoroute passant par Vierzon), j'avais dormi une semaine dans des nuits silencieuses et noires. Point de routes, point de lampadaires. Le froid lui-même, que j'avais redouté, était accueillant, le corps s'adaptait sans effort à l'air frais mais propre.
Et moi qui m'étonnais il n'y a pas si longtemps d'être devenue si citadine, je me suis aperçue que c'était faux: ce dont je n'ai pas envie, c'est de la demie-ville, la ville avec tous les inconvénients de la ville sans ses avantages, ses cinémas, ses expositions, ses conférences, ses concerts, ses bibliothèques...
Mais j'appartiens à la vraie campagne, à la solitude, sans voiture et sans lampadaire.
J'ai envie d'y retourner. Quand et où? (La Sologne? Les bords de Loire? Le Nivernais? Le plateau de Langres?)

Dimanche, en sortant de la voiture à l'orée d'un bois, l'odeur et la nuit m'ont brutalement rappelé la ferme de ma grand-mère. Sept ans qu'elle est morte et ça ne passe pas. Pire, cela semble revenir. Dieu qu'elle me manque, mes souvenirs sont si vivants qu'il me semble les ressentir physiquement.

Décalée

Lorsqu'un intervenant a demandé à Emmanuel Falque si l'injonction de Hughes de Saint-Victor, il faut "lire le monde", était un concept ou une métaphore, j'ai dû être la seule à penser à Faut pas prendre les enfants du bon Dieu pour des canards sauvages:

— J'ai le glaive vengeur et le bras séculier.
— C'est beau comme métaphore.
— C'est pas une métaphore, c'est une périphrase.
— Oh, fait pas chier !
— Ça, c'est une métaphore.

Un regard vers l'infini.

En remontant le temps, nos télescopes les plus puissants rencontrent donc un mur, situés environ 380 000 ans après le Big Bang. De cette «année 380 000», nous percevons cependant un rayonnement, le rayonnement fossile, […]. Ce rayonnement nous donne la plus vieille image de l'univers que nous puissions ''voir'' — façon de parler puisque nous la captons à l'aide de radiotélescopes portés à bord de satellites spatiaux tels que COBE et WMAP. […] Nos postes de télévision qui sont sensibles aux ondes radio peuvent ainsi détecter une partie de ce rayonnement fossile. Environ 1% de la «neige» que vous voyez sur votre écran de télévision quand la station cesse d'émettre est due à ces photons fossiles de l'époque primitive. Vous pouvez vous dire que vous observez le commencement de l'univers avec votre poste de télévision!

Le Monde s'est-il créé tout seul?, entretien avec Trinh Xuan Thuan, p.30
Mon écran cathodique est en train de mourir. Il n'est pas tout à fait mort mais on parle déjà de le remplacer. Je n'en avais pas beaucoup envie, je n'en ai plus du tout envie.

Semaine 9

dimanche 24 février
Matinée dans les casseroles en écoutant Edwards (je crois, à vérifier (quand trouver le temps de mettre de l'ordre dans mon iTunes?)) sur le Graal. Non, peut-être pas Edwards, car avant j'en ai écouté un autre dont l'intitulé du cours était "En écoutant la littérature": lequel des deux était Edwards? Intéressante remarque sur Racine monté à Chicago en prose voire en slang, dans un hôpital, avec Phèdre nue buvant du coca (je mélange un peu tout, mais c'est le principe, il n'y a qu'à aller chercher dans les podcasts): qu'est-ce qui résiste dans le texte à toute manipulation? Pourquoi cela suscite-t-il toujours autant d'enthousiasme, pourquoi Shakespeare plaît-il autant en Afrique, par exemple?

J'ai pensé à cette réflexion de Nabokov dans Feu pâle: «Je voudrais que vous vous émerveilliez non seulement de ce que vous lisez, mais du miracle que cela soit lisible». (commentaire du v.991).

Tout serait à commenter tandis que je repense à ces cours. Je m'aperçois que les podcasts n'ont plus l'air en ligne. Je ne peux tout de même pas les retranscrire…

Mes parents et mes nièces à déjeuner. Nous ne nous sommes pas disputés. Les Anouilh en pléiade pour mon anniversaire. Gallimard se met au marketing même pour sa collection la plus prestigieuse. (Je me souviens de Borges: «La Pléiade, c'est mieux que le prix Nobel, non?») J'ai lu tant d'Anouilh chez Pascale. Les deux tiers, apparemment. Je ne me souviens pas de grand chose. Le début autobiographique des Poissons rouges (les livres dans le sac à dos durant la débâcle (je crois. A vérifier, toujours. S'il ne fallait écrire que des choses avérées… Ces notes seront de vraies notes, c'est-à-dire non vérifiées.))

Encore un CV à présenter de deux façons différentes. Dieu que je n'ai pas envie de le faire. Demain, on verra demain. Je me remets à Proust.

mardi 26 février
Une vraie journée comme je les aime. Déjeuner avec T. Histoire de trésor. Raconter des histoires, les mecs ne sauront jamais tout ce qu'ils ont à gagner à raconter des histoires (enfin, T. semble le savoir!). Karen Blixen sur des coussins, en train de raconter à Redford dans Out of Africa: «dans une rue de Hong-Kong habitait une jeune fille…» Cette fatalité de toujours finir par parler de cul, parce que finalement, c'est la seule chose qui compte, le cœur du monde, la seule chose qu'on aimerait comprendre et dont on ne peut jamais vraiment parler à/avec un tiers, parce qu'on met toujours en cause plus que soi.
Après-midi Compagnon, 19h40 entretien d'embauche, c'est loin Boulogne, je n'irai pas à Boulogne, que c'est loin, la jeune fille est jolie, et jeune, et j'ai si peu de choses à dire, et toujours au bord de raconter des histoires, encore, parce que c'est la trame des vies.
Je déplace le rendez-vous avec R., Beaubourg plutôt que Convention, il est trop tard et c'est trop excentré, je n'arriverai jamais à avoir mon train ensuite. R. est très en retard, perdu, je lis Vile bodies pratiquement dans le noir, j'ai cassé mes lunettes, ou plutôt mes lunettes se sont cassées. Je mange un fromage blanc aux amandes. Il me reste 27 centimes.
R. arrive, que dit-on à quelqu'un qu'on n'a vu qu'un soir, le temps d'un rire et un peu plus, il y a plus de deux ans? Pas de nouvelles depuis, et puis un mail lundi soir: «Tiens, il n'est plus avec sa copine, il tente sa chance», ai-je pensé. Curieuse. Mais bon ça va, intéressant, gentil, belle voix, et pas à cran comme je le craignais. — J'ai pris vingt-cinq kilos. — Moi quatre. Rires. Coup d'œil. Ça ne se voit pas, tu as l'air en forme. Et toujours cette oscillation des hommes, qui aimeraient les femmes plus libres, sauf leur copine, ou leur femme… Que dire? Et une autre histoire de grand-père. «— Ça tu ne le racontes pas. — J'ai une autre contrainte, mon fils me lit.» Nous rions.
Gare de Lyon après le dernier train, l'arrêt de bus a changé de place, le temps que je le trouve, le bus de 1h00 est parti, il faut attendre celui de 1h30, heureusement il ne fait pas froid. J'ai sommeil, je rentre à 2h22.

mercredi 27 février
Je fais remplacer mes lunettes. Demain je dois revoir R. Acheté deux cadeaux sur trois pour le Noël (! je sais, je sais) des garçons S. Mal au pied. Je lis Asking for the Moon. La dame qui me fait le paquet cadeau aux Galeries Lafayettes, sous ses airs de dragon, est attentive et prévenante: «C'est pour un garçon ou une fille? — Un garçon. — C'est pour savoir si je mets beaucoup de ruban, les garçons font parfois une allergie au ruban.» Ah.

vendredi (ce soir)
Que faire de ce post (écrit au fur à mesure des dates)? Le redécouper, le redistribuer selon les jours? Finalement je n'aime pas beaucoup pour moi-même la forme de journal anté-chronologique. C'est sans doute pour cela que je ne peux/pourrais pas faire d'un blog un journal. Un journal, je l'écris de haut en bas, pas de bas en haut, il me faut de l'épaisseur. Je ne flotte pas sur le temps, je me laisse couler.
Revu R. hier soir. Longue errance derrière Montparnasse à la recherche de ruelles, il n'y en a plus beaucoup, Vaugirard, Cherche-Midi, Falguière, par hasard l'impasse où Brassens composa ses premières chansons, nous vivons un Paris imaginaire et égrainons les noms, San-Antonio, Maigret, Léo Malet, le travail de R. sur le Poulpe, l'extrême-gauche, l'extrême-droite, nous mélangeons les époques, que c'est facile de parler avec quelqu'un qu'on ne connaît pas si l'on dispose d'un socle suffisant de lectures communes, Reiser, comment faire de la caricature aujourd'hui, était-il plus facile de se moquer sous Pompidou qu'aujourd'hui sous Sarko, le SM, Marie L., nous dérivons, «Camus m'aura vraiment fait faire n'importe quoi…? T'es gonflé!», nous avons trop marché et R. fume trop, je suis impressionnée, il y avait longtemps que je n'avais pas vu quelqu'un fumer autant.
Je suis en vacances ce soir, tant mieux, je ne supporte plus de devoir m'habiller pour aller travailler, je ne supporte plus d'être en représentation permanente, je ne supporte plus le théâtre, j'ai envie de rire.
Je me souviens du 29 février précédent.

Désolation

Un blog me fait découvrir un dépotoir de livres.

Je songe à la fin de Bartleby:
Dead letters! does it not sound like dead men? Conceive a man by nature and misfortune prone to a pallid hopelessness, can any business seem more fitted to heighten it than that of continually handling these dead letters and assorting them for the flames? For by the cart-load they are annually burned. Sometimes from out the folded paper the pale clerk takes a ring: — the finger it was meant for, perhaps, moulders in the grave; a bank-note sent in swiftest charity: — he whom it would relieve, nor eats nor hungers any more; pardon for those who died despairing; hope for those who died unhoping; good tidings for those who died stifled by unrelieved calamities. On errands of life, these letters speed to death.

L'adolescent de l'Elysée

Dans un article plus drôle que méchant, Jean-Louis Bourlanges assène des petites phrases dont la teneur en vérité reste à évaluer.
[…] On s'étonne que le général en chef vive en sous-lieutenant.
La Love story élyséenne a ceci de redoutable qu'elle figure au plan intime une double tendance à la fragmentation et à la discontinuité qui envahit l'action publique.
[…] Le désordre commence, disait Bergson, quand je range mes livres par ordre alphabétique et que ma femme de ménage les range par ordre de taille. Nous y sommes !

Jean-Louis Bourlanges, L'Expansion, numéro 727, février 2008

Résolution du Nouvel an

— Voudriez-vous, je vous prie, me dire quel chemin je dois prendre maintenant? demanda Alice.
— Cela dépend beaucoup de l'endroit où vous voulez aller, dit le Chat.
— Cela m'est à peu près égal…, dit Alice.
— Alors peu importe le chemin que vous prenez, dit le Chat.
— … pourvu que j'arrive quelque part, ajouta Alice en guise d'explication.

Lewis Carroll, Alice au pays des merveilles

Choisir un chemin.

La réforme des universités

Il y a une semaine déjà, je découvrai cet appel, lancé par l'université Paris VIII, contre la loi dite "pour l'autonomie des universités". J'oscillai entre l'agacement et le rire: d'une part un ministre de Sarkozy déclarerait-il "le ciel est bleu", l'université de Paris VIII s'exclamerait en coeur "Parfois il est gris, d'autres fois il est noir" (et ce ne serait pas faux, bien sûr, néanmoins, pourrait-on considérer pour autant que le ciel n'est pas bleu? (sachant qu'en fait il est incolore, mais passons)); d'autre part il faut un certain souffle pour se déclarer publiquement contre "l'excellence": des professeurs et des chercheurs ne doivent-ils pas naturellement viser l'excellence, le meilleur en eux?

Je ne pense pas que le financement privé soit la meilleure solution. Cependant, nous pouvons constater la faillite du système actuel: locaux vétustes (en 2002, les toilettes à la turque du Mirail à Toulouse, sans eau chaude ni savon ni sèche-main, m'ont rappelées celles de mon école primaire à Agadir en 1974), parfois dangereux, administration parfois incompétente et surtout sans volonté (histoire de l'étudiante visible/invisible qui avait un O et non un 0 dans son identifiant informatisé (ce n'est qu'un exemple, bien entendu: histoire de cette amie attendant sa bourse tandis qu'elle préparait son agrégation, ne prenant plus le bus, se lavant au gant de toilette pour économiser l'eau chaude, etc. (c'est Zola, je sais, Skot: 1995)), professeurs recrutés par cooptation (je suis pour la cooptation: il est normal de souhaiter travailler avec ceux dont on sait qu'ils ont les mêmes valeurs et les mêmes aspirations que vous, c'est même un gage de qualité — à condition de ne pas être médiocre soi-même!) alors que des concours sont ouverts pour pourvoir les postes vacants et que des candidats naïfs, ne connaissant pas ces subtils rouages français, passent des semaines à peaufiner leur candidature et leur dossier...

Bref, le financement privé ne sera pas un remède universel: d'abord il sera probablement insuffisant, d'autre part la provenance et l'utilisation des fonds devront être contrôlés. Mais cette loi propose un changement, et au point où on en est, cela ne peut qu'être bénéfique: dans cinq ou dix ans, il sera nécessaire d'évaluer les résultats de cette politique et y apporter des réformes, de fond ou à la marge en fonction de ses résultats. En d'autres termes, je suis pour un pragmatisme raisonné.
Sur ce site, on rit et se gausse de l'appel lancé par Sciences-Po, qui sans attendre part déjà à la recherche de fonds. Il est paradoxal que les auteurs de ce billet ne se rendent pas compte qu'ils sont en train de faire la promotion de ce qu'ils dénoncent: on peut penser ce qu'on veut de Richard Descoing, mais sa méthode offensive et très marketing a donné de bons résultats: Sciences-Po est une maison connue et reconnue, donc sa méthode est valable, du seul point de vue qui devrait intéresser les étudiants: trouver un emploi (et construire une carrière) à leur goût correspondant à leurs compétences et leur permettant de vivre.

Les sphères plus littéraires et celles des sciences sociales seront-elles sacrifiées par des financements privés? Je ne le pense pas; cependant, il est probable qu'elles devront rétrécir en volume: moins d'étudiants, moins de professeurs, davantage d'exigence sur leur niveau (je suppose, cela n'engage que moi. (Mais peut-on réellement regretter qu'il y ait moins d'étudiants en psychologie?)) Je rappelle pour mémoire que Marc Fumaroli enseigne aux Etats-Unis depuis que le Collège de France a considéré qu'il avait atteint la limite d'âge pour un professeur, que les grands proustiens sont au Japon et que Claude Simon a d'abord été reconnu aux Etats-Unis (pour parler du peu que je connais, mais je suis sûre que l'on pourrait trouver d'autres exemples dans d'autres domaines des arts, de la littérature et des sciences humaines): le grand capital n'a pas fait disparaître toute aspiration à la culture.


Enfin, pour le plaisir, bien qu'il s'agisse de faits un peu anciens, je mets en ligne le récit de Pierre Hadot à propos des nominations au CNRS. Vous pourrez m'objecter que cela a sans doute changé depuis, rien n'est moins sûr d'après ce dont j'ai été témoin à deux reprise dans un autre domaine. Vous noterez que dès 1968-69, Pierre Hadot citait l'étranger en exemple.

J'ai appartenu au CNRS pendant quatorze ans à peu près. Etant donné la précarité de la situation des chercheurs à cette époque-là, qui était la période encore presque héroïque du CNRS, je m'étais inscrit dans un syndicat, la CFDT, pour être si possible défendu en cas de licenciement. Et comme d'ailleurs les effectifs de la CFDT n'étaient pas très grands à cette époque, j'ai même été obligé d'assumer certaines fonc­tions syndicales, dans le secteur des sciences humaines, alors que Mademoiselle Yon, biologiste, s'occupait des sciences exactes. Il s'agissait par exemple, quand les chercheurs ont eu le droit d'avoir des délégués dans les commissions, de choisir des représentants de la CFDT qui pourraient y siéger. J'ai moi-même été élu dans la commission de philosophie à titre syndical. Cela m'a permis de participer au fonctionne­ment du CNRS et de voir comment cela se passait. A mon humble avis, à cette époque, la manière dont les chercheurs étaient recrutés était assez défectueuse. C'était le principe do ut des [«je donne pour que tu donnes »] qui régnait.
Exemple caractéristique : pendant une séance à laquelle j'ai participé, le président de la commission, qui avait quelques semaines auparavant choisi les rapporteurs qui devaient lire en séance leurs appréciations sur le dossier de tel ou tel candidat, avait donné le dossier de son poulain à Monsieur X, et avait pris, lui, pour en faire le rapport, le dossier du poulain de Monsieur X. Mais j'ai su après coup qu'il avait préparé deux rapports : un rapport favorable, dans le cas où Monsieur X remplirait le contrat, un autre défavo­rable, dans le cas où Monsieur X ne le remplirait pas. Il s'est trouvé que Monsieur X a rempli son contrat. Le candidat du président a donc été admis, et, par suite, le poulain de Monsieur X. Aux yeux de ce président, peu importait la valeur réelle du candidat de Monsieur X. Il était seulement un moyen de récompense ou de vengeance.
Par ailleurs, le syndicat CFDT n'était pas très puissant au CNRS, du moins à cette époque, si bien que pour être admis comme chercheur, il fallait être soutenu par le syndicat national des chercheurs scientifiques, lié à la FEN. Lorsque, devenu directeur d'études à l'EFHE, après 1964, j'ai voulu présenter un candidat, qui était quelqu'un de tout à fait remarquable, et qui a fait ses preuves depuis, je n'ai pas réussi à le faire admettre. Pendant trois années de suite, j'ai présenté le même candidat, sans résultat. Après quoi je lui ai dit faites-vous présenter par l'autre syndicat; allez voir Untel. Il a été pris immédiatement, l'année d'après. Donc le recrutement ne se faisait pas selon la valeur des candidats, mais selon la politique syndicale.
On nous avait demandé, en 1968 ou 1969, des conseils pour la réforme du CNRS. Dans une lettre au directeur des Sciences humaines de l'époque, j'ai écrit qu'il serait bon de choisir un système analogue à celui qui existe à l'étranger, soit en Allemagne, soit en Suisse, et je crois aussi au Canada, où, qu'il s'agisse du recrutement d'un chercheur ou de la constitution d'un laboratoire de recherches, ou d'une subvention pour un livre, on demande un rapport à des spécialistes extérieurs à la Commission et qui même, très souvent, sont étrangers au pays.
Cette prépondérance de certaines personnalités universi­taires ou syndicales a nui, je pense, dans certains secteurs, au développement harmonieux du CNRS, au moins dans le domaine des Sciences humaines. Quand j'étais dans la Commission de philosophie, j'avais coutume de dire : dans la nature, c'est la fonction qui crée l'organe, mais au CNRS, c'est l'organe qui crée la fonction. Je voulais dire par là que, si le puissant professeur ou le puissant syndicaliste Untel avait envie d'avoir un laboratoire subventionné, il lui suffisait de présenter un vague projet de recherche, qui était tout de suite jugé indispensable, sans que la Commission se demande sérieusement si ce projet était vraiment urgent et utile, dans le cadre général de la discipline. J'avais d'ailleurs fait rire un jour une Commission de réforme du CNRS, en parlant, dans une métaphore terriblement incohérente, des « requins qui se taillent la part du lion ». J'avais l'excuse d'être furieux.

J.C. : Vous n'êtes sans doute pas plus tendre à l'égard du fonctionnement des bibliothèques universitaires ?
Je laisse de côté le problème bien connu de la Bibliothèque nationale de France, pour m'en tenir aux bibliothèques universitaires. Quand on a été dans les autres pays, et qu'on a vu des bibliothèques au Canada, en Angleterre, en Allemagne, en Suisse (je n'ai pas été aux Etats-Unis), on constate que les étudiants ont un accès aux documents beaucoup plus facile et plus abondant qu'en France. Au Canada, j'ai vu des bibliothèques où il y a des petits bureaux, dans lesquels les étudiants peuvent travailler et utiliser des ordinateurs. En Grande-Bretagne et au Canada, les étudiants ont accès aux rayons des bibliothèques. En Allemagne, il y avait un accès aux rayons à la biblio­thèque de Francfort; à Berlin, dans une immense salle, les étudiants avaient sous la main pratiquement toute la littérature utile, tous les livres de base, les collections de textes, les collections historiques. Dans la salle de lecture de la bibliothèque de la Sorbonne, il y a quelques dictionnaires, et puis — et c'est un progrès énorme —, la Collection des Universités de France (les textes bilingues du fonds grec et latin), mais finalement, c'est très insuffisant.
Le plus préoccupant est que les étudiants, qui ont beau­coup de mal à trouver une place, ont toutes les peines du monde à obtenir les livres qui sont ou à la reliure, ou empruntés ou volés. Il y a plusieurs années, pendant un hiver, la moitié de la salle de lecture de la bibliothèque de la Sorbonne a été plongée pour partie dans l'obscurité; cela a duré plusieurs mois sans que la moindre réparation soit faite : ou bien les étudiants venaient avec des lampes de poche, ou bien ils ne venaient pas. À l'époque, j'avais fait une protestation auprès de l'administrateur de la bibliothèque, ce qui n'a servi à rien. Peut-être faute de crédit ! Mais n'était-ce pas un cas où des crédits auraient dû être débloqués d'ur­gence ? Il faudrait parler aussi de la grande misère des biblio­thèques de province. J'avais une fois critiqué devant Marrou la qualité d'une thèse de doctorat. Il m'a répondu : « Oh, que voulez-vous, il travaille en province. »

Pierre Hadot, La philosophie comme manière de vivre, Albin Michel - 2001, p.81 à 85

Pourquoi réformer les retraites puisque nous serons morts étouffés ou privés d'énergie avant que le problème des retraites ne se pose vraiment ?

Le dernier commentaire de Skot m'a rappelé cette courte étude publiée par Flash CDC Ixis le 16 juin 2004. Le rédacteur en est Patrick Artus.
Cela se présente sous forme de sept pages pleines de chiffres et de graphiques :

Introduction

Nous montrons que la croissance mondiale, l’évolution de la consommation d’énergie des émissions de CO2 par unité produite, le déplacement de la croissance mondiale vers des zones peu efficaces technologiquement, et émettant beaucoup de CO2 par unité de production, devraient rendre les problèmes de ressources énergétiques et le niveau global d’émission de gaz à effet de serre insupportables avant que le vieillissement démographique ne devienne un phénomène global.

Je ne recopie pas l'ensemble des données (graphiques extrapolant la population, les émissions de CO2, la productivité, le PIB, en Chine, en Russie, au Japon, au Etats-Unis et pour la zone euro à partir des chiffres de la World Bank, la DRI, l'EIU et CDC Ixis). (Je tiens le pdf à disposition sur simple demande). J'en arrive directement à la conclusion :

Beaucoup de pays réfléchissent aux moyens d’équilibrer les régimes de retraite à l’horizon 2030-2040. A cette date, le vieillissement aura atteint les Etats-Unis et la Chine (graphique 13), au Japon et en Europe, la population de plus de 60 ans sera pratiquement égale à celle de 20 à 60 ans.
Mais les calculs faits précédemment montrent que, même avec des hypothèses favorables, en 2040 la consommation d’énergie et les émissions de CO2 auront l’une et les autres été multipliées par 3 (voir graphiques 11 c/12 c), rendant probablement la planète invivable. Quelle est alors l’utilité du rééquilibrage des régimes de retraite ?


Voilà. Nous pouvons donc vaquer tranquilles à nos occupations.
(Je me demande encore si ces pages sont un canular. Elles négligent que rien n'est égal par ailleurs, et que les extrapolations sont sans doute toutes fausses. Par exemple, les extrapolations de population des années 1970 étaient toutes trop fortes par rapport à ce qui s'est réellement passé. Cependant, l'étude retient deux hypothèses de travail, dont une "optimiste". Alors?)

La plus blâmable

Fais-le, mon cher Lucilius: revendique tes droits sur toi-même, et le temps qui, jusqu'à présent, t'étais enlevé, soutiré, ou qui t'échappait, ressisis-le et ménage-le. Sois convaincu qu'il s'en va comme je l'écris: il est des instants qu'on nous arrache, il en est qu'on nous escamote, il en est qui nous filent entre les doigts. La plus blâmable est la perte par négligence. Aussi, si tu veux bien y prêter attention, la plus grande partie de la vie se passe à mal faire, une large part à ne rien faire, la totalité à faire autre chose que ce qu'on devrait.

Sénèque, Lettres à Lucilius, début de la lettre I. traduction de P. Guisard, Bréal éditions.

C'est la faute à Embruns. C'est à cause de lui que j'ai perdu mon temps à jouer à splash.

Supporters dans l'Antiquité

Lors des courses de chars organisées à Constantinople sous l’Empire romain, les tribunes étaient occupées par des spectateurs, qui prenaient déjà activement part au spectacle. Ils avaient constitué deux camps, les Bleus et les Verts, véritables groupes de supporters des deux principales équipes de chars. Pline le Jeune s’étonnait que la principale préoccupation des spectateurs soit non pas tant les capacités des conducteurs de chars ou des chevaux que la couleur de l’équipe gagnante ! Procope partage cette incompréhension dont il fait état dans son «Bellum Persicum»: «de longue date le peuple était divisé dans les villes [byzantines] en Bleus et Verts, mais il n’y a pas longtemps que, pour ces dénominations et pour les gradins qu’ils occupent pendant le spectacle, les gens dilapident leur argent, s’exposent aux pires violences physiques et n’hésitent pas à affronter la mort la plus honteuse. Ils luttent contre ceux qui sont assis du côté opposé (…). Est donc née entre eux une haine qui n’a pas de sens, mais qui reste pour toujours inexpiable». L’armée était ainsi régulièrement appelée à la rescousse afin de mettre fin aux désordres liés à la violence des supporters, et son intervention aurait sauvé de justesse le règne de Justinien en 532.

extrait d'un rapport du Sénat, Faut-il avoir peur des supporters?

La démocratie, condition de la piraterie

Dans une étude très originale, Peter T. Leeson décrypte les relations de pouvoir dans les bateaux pirates. Une gouvernance d'entreprise particulièrement démocratique!

[...]
Des principes démocratiques. Comment faire travailler des hommes d'équipage aussi nombreux et violents en bonne intelligence? Sur les bateaux commerciaux et les bateaux militaires, la solution était autocratique : le capitaine avait toute autorité et l'exerçait le plus souvent de manière tyrannique. Y compris pour son profit personnel, rognant par exemple sur les provisions distribuées afin de pouvoir les vendre plus tard. Des comportements qui faisaient fuir une partie des équipages vers... les bateaux pirates. Car il y régnait une répartition des pouvoirs bien différente, aux principes démocratiques avérés.

Si le capitaine a toute autorité pendant les batailles, son pouvoir de dirigeant est sévèrement encadré. Il lui faut d'abord, pour devenir capitaine, être élu à la majorité des suffrages des marins et savoir au fil du temps conserver leur confiance. Les témoignages abondent de capitaines déposés par leur équipage pour cause de mauvaise gestion des batailles, des hommes ou pour couardise. Le capitaine ne dispose, par ailleurs, d'aucun privilège particulier: ses provisions et sa rémunération ne sont guère plus élevées que celles du reste de l'équipage.

Des constitutions pour garde-fous. De plus, contrairement à la marine traditionnelle, le capitaine est loin de concentrer tous les pouvoirs. Il doit partager ses prérogatives avec un quartier-maître, élu également. Celui-ci est chargé de la distribution des provisions, du partage du butin et de la résolution des conflits entre marins. Les quartiers-maîtres pouvaient être choisis comme capitaines ; ils avaient donc tout intérêt à bien exercer leur fonction. Néanmoins, leurs pouvoirs de décision sont encadrés par des «constitutions» écrites dont le contenu est, là encore, défini de manière consensuelle; par les marins. Celles-ci fixent les règles de répartition des bénéfices et le montant des bonus pour les pirates les plus méritants, elles listent les comportements inacceptables (bagarres, jeux...), définissent les conditions d'indemnisation en cas d'accident du travail (500 pièces pour la perte du bras gauche, 600 pour le bras droit, etc.) et établissent la sévérité des punitions en cas d'infraction au code commun, le vol d'un autre pirate étant considéré comme la plus infamante. Les marins circulant entre les bateaux pirates, tous ont adopté le même genre de constitution afin de limiter le pouvoir discrétionnaire du quartier-maître. [...]

extrait d'une note de lecture de Christian Chavagneux parue dans Alternatives économiques d'octobre 2007.

Le travail de Peter Leeson est disponible en ligne : An-Arrgh-Chy: The Law and Economies of Pirate Organization.

Le silence ou la forme

J'ai froid aux pieds.

Parmi tous les découpages possibles de la population blogueuse, il y a les blogueurs qui pensent qu'il vaut mieux se taire quand on n'a rien à dire (nous les nommerons "la mouvance Montherlant" par rapprochement très lâche avec une citation retrouvée par Zvezdo à partir d'une piste donnée par Gvgvsse) et ceux qui pensent qu'il faut écrire quoi qu'il arrive, qu'on trouve toujours quelque chose à dire (ceux-là se rapprochent de Paul Valéry, qui trouvait stupide de répondre qu'on n'écrivait pas "parce qu'on n'avait rien à dire" (citation à retrouver dans Pour une théorie du Nouveau Roman de Ricardou, que j'ai trop froid pour aller chercher)).[1]

Ce n'est pas que je n'ai rien à dire, c'est que je n'ai pas le courage de le mettre en forme.

Ce que j'aime bien quand je rencontre des blogueurs, c'est la petite curiosité des jours suivants: en parlera, en parlera pas, et en quels termes s'il en parle?
La première fois, j'étais plutôt inquiète.
Depuis, je savoure l'espèce d'étiquette qui règne, non écrite, qui fait que dans ce monde éminemment indiscret (sans compter les commères qui adorent les potins) chacun reste plutôt discret.
Je n'ai fait promettre qu'une seule fois à quelqu'un le silence sur ce dont nous allions discuter. C'était une erreur: il était suffisamment bien élevé pour que ce soit inutile; à ma décharge, je ne l'avais que très peu lu puisqu'il n'était pas blogueur mais intervenait sur un forum.

Tout cela me permet de rire quand j'entends les non-initiés faire des grands discours sur l'impudeur et l'exhibition des blogs: c'est un peu vrai et beaucoup faux. Cela ressemble plutôt à un jeu d'ombres et de lumière.
Le plus grand plaisir, c'est tout de même que les héros soient "vrais" et sortent de leurs textes. Et qu'à l'occasion ils puissent compléter des histoires.

Notes

[1] voir ici.

Les salles d'attente sont toujours aussi instructives

Vu dans Elle du 5 décembre 2005 (citation approximative):

Dans Bambi, la maman de Panpan, toujours de bon conseil, disait: «Mon fils, si tu n'as rien à dire de gentil, tais-toi.»

Les cartes postales, ter

Il y a un an, pratiquement jour pour jour, je donnais quelques conseils personnels pour rédiger une carte postale.
A ma grande surprise, ce billet qui n'était pour moi qu'un billet de vacances, quelque chose qu'on écrit vite durant les heures de l'été (un billet carte postale, en quelque sorte) connaît un grand succès: "Ecrire une carte postale" et ses variations représentent 40% des questions pour arriver ici en juillet et en août.

C'est donc avec plaisir que j'ai découvert tout un dossier consacré à la carte postale dans Alternatives économiques n°260 de juillet-août 2007. Je vous livre des extraits du chapitre "La fonction sociale de la carte postale", qui cite Jacques Derrida qui en 1980 analysa le rôle de la carte postale dans La carte postale de Socrate à Freud et au-delà.

Car peu importe la banalité du propos, les sujets abordés presque toujours les mêmes (le temps qu'il fait, les activités des enfants, la beauté du site). L'envoi d'une carte est d'abord un rappel — certes ritualisé – de son attachement affectif, le témoignage d'une pensée pour l'autre dans un contexte hors du quotidien. L'expression de cette pensée, alors que les repères habituels sont faussés, renforce le lien social. Et la carte postale devient un outil plus important qu'il n'y paraît de gestion de son réseau relationnel: familial, amical et, éventuellement, professionnel.
La volonté d'établir ou de rétablir un échange fonde d'ailleurs le caractère du message écrit sur la carte: vivant, spontané. Les phrases courtes, souvent elliptiques, créent une illusion de conversation: l'expéditeur formule des questions, anticipe des réponses du destinataire par des «j'espère que», «je suis sûr que», etc. Autre caractéristique empruntée à l'oralité, l'emploi du présent: la carte postale l'utilise pour accentuer la dynamique de l'échange («je me baigne tous les jours..., demain je suis à Madrid et je rentre te retrouver à Paris»).
[...]
La carte postale une fois reçue, pourquoi hésite-t-on à s'en débarrasser? Elle passe du fond du sac à la bibliothèque du salon ou sur la porte du réfrigérateur. Et, finalement, on l'oublie au fond d'un tiroir ou on la range dans une boîte à chaussures. Rarement, on déchire ce petit bout de carton sitôt reçu et regardé. Car ce signe d'attention que les autres nous portent nous valorise. Le sentiment d'être digne de reconnaissance ou d'affection se renforce. Mais la carte postale valorise aussi l'expéditeur. D'ailleurs, il n'y relate que des événements heureux, ne tient que des propos optimistes. La carte postale est la preuve de sa capacité à s'extraire de ses repères quotidiens, à pratiquer des sports inhabituels (on marque d'une croix le sommet escaladé), à voyager loin et dans d'autres cultures. Ce «voilà ce que je fais d'extraordinaire» doit susciter l'envie du destinataire.
Ainsi, la carte postale, mode de correspondance minimaliste, serait donc moins anodine qu'il n'y paraît. Concluons avec la phrase du philosophe Jacques Derrida: ''«Ce que je préfère dans la carte postale, c'est qu'on ne sait pas ce qui est devant et ce qui est derrière, ici ou là, près ou loin, Platon ou Socrate, recto ou verso. Ni ce qui importe le plus, l'image ou le texte, et dans le texte, le message ou la légende, ou l'adresse...»
Alternatives économiques n°260, juillet-août 2007, p.68-69


Cette vision de la carte postale comme esbrouffe n'est pas très encourageante, c'est à avoir honte d'en envoyer... heureusement que je ne fais pas grand chose d'extraordinaire de mes vacances.
La carte postale remplace pour moi un coup de téléphone, un SMS, un mail (mais évidemment, en 1980, Derrida n'aurait pu écrire cela). Elle arrive vite, vingt-quatre heures le plus souvent, et même douze heures de Paris à Paris, si l'on a repréré les bonnes postes et les horaires. Elle me sert de textos post-it, de pense-bête, de marque-pages. Elle oblige à l'étranger à apprendre le mot "timbre". Et tandis que je ne connais aucun numéro de téléphone (qui a fait l'expérience suivante: ne pas pouvoir appeler d'un fixe parce que son portable étant hors batterie, il n'avait plus accès à son répertoire?), je connais pratiquement toutes les adresses par cœur (Truc et astuce : par expérience, je sais qu'il vaut mieux une adresse incomplète qu'une indication fausse sur l'enveloppe). Je pourrais en envoyer des quantités, à la façon des "spammeurs" sous Twitter, je me retiens: c'est louche tout de même, quelqu'un qui envoie trop de cartes postales. Alors je trie sur le volet les personnes à qui cela ne devrait pas paraître trop bizarre, cette manie de l'écrit, ou qui n'en sont plus à une excentricité près de ma part.
(Ah, et j'allais oublier l'embarras d'écrire à un blogueur marié: inquiétude, puis-je vraiment écrire, ne vais-je pas embarrasser un ami? Et n'est-ce pas impoli de ne s'adresser qu'à la moitié d'un couple? (et je songe au froid «C'est qui?» de H. devant tout expéditeur inconnu, à sa tête qui signifie «Tu fais ce que tu veux mais j'ai le droit d'en penser ce que je veux» (ce qui est tout à fait exact, d'ailleurs)).

Songe d'une nuit d'été

Lundi soir.

Cette pièce m'intriguait à cause du réseau d'allusions dont elle paraît le centre : Les Celtiques (Corto Maltese), Sourires d'une nuit d'été d'Ingmar Bergman, Comédie érotique d'une nuit d'été de Woody Allen, Le cercle des poètes disparus, etc.

Je connaissais Obéron, Puck, j'avais vu la tête d'âne.
Je ne m'attendais pas à rire autant et à sortir la tête aussi légère.

Comment écrire sans rien dévoiler?

Commençons par des renseignements généraux : le théâtre du Nord-Ouest présente l'intégrale de Shakespeare (34 pièces) jusqu'en mars 2008. Il a inventé la carte UGC du théâtre: pour 90 euros, on peut assister à autant de représentations qu'on le souhaite. Le programme est ici.
Il propose également d'acheter une pierre du théâtre, pour garantir l'indépendance de la troupe. Malheureusement la part est chère, mille euros. L'initiative de la souscription est soutenue par l'association Miroir du Monde, qui semble tout à fait sérieuse.

Nous entrons dans la salle par la scène. La salle est entièrement noire, le sol semble d'ardoise (je l'ai touché en partant, c'est une sorte de linoléum ressemblant aux sols des activités pour enfants), la scène descend lentement en marches basses d'environ un mètre cinquante de large. Il est sans doute possible d'y mettre quelques accessoires, mais visiblement elle n'est pas prévue pour cela. Les acteurs joueront sans décor, et je m'amuserai à composer un décor mental, celui des théâtres itinérants du Capitaine Fracasse.
Bonne nouvelle, contrairement à la plupart des salles parisiennes, il y a de la place pour les jambes.

La pièce commence. Les acteurs sont inégaux, jeunes, leur voix mettra un peu de temps à se chauffer. Ensuite, ce sera du pur plaisir, entre le texte, le jeu des acteurs, la mise en scène, vive, loufoque, qui représente avec un rare bonheur la lubricité, la folie, le désespoir, l'amour, et se moque gentiment des simplets et sans aucun doute des spectateurs: comment comprendre autrement que Shakespeare prévoit d'expliquer que le lion sur scène n'est pas un vrai lion (et autres fadaises, je ne veux pas en dire trop pour ceux qui ne connaîtraient pas), et qu'il aille jusqu'à expliquer trois fois la même chose, une fois en prévoyant un prologue (prologue au prologue), ensuite en faisant jouer le prologue (sorte de résumé de l'intrigue remplacé aujourd'hui par la feuille A4 fournie à l'entrée de la salle), puis la pièce racontée par le prologue...

Les enchâssements et les jeux de miroir sont multiples, la traduction est vive et enjouée (bien meilleure pour la scène que celle donnée par mon édition Bouquins), les acteurs totalement imprégnés de leur texte et des mouvements de scène.
Puck/Robin surtout est magnifique, à la fois comme homme et comme acteur, il a sans nul doute une formation de danseur, et son jeu comme son corps sont remarquables. Il vaut le déplacement à lui seul. Mais des rôles plus effacés sont également très bien tenus, et je vous recommande Thisbée, sans compter le mur...

Il s'agit vraiment d'une pièce pour rien, au prétexte ténu, sans leçon ou moralité, absolument invraissemblable et s'en moquant, une vraie réjouissance. Incidemment, elle donne l'explication du déréglement des saisons en Europe et des inondations que connaît l'Angleterre: Obéron et Titania se disputent, seule leur réconciliation rendra sa régularité à la ronde des saisons:

Pures inventions que crée la jalousie.
Jamais depuis le temps du solstice d'été
Je ne t'ai rencontré par bois, vaux ou collines,
Par sources empierrées, ruisseaux bordés de joncs,
Ou rivages marins, qui déroulent leurs plages
Pour nos rondes rythmées par la chanson des vents,
Que tu n'aies dérangé nos jeux par tes querelles.
Alors les vents, lassés de leurs vains chants de flûte,
Comme pour se venger ont sucé dans la mer
Des brouillards contagieux qui, tombant sur le sol,
Ont réveillé l'orgueil des plus minces rivières
De sorte qu'elles ont débordé de leur lit.
Aussi le bœuf a-t-il en vain tiré son joug
Le laboureur sué our rien, et le blé vert
A pourri sans que son enfance ait eu de barbe.
Dans les prés inondés l'enclos demeure vide,
Les troupeaux décimés engraissent les corbeaux,
La boue vient envahir le terrain de marelle;
Les sentiers du dédale entre les herbes hautes
N'étant plus parcourus deviennent indistincts.
Les mortels sont privés des plaisirs de l'hiver.
Plus d'hymnes, de chansons qui sanctifient la nuit.
Aussi la Lune, qui préside à tous les flux,
Pâle de rage, rend humide l'atmosphère,
De sorte que partout le rhumatisme abonde
Et ce climat brouillé dérange les saisons.
Les frimas à tête blanche se répandent
Jusque dans le sein frais des roses cramoisies.
A son front dégarni et glacé, le vieux Hiems
Reçoit, pour se moquer, l'odorant chapelet
Des beaux boutons de l'été. Et l'été, le printemps,
Et l'automne fécond et le hargneux hiver
Echangent leur livrée, et le monde ébahi
A leurs effets dès lors ne peut les reconnaître;
Or tout l'engendrement de ces maux est produit
Par nos dissentiments à nous, par nos querelles.
Nous sommes leurs parents, c'est nous leur origine.

Titania dans la scène 1 de l'acte II. Traduction Jean Malapate dans les Œuvres complètes de la collection Bouquins, tome "Comédies I" p.683
voir le texte original


Parce que je ne la trouve pas sur le net, et pour remercier les acteurs de cette excellente soirée, je copie ici la distribution:
Traduction : Jean-Michel Déprats
Mise en scène : Nicolas Luquin
Assistantes : Maïlis Dupont et Chloé Bernadoux
Création lumière : Valentin Fraisse et Florent Enjalbert
Costumes : Tatiana Hasan
Scénographie : John Bercq
Musique : Andréa Parias et Julien Gauthier
Création maquillage et masque : Adeline Kœger

Thésée / Obéron : Alexandre Texier
Hyppolyta / Titania : Stéphanie Crame
Puck / Philostrate : Julien Alluguette
Egée : Marc Esterez
Lysandre : Aurélien Bédéneau
Démétrius : Nicolas Luquin
Hermia : Nastassia auf des Mauer
Héléna : Alice Dumont / N. Van Tongelen (je ne sais laquelle nous avons vue: une petite blonde au nez retroussé jouant très bien la colère et l'exaspération)
Fleur des pois : Tatiana Hassan / Annabelle Boussaud
Toile d'araignée : Florence Pasquier
Phalène : Sandie Bassard
Graine de moutarde : Béatrice Guiraud
Nick Bottom : Nicolas Siouffi
Francis Flute : Jean-Loïc François / Mickaël Viaud
Peter Quince : Vincent Bramoullé
Tom Snout : Alexandre Morand / Sébastien Coënt
Snug : Christopher Garcia-Alvarez
Robin Starveling : Claude Dos Santos
Le chien : Chanel

Flemme

Pas le courage de feuilleter tous les Corto Maltese pour retrouver la bulle : « Ce que tu cherches n'existe pas.»

Et puis il est possible (mais pas tout à fait certain) que j'ai des choses plus urgentes ou plus importantes à faire de ma vie.



réponse donnée en 2009 par JYP :

C'est dans L'Aigle du Brésil, dans le volume Sous le drapeau des pirates, p.35. "Ne reviens pas trop vieux. Ce que tu cherches n'existe pas": Bouche Dorée à Corto Maltese.

(Sous le drapeau des pirates reprend les trois premières histoires de Sous le signe du Capricorne.)

The little differences

La référence est connue, c'est l'un des dialogues d'ouverture de Pulp Fiction:
Vincent: You know what the funniest thing about Europe is?
Jules: What?
Vincent: It's the little differences. I mean they got the same shit over there that they got here, but it's just - it's just there it's a little different.
Jules: Examples?
Vincent: Alright, well you can walk into a movie theater in Amsterdam and buy a beer. And I don't mean just like in no paper cup, I'm talking about a glass of beer. And in Paris, you can buy a beer at McDonald's. And you know what they call a, uh, a Quarter Pounder with Cheese in Paris?
Jules: They don't call it a Quarter Pounder with Cheese?
Vincent: Nah, man, they got the metric system, they wouldn't know what the fuck a Quarter Pounder is.
Jules: What do they call it?
Vincent: They call it a "Royal with Cheese."
Donc :
- Le liquide vaisselle est bleu ou vert, pas jaune.

- Les oranges sont sanguines.

- Les boîtes à œufs contiennent quatre œufs (c'est cute).

- Nous n'avons trouvé ni pack de yaourts (vendu à l'unité en pot familial) ni bougie d'anniversaire (pas assez de vocabulaire pour poser la question).

- Chez le coiffeur, le shampooing se fait la tête en avant (comme chez certains Turcs).

- J'ai mis trois jours à obtenir le caffelatte que je convoitais après l'avoir vu servi à une cliente un matin (à la décharge des Italiens, je vous rappelle que je ne suis presque pas sortie de ma cambrousse et facilement intimidée). J'ai essayé le capuccino, le caffe dupio en imaginant obtenir un café allongé (un café double (en réalité il s'agit d'un café moitié: la moitié d'eau pour la même quantité de café (c'est logique, quand on y pense))), le caffe con latte (le lait servi à côté du café dans un petit pot) et un dernier dont je ne me souviens plus (ça commençait par "ma"). C'est simple, j'ai essayé systématiquement tout ce qu'il y avait sur la carte.

- Les cuvettes de WC dans les restaurants et les cafés (la règle reste à vérifier chez les particuliers) sont naines, plus haut que des WC à la turque mais plus bas que des WC en France.

- Les poubelles sont bêtement des sacs en plastique (de ceux interdits en France) qu'on dépose devant sa porte, ce qui donne matin et soir aux rues et places de Venise un aspect dépotoir un peu désagréable mais surtout inattendu: le dépôt d'ordures n'est pas prévu sur les cartes postales. (J'ai réfléchi au problème. Je pense qu'en France on mettrait en place des containers avec obligation de s'en servir. On perdrait la vision éphémère des sacs poubelle pour la vision permanente des containers. Que vaut-il mieux?)

Angelina Jolie

J'aime Angelina Jolie. Evidemment, c'est beaucoup plus banal qu'aimer les mitochondries, mais tant pis, j'assume.

La première fois que je l'ai vue, cela devait être dans Une vie volée, avec cette folle de Winona Ryder. L'histoire se déroule dans un asile psychiatrique pour adolescentes déboussolées (anorexie, tentative de suicide, violence, etc). Le film était nul, je crois, mais j'avais découvert Angelina Jolie. Elle était folle à lier, débordante de vitalité, drôle, violente et incontrôlable. J'ai cherché son nom et l'ai retenu.

Plus tard j'ai dû la voir dans Sept jours et une vie. J'adore ce film, l'histoire est très simple : Angelina est une jeune journaliste ambitieuse, un clodo lui prédit qu'elle va mourir dans sept jours. Faut-il y croire, que va-t-elle faire de ces sept jours?
Les quelques minutes où une troupe de CRS faisant barrage à des manifestants bat la mesure sur Satisfaction chanté a capella par une Angelina Jolie joliment beurrée se classent très haut dans mes moments préférés de cinéma.

J'ai également traîné des amis à Lara Croft II. Ce sont encore des amis, mais désormais ce sont eux qui choisissent les films : c'était naze grave.

Imaginez mon plaisir à découvrir un long article à elle consacré par le supplément de L'Express du 8 mars :
Elle sort tout juste du tournage de Lara Croft, Tomb Raider et elle vient de découvrir le Cambodge. Elle a alors cette idée saugrenue de fuguer du décor. De s'aventurer dans les villages. L'expérience prend des allures de révélation : pays dévasté, champs truffés de mines antipersonnel, pauvreté, orphelinats… C'est Siddhârtha quittant pour la première fois son palais et qui se voit frappé en plein coeur par la misère du monde. «J'ai mesuré à quel point j'étais ignorante : je ne savais rien de ce qui se passait en dehors des Etats-Unis.» Le jeune prince devient Bouddha, la jeune Américaine frappe à la porte du HCR, c'est pareil: «J'ai cherché à m'améliorer, en devenant moins égoïste, moins futile.» Dans la foulée, elle adopte un enfant orphelin, un petit garçon cambodgien qu'elle appelle Maddox. Entre la jeune femme et le bébé se noue une histoire d'amour. Elle achète une maison et des terres au pays, finance des villages et des réserves, se met à l'étude de la culture khmère et du bouddhisme, dénonce l'industrie de l'armement, les mines antipersonnel… Elle fait Siddhârtha et Lara Croft à la fois.
Enragée volontaire, elle n'y gagne pas que des amis. Avant de se coller un pavé diplomatique sur la langue, elle ne se gêne pas pour dire tout le mal qu'elle pense du gouvernement américain et de sa politique étrangère. Elle fait pire. A la fin de septembre 2001, elle envoie 1 million de dollars au Pakistan, dans les camps de réfugiés afghans. Elle sait ce qui se passe là-bas, elle y était quelques semaines plus tôt: «Ces gens allaient mourir ou geler à mort.» La réaction est immédiate : un flot de lettres d'insultes et de menaces de mort. «Quand j'ai envoyé l'argent, le pays avait déjà donné 275 millions de dollars pour les victimes du World Trade Center, plaide-t-elle. J'ai été triste une seconde, avant d'être vraiment en colère.»
[…]
Elle a divisé son budget en trois : un tiers pour ses dépenses, un tiers pour ses enfants, un tiers pour donner. Elle gagne des sommes folles, et heureusement.
[…]
Elle exploite son capital de notoriété, et elle redistribue les bénéfices. On peut regretter que les foules sentimentales prêtent plus de crédit à une actrice qu'à un directeur d'ONG. On peut regretter que l'émotion soit un levier plus efficace que la raison. On peut regretter que les dons privés remplacent l'argent public. Mais c'est comme ça. Elle avance sans se poser de questions paralysantes. Une fois qu'on a vu, dit-elle, on n'hésite plus. Fille de Babylone touchée par la grâce, Angelina Jolie est l'incarnation laïque et contemporaine de la rédemption. Une sorte de saint Augustin, sans Dieu mais avec une grande bouche.
[…]
Cette plume alerte est celle de Marie Desplechin.

Avis aux amateurs (parisiens) : on brade

En passant rue Danièle Casanova hier soir, je remarque une grande affiche blanche dans la vitrine de Brentano's. Au feutre est inscrit en grandes lettres maladroites «Pléiade - 20%».
Je m'approche, un avis orange est scotché sur la vitrine, qui dit en substance: «Notre propriétaire, la BNP, ayant de décider de doubler notre loyer, nous sommes obligés de réduire notre surface et de recentrer notre activité. Le rayon littérature va être abandonné.» A l'intérieur du magasin, le déménagement a commencé.

Donc si vous avez le temps de passer chez Brentano's (avenue de l'Opéra) aujourd'hui… (Pour ceux qui ne connaissent pas, il y a également énormément de livres de poche et de livres grand format dans cette librairie). N'empêche, cela me fait de la peine. Quand je pense que la BNP "communique" sur son mécénat culturel…
Il y avait Maroussia, dont j'ai oublié le nom de famille. Je l'ai emmenée un jour à la librairie Brentano pour lui montrer les portraits de Walt Whitman. En sortant, le vendeur, qui était mon ami, me fit un sourire en hauteur et me lança un clin d'yeux qui me laissa tout déconcerté, et dont je n'ai pas encore compris le sens exact. J'aimais beaucoup la librairie Brentano; même, de mes dix-huit ans à mes vingt-et-un an, elle a été mon principal lieu de plaisir. J'aimais à me sentir dépaysé, à la façon de des Esseintes dans les bars et les brasseries anglaises de la rue d'Amsterdam. Du reste, nous éprouvions tous le besoin de nous dépayser; nous affections de ne considérer Paris que comme une de nos capitales, et secrètement nous nous apppliquions la phrase de Nietzsche: «Nous autres Européens». Ce n'était pas pour rien que notre revue allait s'appeler: «L'œuvre d'Art International»! Oh, les belles Américaines que je frôlais parfois — Excuse me — entre les corps de bibliothèque de chez Brentano! Je rêvais, non seulement de me faire aimer d'elles, mais aussi de leur faire connaître la littérature française contemporaine, de leur traduire, en quel anglais et avec quel accent effroyable, tu vois ça d'ici, les «Moralités légendaires», ou même «Maldoror». Mais elles étaient peu préparées pour cela, je crois; peut-être même qu'elles ne connaissaient pas Whitman! C'était probable en effet, car en fait de poètes américains, c'était surtout Ella Wheeler Wilcox qu'elles achetaient. J'étais un des rares clients français de Brentano, je veux dire des clients assidus, qui venaient trois ou quatre fois par semaine. Après avoir eu à mon égard une attitude très réservée, on finit par m'admettre, et par me laisser fouiller partout, même au sous-sol. A vrai dire, presque tout l'argent dont je disposais passait là!

Valery Larbaud, conversation avec Léon-Paul Fargue, en préalable à Cartes postales (Gallimard poésie), p.48

L'importance d'être Constant

J'avais envie d'aller voir cette pièce: il y a plus de vingt ans un ami m'avait tenu un discours enthousiaste sur l'intelligence de la traduction: «The importance of being earnest, L'importance d'être constant, ah, que c'est bien trouvé!», etc. Cet ami ne s'enthousiasmait pas souvent et je l'aimais beaucoup, j'en avais gardé une certaine curiosité pour la pièce, sans compter mon goût pour Oscar Wilde.

J'étais malgré tout un peu inquiète. Je prévins H.:
— Tu sais, la pièce ?
— Oui ?
— Il faut que je te dise... il y a la cruche de Taxi qui joue dedans...
— Emilien ?
— Oui, c'est ça.
H. a fait une drôle de tête et a conclu charitablement : «Qui sait, c'est peut-être un rôle de composition».

C'est un rôle de composition. Frédéric Diefentalh est très bon. (Et cela n'a rien à voir, il ressemblait étonnamment ce soir-là à Daniel Auteuil. J'ai appris à cette occasion que Gwendoline Hamon est sa femme. Finalement, lorsque Diefenthal baisa furtivement le poignet de Gwendoline Hamon au moment des rappels, il ne fit que perpétrer ce qui choque Oscar Wilde dans la pièce: «Le nombre de femmes à Londres qui flirtent avec leur propre mari est absolument scandaleux.»)
Celui qui joue le moins bien est sans doute Lorant Deutsch. Nous n'avions jamais entendu parler de Marie-Julie Baup: elle est excellente. Elle ferait une merveilleuse Elisa dans Pygmalion de Bernard Shaw.

Je n'ose plus rien dire sur les décors de théâtre depuis que j'ai appris qu'aimer les décors du style Au théâtre ce soir est horriblement ringard. Personnellement, je trouve cela reposant, de même que les costumes d'époque (ou à peu près d'époque, enfin bref, pas de notre époque): un canapé est un canapé et le mousquetaire n'est pas habillé en martien, oui, c'est reposant.
Toujours est-il que j'ai un faible pour les pièces en costumes d'époque parce que les robes sont très jolies.

Donc le décor est reposant, les acteurs jouent bien, dans ce style à peine forcé des pièces de boulevard, et le texte d'Oscar Wilde est immoral: il faut aller voir cette pièce.

ALGERNON: En réalité, je ne suis pas du tout dépravé, cousine Cecily. N'allez pas croire que je suis dépravé.
CECILY: Si vous ne l'êtes pas, alors vous nous avez tous trompés d'une façon vraiment inexcusable. Vous avez fait croire à l'oncle Jack que vous étiez entièrement corrompu. J'espère que vous ne menez pas une double vie, faisant semblant d'être dépravé, alors qu'en fait, vous êtes parfaitement vertueux. Ce serait de l'hypocrisie.
ALGERNON, la regardant avec étonnement: Oh, naturellement je me suis conduit de façon plutôt irréfléchie.
CECILY: Je suis heureuse de l'apprendre.
ALGERNON: En fait, maintenant que vous soulevez la question, je me suis très mal conduit dans la mesure de mes modestes moyens.
CECILY: Vous ne devriez peut-être pas vous en vanter, même si je ne doute pas que cela ait été fort agréable.

Acte II, p 1467 dans la Pléiade
En sortant, C. constate: «Finalement, le titre est à prendre vraiment au pied de la lettre».

Cinq choses ramassées ce jour

- Tlön m'a convaincue que continuer (à lire, mais ce peut être à écrire pour d'autres) la littérature ne servait à rien (mais je crois qu'il ne l'a pas fait exprès). Je devrais me remettre (me mettre) aux mathématiques.

- Il m'a expliqué la différence entre Lui (et Elle. Non, je déconne) et Playboy : l'un était spécialisé dans les filles aux gros seins et petites fesses, l'autre, l'inverse. J'avais remarqué les seins, pas les fesses.

- La fille aux allumettes passe au Champo. - La bande-annonce de Shreck 3 est disponible. Elle est décevante. Tant mieux (quand la bande-annonce raconte le film, il n'est plus nécessaire d'aller voir le film).

- en exergue de Warwick, le faiseur de rois, de P. Murray Kendall
«Or voyez-vous la mort de tant de grands hommes, en si peu de temps, qui tant ont travaillé pour s'accroistre et avoir gloire, et tant en ont souffert de passions et de peines, et abrégé leur vie, et par adventure leurs ames en pourront souffrir…
« Mais, à parler naturellement (comme homme qui n'a pas grand sens naturel ni acquis, mais quelque peu d'expérience), ne [leur] eust-il point mieux vallu… eslire le moyen chemin en ces choses? C'est assçavoir moins se soucier et moins se travailler, et entreprendre moins de choses ; plus craindre à offenser Dieu, et à persécuter le peuple et leurs voisins, par tant de voyes cruelles… et prendre des ayses et plaisirs honnêtes ! Leurs vies en seraient plus longues ; leurs maladies en viendroient plus tard ; et leur mort en seroit plus regrettée et de plus de gens, et moins désirée; et auroient moins de doute de la mort. »
Philippe de Commynes

Complainte ménagère

L'un des charmes de la lecture de Renaud Camus, c'est qu'à peu près tous les sujets sont abordés au détour d'une page.

Ainsi ce matin j'arrive au §125 de P.A. page 52 (première version du futur Vaisseaux brûlés, mis plus tard en ligne) :
125. Avant même d'être une incapacité à gérer l'espace, le désordre domestique (au moins dans mon cas) me paraît être une incapacité à gérer le temps (796-797) : on sait bien qu'avant d'entreprendre ceci, il faudrait en finir avec cela, ranger ses vêtements de la veille avant d'enfiler ceux du jour, clore ce dossier avant d'aborder cet autre, finir cette phrase avant d'ouvrir cette parenthèse, ou de lui infliger cette note [*3]. Mais l'urgence vous tenaille (ne serait-ce que sous la forme du désir : on est impatient de faire ceci, de faire cela, on se dit que mieux vaut profiter de cette envie que l'on a de cet accomplissement particulier à ce moment donné pour se débarrasser du labeur qu'il implique, on saute les préliminaires, on choisit de les ignorer […], on effectue ce que nous invite à effectuer la détermination idoine que nous trouvons en nous, on se dit que ce sera toujours cela de fait), le téléphone retentit, quelqu'un sonne à la porte, vous allez être en retard à votre rendez-vous et vous ne pouvez pas laisser partir le courrier sans avoir répondu à ce malheureux réfugié algérien qui sollicite votre aide, ni écrit aux Duchemin qui viennent de perdre leur mère : tant pis, vous rangerez vos chaussures après, vous plierez plus tard ce pull-over abandonné, vous remettrez une autre fois ce disque dans son coffret (quant à faire votre lit, n'en parlons même pas !).
L'ordre et le ménage représentent une forme de lutte contre l'entropie, finalement. C'est fou comme le chaos semble être l'état naturel du monde. Ce qui me laisse rêveuse dans le ménage, c'est la façon dont il est facile d'en faire une activité à temps plein : il y a toujours quelque chose de plus à faire, un placard à vider, une vitre à briquer, et puis les chaussures n'ont pas été cirées depuis longtemps, etc. Il suffit d'être un peu perfectionniste pour être englouti, ou au moins éternellement insatisfait.
Est-ce plus facile quand on est myope? (Souvent je me dis que les myopes doivent être protégés des laideurs superficielles du monde. Voir moins, cela doit être reposant, quand il s'agit de poussière sur les meubles.)

J'ai rapporté de Stokholm un magnet qui proclame : "A clean house is a sign of a wasted life". Mais le contraire ? Une maison en désordre approximativement propre est-elle le signe d'une vie réussie?

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Perdue

Dans la vie de la plupart des femmes, tout, même le plus grand chagrin, aboutit à une question d'essayage.

Le côté de Guermantes, Pléiade t.2 (1957) p.335
J'ai détesté Proust d'avoir écrit cela. J'en ai parlé à un ami, qui m'a répondu que la remarque s'appliquait également aux hommes. Piètre consolation.

Lorsque j'ai rencontré H. il y a vingt ans, nous réunissions à nous deux sept grands-parents. Nous avons enterré le sixième aujourd'hui, la grand-mère maternelle de H. Il ne reste que ma grand-mère maternelle.
Je suppose que nous sommes censés nous résigner. C'est l'inverse qui se produit, la colère, la frustration, est plus grande à chaque fois. Ce n'est pas tant la mort que la fin de ces vies qui me révolte, ces vies dures, honnêtes, courageuses, terminées dans la souffrance ou l'ennui ou la folie pendant quelques semaines ou quelques années, et la mort à l'hôpital loin chez soi. J'ai l'impression d'une promesse trahie — comme s'il nous avait jamais été promis la justice en ce monde.
Nous eûmes par la suite une conversation que je n'ai jamais oubliée. Nous passions la soirée chez elle, Lore et moi, avec Marie McCarthy et une amie à elle qui vivait à Rome, catholique croyante comme il apparut bientôt. Elle s'intéressait vivement à moi et me provoqua en me demandant à brûle-pourpoint: «Croyez-vous en dieu?» On ne m'avait jamais posé la question de manière aussi directe — et cela venant d'une presque étrangère! Je la considérai d'abord perplexe, je réfléchis puis dis — à ma propre surprise: «Oui!» Hannah [Arendt] sursauta — je me souviens de son regard presque épouvanté sur moi. «Vraiment?» Et je répliquai: «Oui. Finalement oui. Quel qu'en soit le sens, la réponse "oui" se rapproche plus de la vérité que le "non".» Peu de temps après je me trouvais seul avec Hannah. La conversation revint sur dieu et elle déclara: «Je n'ai jamais douté d'un dieu personnel.» Sur quoi je dis: «Mais Hannah, je ne le savais pas du tout! Et je ne comprends pas pourquoi, l'autre soir, tu as eu l'air tellement stupéfaite.» Elle répondit: «J'étais très ébranlée d'entendre cela de ta bouche, car je ne l'aurais jamais pensé.» Ainsi nous nous étions surpris l'un l'autre par cet aveu.

Hans Jonas, Souvenirs, p.259

Régimes

On a le choix entre les gens qui sont de mauvaise humeur parce qu'ils ont faim et ceux qui sont de mauvaise humeur parce qu'ils sont gros.

Patrick Besson, in Le Point du 12 octobre 2006

La cuillère

I unlocked the medecine chest in the second bathroom, and out fluttered a message advising me that the slit for discarded safety blades was too full for use. I opened the icebox, and it warned me with a bark that 'no national specialities with odors hard to rid of' should be placed therein. I pulled out the middle drawer of the desk in the study ? and discoverd a catalogue raisonné of its meager contents which included an assortment of ashtrays, a damask paperknife (described as 'one ancient dagger brought by Mrs Goldsworth's father from the Orient'), and an old but unused pocket diary optimistically maturing there until its calendric correspondencies came round again. Among various detailed notices affixed to a special board in the pantry, such as plumbing instructions, dissertations on electricity, discourses on cactuses and so forth, I found the diet of the black cat that came with the house :
Mon, Wed, Fri : Liver
Tue,Thu,Sat: Fish
Sun: Ground meat
(All it got from me was milk and sardines; it was a likeable little creature but after a while its movements began to grate on my nerves and I farmed it out to Mrs Finley, the cleaning woman.) But perhaps the funniest note concemed the manipulations of the window curtains which had to be drawn in different ways at different hours to prevent the sun from getting at the upholstery. A description of the position of the sun, daily and seasonal, was given for the several windows, and if I had heeded all this I would have been kept as busy as a participant in a regatta. A footnote, however, generously suggested that instead of manning the curtains, I might prefer to stift and reshift out of sun range the more precious pieces of furniture (two embroidered armchairs and a heavy 'royal console') but should do it carefully lest I scratch the wall moldings. I cannot, alas, reproduce the meticulous schedule of these transposals but seem to recall that I was supposed to castle the long way before going to bed and the short way first thing in the morning. My dear Shade roared with laughter when I led him on a tour of inspection and had him find some of those bunny eggs for himself.

Vladimir Nabokov, Pale Fire, commentaire des v.47-48


Ce fut Aureliano qui conçut la formule grâce à laquelle ils allaient se défendre pendant des mois contre les pertes de mémoire. Il la découvrit par hasard. Expert en insomnie puisqu'il avait été l'un des premiers atteints, il avait appris à la perfection l'art de l'orfèvrerie. Un jour en cherchant la petite enclume qui lui servait à laminer les métaux, il ne se souvint plus de son nom. Son père le lui dit : «C'est un tas.» Aureliano écrivit le nom sur un morceau de papier qu'il colla à la base de la petite enclume : tas. Ainsi fut-il sûr de ne pas l'oublier à l'avenir. Il ne lui vint pas à l'idée que ce fût là un premier symptôme d'amnésie, parce que l'objet en question avait un nom facile à oublier. Pourtant, quelques jours plus tard, il s'aperçut qu'il éprouvait de la difficulté à se rappeler presque tous les objets du laboratoire. Alors il nota sur chacun d'eux leur nom respectif, de sorte qu'il lui suffirait de lire l'inscription pour pouvoir les identifier. Quand son père lui fit part de son inquiétude parce qu'il avait oublié jusqu'aux événements les plus marquants de son enfance, Aureliano lui expliqua sa méthode et José Arcadio Buendia la mit en pratique dans toute la maisonnée, et l'imposa plus tard à l'ensemble du village. Avec un badigeon trempé dans l'encre, il marqua chaque chose à son nom : table, chaise, horloge, porte, mur, lit, casserole. Il se rendit dans l'enclos et marqua les animaux comme les plantes : vache, bouc, cochon, poule, manioc, malanga, bananier. Peu à peu, étudiant les infinies ressources de l'oubli, il se rendit compte que le jour pourrait bien arriver où l'on reconnaîtrait chaque chose grâce à son inscription, mais où l'on ne se souviendrait plus de son usage. Il se fit alors plus explicite. L'écriteau qu'il suspendit au garrot de la vache fut un modèle de la manière dont les gens de Macondo entendaient lutter contre l'oubli : Voici la vache, il faut la traire tous les matins pour qu'elle produise du lait et le lait, il faut le faire bouillir pour le mélanger avec du café et obtenir du café au lait. Ainsi continuèrent-ils à vivre dans une réalité fuyante, momentanément retenue captive par les mots, mais qui ne manquerait pas de leur échapper sans retour dès qu'ils oublieraient le sens même de l'écriture.

Gabriel Garcia Marquez, Cent ans de solitude, p.56 éd Points Seuil
Peu avant sa mort, ma grand-mère commença à distribuer ses biens, à répartir ses meubles et ses objets entre ses enfants et ses petits-enfants.
Un jour, elle me tendit une cuillère à soupe, longue, pointue, profonde, lourde et noircie, ce qui me fait penser qu'elle doit être en argent, même si ce qu'elle me dit alors rend cette supposition improbable :
— C'est le plus vieil objet de la maison. Elle appartenait au père de pépé, il a fait la campagne de Russie avec.

Je ne me souviens plus : a-t-elle parlé du père de mon grand-père ("le père de pépé") ou du grand-père de mon grand-père? Et qu'est-ce que la campagne de Russie? Cela avait forcément un autre sens pour elle, polonaise née en 1913, que pour moi. Je n'ai pas osé lui poser la question, l'instant était trop émouvant et elle m'avait prise par surprise.
Je regarde la cuillère. J'aimerais qu'elle sache parler, qu'elle me dise où elle est allée, dans quelles conditions, ce qu'elle a connu avec mon arrière-grand-père ou mon arrière-arrière-grand-père.
Je me dis qu'il n'y a que moi qui sache ce qu'elle est. Si je me fais écraser demain, si le ciel me tombe sur la tête, personne ne saura ce qu'est cette cuillère (et moi, je le sais déjà si peu). Parfois je songe qu'il faudrait que je rédige une petite notice, que je l'attache à la cuillère. Mais alors il faudrait en attacher à tant de choses, à tant d'objets usés, abîmés, sans importance, conservés parce qu'ils ont une histoire qui représente un poids de souvenirs, mes souvenirs.
Et je songe "à quoi bon", que valent des souvenirs transmis ainsi, artificiellement, sans une inscription (une ré-inscription, une nouvelle inscription) dans les souvenirs de la ou les générations suivantes? A quoi bon transformer la maison en musée, puisque tout est destiné à disparaître dans l'oubli, et que si tout ne disparaissait pas ainsi, nous serions bientôt noyés dans les souvenirs des autres, sans rien qui nous appartienne en propre?
Et je reste inquiète, à me demander ce que deviendront tous ces objets aimés quand il n'y aura plus personne pour les aimer.

Dites-moi que ce n'est pas vrai

Il me semble — j'espère me tromper — qu'un nouveau seuil a été franchi dans l'incivilisation, dans l'inculture militante, dans l'imbécillité triomphante. Le Loft des années récentes a fait beaucoup de petits, qui par comparaison lui donnent à peu près l'allure d'une séance du jeudi à l'Académie française. En ce début d'été tout est Loft et sous-Loft, sur le petit écran. Ce qui me frappe c'est que l'état de délabrement, qui paraît avoir atteint son échelon ultime (mais on ne sait jamais), n'est pas seulement intellectuel, il est aussi moral : l'un ayant toujours impliqué l'autre, bien entendu; mais il me semble que jusqu'à présent ce n'était pas évident à ce point-là.

Renaud Camus, ''Rannoch Moor (journal 2003)'', p.346
Dans cette remarque camusienne, l'immoralité vient en dernier lieu, ce qui ne laisse pas de me surprendre.
En effet, il m'a toujours semblé qu'elle était le ressort quasi unique de ces jeux et concours (le Loft, Greg le millionnaire, Koh-Lanta, l'île de la tentation, la ferme des célébrités, Star académie, le maillon faible, qu'est-ce que j'oublie?) C'est l'immoralité de ces jeux et mises en scène divers qui m'a choquée dès le début. Ce n'est pas la bêtise ou l'inculture ou la vulgarité des candidats que je trouvais (que je trouve) navrantes, puisqu'aussi bien ils étaient choisis précisément selon ces critères, c'est que des personnes plus intelligentes qu'eux (mais pas nécessairement moins vulgaires), les organisateurs, les producteurs, aient pu inventer des jeux aussi imbéciles ou dégradants, aient pu délibérément humilier, avec leur consentement —et qu'ils aient eu un trop petit Q.I. pour se sentir humiliés rend-elle la chose plus ou moins cruelle?—, des jeunes gens ou des adultes pas bien malins, prêts à tout pour un quart d'heure de gloire ou quelques milliers d'euros, et faire rire d'eux ou s'identifier à eux ou faire rêver d'être à leur place (quel est le pire?) des milliers de téléspectateurs.

A-t-on jamais réfléchi par exemple au mécanisme très particulier du "maillon faible", où il importe d'éliminer non seulement les mauvais, les boulets, mais aussi, de façon plus subtile, les bons, les meilleurs que soi? Il s'agit de rester entre médiocres, dans une médiocrité juste assez brillante pour flairer le danger que représentent les candidats meilleurs que soi, dans une médiocrité moyenne entre médiocres moyens. L'immoralité, ici, vient du fait que l'excellence n'est ni reconnue, ni récompensée, ni désirable. Elle devient une tare. L'immoralité du "maillon faible", à mes yeux le plus immoral de tous ces jeux, est qu'elle habitue les téléspectateurs à considérer la supériorité intellectuelle, culturelle ou morale comme un danger: nous allons perdre si nous laissons des gens avec davantage de connaissances et de compétences vivre parmi nous.

Je songeais à tout cela en regardant grâce à par la faute de Tlön Ségolène Royal se déclarer candidate à la présidence de la République.
Je ne l'avais jamais vue à la télévision, jamais entendue, avant dimanche; je ne connaissais d'elle que des photos, des phrases, et les commentaires goguenards qu'elle suscite régulièrement. Sans bien comprendre l'engouement dont elle est l'objet depuis le printemps, j'imaginais qu'elle avait une voix, une présence, un certain charisme, quelque chose d'inexplicable qui aurait expliqué pourquoi tant de gens l'aimaient.
J'imaginais qu'il y avait une raison, irrationnelle certes, mais une raison.
Une fois de plus j'étais naïve.
Elle parle mal, son débit est haché, elle se tortille et se balance, elle dit des phrases incompréhensibles, elle apostrophe Jean-Noël (mais qui est-ce?), se réjouit des foules "sentimentales et joyeuses"… Je n'arrive pas à y croire. Dites-moi que ce n'est pas vrai, comment cela est-il possible?

Finalement je crois avoir compris. Les Français, tout au moins un nombre important d'entre eux, sont en train de choisir leur candidat préféré à la Star'Ac. Ils ont éliminé les bons, les mauvais, ont conservé un candidat médiocre, comme on leur a appris à le faire depuis quelques années.
Il faudrait peut-être leur rappeler ou leur apprendre qu'ils ne sont pas en train de choisir quelqu'un pour six mois qui enregistrera un disque ou gagnera cent mille euros, mais quelqu'un qui sera président cinq ans et exercera de très lourdes responsabilités en politique intérieure comme extérieure.

Je suis très inquiète, depuis dimanche. Je viens juste de prendre la mesure des dégâts.

Raid sur le Palais rose

Paul a été durant trente ans environ le bras droit d'un important entrepreneur des BTP, "le principal concurrent de Bouygues à l'époque", me dit-il. (Cet homme est mort il y a une dizaine de jours, à Monaco.)

Il m'a raconté à midi (et la suite de mon récit confondra les imprécisions de Paul et les miennes) qu'à la mort du dernier propriétaire du Palais rose, l'héritage devait être partagé entre trois familles. Les héritiers, peu sentimentaux, décidèrent de vendre pour récupérer le prix du terrain. Il fallait faire vite, le palais pouvait être classé d'un moment à l'autre. Antoine Bernheim, de la banque Lazard, assura la transaction avec la finesse et la célérité nécessaires, le patron de Paul, très satisfait de récupérer un tel emplacement dans Paris, détruisit le palais en deux jours.

Paul commenta : «Je n'étais pas ravi.» Il rit : «Mais qu'est-ce que j'étais timide! En me promenant dans les décombres, j'ai osé ramasser un livre, un seul, de la bibliothèque. Je te le montrerai, il est relié. Le titre en est ''De quoi cela est-il fait?'', il décrit la fabrication des clous, de toutes sortes de choses. Il y a une dédicace, «A Boni».

Il ajouta : «La femme de Boni faisait donner des cours particuliers de français à ses enfants. C'était M. Lebailly, mon futur beau-père, qui les assurait. Lorsque je lui ai raconté la destruction du Palais rose, il s'est souvenu qu'un jour qu'il passait dans la chambre d'Anna Gould accompagné de Boni de Castellane, celui-ci avait déclaré «Voici la chambre d'expiation».


complément le 26 septembre 2006
Vous savez bien, elle n'est pas mal, vue de dot, et ce genre d'histoires. Il fait construire avenue du Bois, avec son argent à elle, évidemment, le Palais rose, qui imite à la fois la cour de marbre, à Versailles, et le grand Trianon. Il a été plus ou moins question d'en faire l'ambassade de Chine, il y a quelques années, le saviez-vous? Mais il a finalement été démoli. Romain, qui habite alors la rue Pergolèse, à deux pas, voit un jour une porte entrouverte, après les premiers coups de pioche, et, curieux de visiter enfin l'intérieur, s'y faufile. Il erre entre des miroirs brisés, dans des salons vides, surchargés d'une ornementation compliquées, à demi arrachée, dont les rameaux, les guirlandes et les angelots baroques se sont écrasés sur les parquets, en mille morceaux.
Échange, p.70

Mais l'on ne peut jamais être sûr de rien, car dans une autre version, qui n'est peut-être pas entièrement incompatible avec celle-ci, il est le portrait du plus illustre dandy de l'époque: député à trois reprises, il s'élève contre la politique marocaine. Mais son épouse américaine, Anna, divorce de lui pour convoler à nouveau, aussitôt après, avec son oncle Sagan, non sans qu'ait eu lieu, entre les deux hommes, une parodie de duel dont les journaux, enchantés de ce drame familial, rapportent avec délices tous les détails. Cassellane comme s'obstine à prononcer son sosie, ruiné du jour au lendemain mais toujours très digne, se reconvertir dans le trafic en chambre des meubles anciens, et rembourse ses dettes.
Ibid., p.91

Vous parlez de l'architecte, ou bien du fameux dandy ?
Ibid., p.203

Un projet ou un engagement

Assumant le ridicule des références circulaires, j'avoue que je suis très touchée par les clins d'œil de Zvezdo et Gvgvsse. J'ai l'impression de tenir ma correspondance privée en public, et cela ne me déplaît pas. Je suis surprise que cela ne me déplaise pas.

Après un premier post sur Paul Rivière, je n'en ai pas réécrit. Ce n'est pas que je n'avais pas de matière, c'est que je voulais mener à bien deux ou trois projets, et j'attendais que ce fût fait pour en parler. Mais ça traîne, ça traîne tant que malgré mon côté superstitieux, je vais parler de l'un d'entre eux : il s'agit de rencontrer Roland de La Poype.

Un jour à déjeuner, il y a environ un an, je parlai de moto et le visage de Paul s'éclaira. Il me raconta ses premières escapades en motocyclette dans les années trente sur le porte-bagage d'un ami, quand ils sortaient de leur collège jésuite du Mans.
Son sourcil se fronça, d'un air mélancolique et triste il ajouta : «Il s'appelait Roland de La Poype. L'un des pères l'avait pris en grippe, c'était vraiment terrible. Roland était son bouc émissaire. Il a fini d'ailleurs par être renvoyé de l'école. Il n'était pas méchant, mais il n'était pas très appliqué, toujours tête en l'air, toujours en train d'inventer quelque chose. Il était farceur.»
Paul me regarda et continua: «Il a fait partie de l'escadrille Normandie-Niemen, tu sais. C'était quelqu'un. Staline l'a autorisé à ramener son yak en France pour service rendu à la patrie.»

A noël dernier, Paul s'est vu offrir Une éducation manquée : Souvenirs 1931-1949, dans lequel Ghislain de Diesbach évoque cette anecdote :
Beaucoup de futurs grands hommes, à commencer par Voltaire, ont été élevés chez les Jésuites et y ont fait, suivant la formule consacrée, « de solides études ». En chaque célébrité, l'ordre de saint Ignace aime à reconnaître un de ses chefs-d'œuvre, oubliant parfois l'époque où le brillant élève était indésirable. Un jour, au printemps 1945, nous en eûmes un piquant exemple.
Quelques années avant la guerre, Mme de La Poype était venue supplier le préfet de ne pas renvoyer son fils Roland qui, paraît-il, donnait alors du fil à retordre à ses maîtres. Le Préfet avait refusé en ajoutant :
— Croyez-moi, Madame, vous n'en ferez jamais rien de bon !
Après la Libération, Roland de La Poype, lieutenant dans l'escadrille Normandie-Niémen, héros fameux de la guerre aérienne et abondamment décoré par plusieurs pays, était venu revoir son ancien collège où il avait reçu un accueil triomphal. Le Père Préfet avait promené fièrement son « cher enfant » à travers les cours de récréation, au milieu d'élèves admiratifs, et il avait complètement oublié le petit différend, survenu dix ans plus tôt…
En attendant cette consécration, la gloire du collège était Antoine de Saint-Exupéry qui n'avait plus que quelques mois à vivre et allait bientôt lui donner son nom, ainsi qu'à la rue des Vignes, encore champêtre et sablée.
Rentrée au bureau, je fis évidemment une recherche internet et tombai sur la biographie militaire et civile de Roland de La Poype. Je découvris alors qu'il était encore vivant et décidai d'organiser une rencontre entre les deux hommes. Cependant, comme il n'est pas si simple d'écrire out of the blue à quelqu'un, je prévoyai d'attendre janvier et le parfait prétexte des vœux du Nouvel An.

Avant que j'ai pu mettre mon projet à exécution, le hasard s'en mêla : Paul revint tout excité d'une réunion de famille en Sologne (il redoute les réunions familiales, il n'entend pas très bien dès qu'il y a du brouhaha et s'ennuie beaucoup); il venait d'apprendre que le père d'une de ses nièces par alliance avait lui aussi fait partie de l'escadrille Normandie-Niémen. Ils avaient beaucoup discuté, la fille entretenant pour son père (mort après la guerre) une véritable adoration, et Paul avait décidé de contacter Roland par son intermédiaire. Zut, mon plan et ma surprise étaient à l'eau, mais ce n'était pas grave, puisque Paul allait s'en occuper lui-même (d'un point de vue de pure politesse, c'était même sans doute mieux).

(Quelques temps plus tard, la nièce prêta à Paul quelques pages du journal de son père, où celui-ci décrit une alerte aérienne durant la nuit, la nécessité de s'habiller vite avec peu de lumière, "comme d'habitude, La Poype avait perdu quelque chose, une chaussette, son pantalon ou sa chemise".)

Les semaines ont passé, Paul a obtenu le numéro de téléphone de La Poype, il l'a appelé, La Poype était absent. Paul n'a jamais rappelé.

Nous en avons reparlé. J'ai appris quelques détails sur les années 1937 et 38 : La Poype, après s'être fait renvoyé du collège, s'était inscrit aux cours (gratuits? je crois que oui) que donnait l'aviation civile pour passer son brevet de pilote. «Tu comprends, me dit Paul, on sentait venir la guerre.» (Je n'avais jamais entendu parler de cela : ainsi, pendant les accords de Munich, on préparait la guerre?) Il s'était engagé dès que la guerre avait été déclarée. «Moi, dit Paul avec regret, j'ai fait ce qu'on me disait de faire, j'ai poursuivi mes études. Finalement, conclut-il avec un sourire mélancolique, être renvoyé a été la chance de sa vie.»

Peu à peu, j'ai compris que Paul Rivière faisait un énorme complexe d'infériorité parce qu'il n'avait pas été résistant (son frère aîné a été dans la Résistance, si j'ai bien compris). C'est un remords, un regret, une culpabilité. «Tu comprends, on ne contacte pas un héros comme ça». J'essaie de lui répondre que Roland de La Poype sera ravi, qu'il ne doit pas évoquer souvent ses souvenirs d'enfance avec quelqu'un qui connaît les lieux et les personnes. Mais Paul n'est pas vraiment convaincu.
— Pourtant, La Poype est resté très simple : je l'ai revu par hasard dans les année cinquante, il vendait des emballages en plastique de sa fabrication — mais quel type! quelle imagination! — on avait déjeuné ensemble. Il était toujours aussi simple et aussi droit.
— Mais alors… vous voyez bien!
Mais il n'y a rien à faire.
Il faut que j'écrive à Roland de La Poype moi-même et que j'organise cette rencontre.

Retour

Rentrés à 4 heures du matin. Il fait 17° dans la maison. Allumé le chauffage.

Il manque une chatte (sur deux). En revanche, la chatte des voisins a élu domicile dans la maison, je n'ai pas encore réussi à la faire sortir.

Bonne surprise, la maison était à peu près en ordre quand nous sommes partis, ce qui est rare (cela est dû à une invitation que nous avions lancée et oubliée : la veille de notre départ, notre ami O. appelle et demande innocemment : «Faut-il que j'apporte quelque chose ce soir (ie, vin, dessert)?» Euh… pourquoi tu viens? Bref, panique à bord, ménage et rangement en deux heures de temps (c'est à peu près tout ce qui peut m'amener à faire attention aux contingences matérielles. Il y a belle lurette que j'ai décidé de les négliger).
Finalement, c'est bien.

A peine arrivée, j'ai ouvert Rannoch Moor que je n'avais pas emporté en vacances («Mais qu'est-ce que tu fais?») : en feuilletant l'anthologie poétique de Gide dans la Pléiade chez un ami, j'avais trouvé la phrase suivante de Corinne de Mme de Staël en exergue à un poème de Jules Laforgue (Complainte des débats mélancoliques et litéraires) : «On peut encore aimer, mais confier toute son âme est un bonheur qu'on ne retrouvera plus.» J'étais persuadée d'avoir lu cette phrase dans Rannoch Moor, mais où?1 2

Cherché dans les alentours de la page 142. Rien. Peut-être voir du côté du voyage en Écosse? (Je sais, tout cela ne fait que prouver que ce "repérage" des livres est illusoire : ce n'est jamais ce qu'on cherche qui s'y trouve. Je ne suis pas si naïve, je l'ai toujours su. Mais c'est aussi parce qu'on sait bien mieux ce qui s'y trouve qu'on est toujours en train de chercher autre chose. Ça n'a au fond pas grande importance, tout cela n'est jamais que prétexte et encore prétexte.)

Matin.
Bu un thé. Gratté la tête du chat. Constaté un peu désabusée que je reçois désormais des catalogues qui proposent des ceintures de maintien, des charentaises et des protections pour énurétiques. Musé un instant sur les services marketing de ces sociétés par correspondance. Ce ne doit pas être très amusant d'y travailler.

Détail : la seule carte postale dans le courrier est due à une erreur du facteur (erreur de ville). Je la reposterai demain.


Notes
1mise à jour le 06/05/2007 : cette phrase se trouve p.216 d'Été.
2mise à jour le 03/01/2008 : Corée l'absente, p.554.

Conseil de rédaction

Il y a quelques jours j'ai été émue par cette requête Google: "comment écrire une belle lettre d'amitié". Depuis, les requêtes de ce type ("écrire cartes de vacances", "quoi écrire sur une carte") se multiplient.

Je vais donc ajouter un conseil personnel aux conseils de Parlez mieux, écrivez mieux:

Si vous ne savez quoi écrire, choisissez un détail, une anecdote, survenus dans les les six ou douze dernières heures. Evitez absolument de vouloir résumer au dos d'une carte postale les six derniers mois à un ami à qui vous ne donnez jamais de nouvelles : aucun événement survenu dans les six derniers mois ne vous paraîtra assez important pour être raconté six mois après, et vous aurez l'impression de n'avoir rien à dire.
En revanche, le pastis du midi précédent fera un très bon sujet, une fois que vous aurez précisé où, quand, avec qui, en faisant quoi, vous l'avez bu.
Le curieux de ce conseil, c'est que de fil en aiguille vous vous retrouverez rapidement à en avoir trop à raconter, dans l'obligation d'écrire sur toute la carte postale, d'en commencer une deuxième, de courir acheter des enveloppes au Monoprix du coin...

(L'écriture entraîne l'écriture, ici vous aurez droit à une citation de Paul Valéry quand je serai rentrée chez moi, promis.)


ajout le 16 août 2007 (tout vient à point à qui sait attendre.)
Ricardou parle du «simple entrain d'un porte-plume»:

J'entre dans un bureau où quelque affaire m'appelle. Il faut écrire, et l'on me donne une plume, de l'encre, du papier qui se conviennent à merveille. J'écris avec facilité je ne sais quoi d'insignifiant. Mon écriture me plaît. Elle me laisse une envie d'ECRIRE. Je sors. Je vais. J'emporte une excitation à écrire qui se cherche quelque chose à écrire.

Paul Valéry, Tel Quel II, Littérature, cité page 65 de Pour une théorie du Nouveau roman, de Jean Ricardou


A voir

La photo du jour.

Jack Bauer

— Rendez-moi ma fille ! Où est ma fille ?!
— Je veux protéger ma famille !
— Passez-moi le Président.

C'est très agréable de vivre sans télévision : on découvre tout avec quatre ans de retard, toujours par hasard et via les séries préférées des uns et des autres. C'est ainsi que je n'ai jamais vu Les Guignols, mais qu'à la grande époque (il y a dix ans, quinze ans ? Putain?) j'avais un ami qui les imitait à la perfection (du moins je suppose, puisque je ne connais pas les modèles), qu'en 1996 j'avais un collègue passionné de la série Urgences, qu'il y a dix-huit mois j'ai trouvé chez Matoo et Ron des commentaires sur Six Feet under qui m'ont intriguée…

En mai dernier, à l'occasion d'un anniversaire, nous nous vîmes offrir les trois premières saisons de 24 heures chrono. J'ai donc passé cinquante-quatre heures de ma vie durant les six dernières semaines à regarder transpirer et s'époumoner Jack Bauer. Je suis fatiguée.

Avant écrire quelques lignes à propos de ce passionnant sujet, jiai fait un petit tour sur les blogs afin de ne pas répéter ce qui avait déjà été écrit. Cela m'a confortée dans mon impression d'être perpétuellement décalée, puisque Sébastien Benedict parlait de Jack Bauer dès octobre 2004, mais cela m'a également permis de constater qu'à la faveur de la saison 5, la série était d'actualité.

Alors doncque, pourquoi en faire un billet ?
Parce que je suis déçue.

Je crois toujours ce qu'on me promet, même quand je sais que je ne devrais pas.
Imaginez dès lors ma curiosité et mon impatience de voir une série qui promettait du temps réel, c'est-à-dire exactement ce qu'on nous apprend à l'école qu'il est impossible d'obtenir dans une fiction, ou plutôt, exactement ce qu'une fiction s'attache à ne pas reproduire : quel ennui si chacune de nos actions prenait leur temps réel au théâtre ou au cinéma.
Ce phénomène est clairement expliqué par Umberto Eco dans Six promenades dans les bois du roman:
Parfois on recherche la coïncidence des trois temps (de la fabula, du discours, de la lecture) à des fins très peu artistiques. La temporisation n'est pas toujours un signe de noblesse. Je me suis un jour demandé à quoi on reconnaît scientifiquement un film pornographique. Un moraliste répondrait qu'un film est porno s'il contient des représentations explicites et minutieuses d'actes sexuels. Pourtant, lors de nombreux procès pour pornographie, on a démontré que certaines œuvres d'art recourent à ce type de représentations par scrupule de réalisme, pour dépeindre la vie telle qu'elle est, pour des raisons éthiques (on représente la luxure afin de la condamner) et que de toute façon, la valeur esthétique de l'œuvre rachète sa nature obscène. Comme il est délicat de dire si une œuvre a vraiment des préoccupations de réalisme, si elle a de sincères intentions éthiques, et si elle atteint des résultats esthétiquement satisfaisants, j'ai établi (après avoir analysé maints hard-core movies) une règle infaillible.

Il faut savoir si, dans un film représentant des actes sexuels, lorsqu'un personnage prend une voiture ou un ascenceur, le temps du discours coïncide avec le temps de l'histoire. Flaubert met une ligne à nous dire que Frédéric a voyagé longtemps; dans les films normaux, quand un personnage monte en avion, on le voit débarquer au plan suivant. En revanche, dans un film porno, si quelqu'un […] ouvre un frigo et se verse une bière pour la siroter au creux d'un fauteuil, l'action prend autant de temps que cela vous prendrait chez vous pour faire la même chose.

La raison en est très simple. Le film porno est conçu pour satisfaire le public par la vision d'actes sexuels, mais il ne peut offrir une heure et demie d'accouplements ininterrompus, ce serait fatigant pour les acteurs et cela finirait par devenir assommant pour les spectateurs. Il faut donc distribuer l'acte sexuel au cours d'une histoire. Or, personne n'est disposé à dépenser de l'argent et des trésors d'imagination pour concevoir une histoire digne d'intérêt, dont le spectateur se ficherait parce qu'il veut du sexe. L'histoire se réduit donc à une série minimale d'événements quotidiens : aller quelque part, mettre un pardessus, boire un whisky, parler de chose sans importance… […]. C'est pourquoi tout ce qui n'est pas sexuel doit prendre autant de temps que dans la réalité alors que les actes sexuels doivent prendre plus de temps qu'ils n'en requièrent en général dans la réalité. Voici donc la règle : si dans un film, deux personnages, pour aller de A à B, mettent un temps égal à celui qu'il faut en réalité, nous avons la certitude de nous trouver face à film porno. Bien entendu, il doit y avoir aussi des actes sexuels sinon Im Lauf der Zeit de Wim Wenders, qui montre pendant presque quatre heures deux personnes voyageant en camion, serait un film pornographique, ce qu'il n'est pas.
J'ai donc commencé la vision de la saison un en me demandant si Jack Bauer allait faire mentir Umberto Eco.
La réponse est non, hélas.
Au début j'ai bien cru que 24 heures chrono tenait son pari et qu'il faudrait ajouter un chapitre à l'art de la narration. Bien sûr la multiplicité des personnages permettait de remplir les minutes du film sans qu'on suive jamais l'intégralité des actes d'un unique personnage (cf Sebastien Bénédict et sa "manière de linéarité biaisée"1), mais il me semblait que nos actions « vides », celles que l'on ne filme pas parce qu'elles sont sans intérêt — à moins d'y mêler du dialogue ou de l'action, — la longueur d'un déplacement ou d'un repas, par exemple, étaient réellement représentées dans leur épaisseur. Il m'a fallu un peu de temps pour me rendre compte que tous les trajets étaient vertigineusement raccourcis, les distances étaient abolies. Jamais les déplacements montrés à l'écran n'auraient pris si peu de temps. La vitesse se gagne non par l'accélération du temps, mais par la disparition des distances.

Il serait amusant de faire le compte des heures réellement nécessaires pour vivre les événements de la saison trois, par exemple : combien de temps pour aller au Mexique et en revenir, sachant qu'il faut commencer par aller à l'aéroport…?
Mais évidemment, ce genre de calcul serait idiot, ce serait accorder à cette série une prétention à la vraisemblance qu'elle n'a pas (du moins j'espère! Mon dieu, quel fatras et quelles incohérences! Je n'en reviens pas.)

Cette série m'a beaucoup amusée en ce qu'elle s'oppose quasi-systématiquement à toutes les règles d'un récit bien construit. Elle bafoue une règle d'or du théâtre classique: ne jamais donner un élément qui ne soit utile à la suite de l'action (c'est ainsi que l'on a reproché à Corneille d'avoir esquissé une idylle entre l'Infante et Le Cid : ce détail n'est pas utilisé dans la suite de la pièce, il peut être enlevé sans dommage, donc il était inutile de l'introduire dans la pièce).
Mais évidemment, une telle règle suppose une action rectiligne, une épure, une architecture anticipant dès le début sa fin : il y a dant tout récit classique une part d'inéluctable.
Rien de tel ici, chaque minute ne dépend que des quelques minutes qui l'ont précédée, elle n'est pas comme la pointe logique de tout ce qui s'est passé auparavant.
C'est un point qui m'a particulièrement impressionnée: cette série n'a pas de mémoire, elle est entièrement tournée vers l'avenir. Je crois que ce que je préfère dans 24 heures chrono, ce sont les résumés au début de chaque épisode. Il s'agit de l'aveu sans complexe que seuls comptent les deux ou trois épisodes précédents, voire uniquement le précédent. L'histoire, le récit, n'est pas conçu comme un tout, la quinzième heure a déjà oublié la dixième, seule compte la seizième. Chaque résumé doit permettre de comprendre ce qui va se passer, savoir ce qui s'est passé n'est absolument pas une préoccupation.
Chaque résumé est ainsi l'occasion de contempler en moi l'incrédulité provoquée par une telle méthode. Au début, naïvement, je complétais mentalement les résumés (l'attentat contre le boeing dans la série un ou l'assassinat de Chapelle, par exemple). Je ressentais en effet une sorte de révolte à voir ces résumés qui ne résument pas, qui contreviennent à tout ce qu'on m'a appris. Plus tard, j'essayais de composer à l'avance le résumé que j'allais voir dans quelques minutes : quels étaient les éléments indispensables à la compréhension de la suite, quelles pistes les scénaristes allaient-ils abandonner?

Et c'est étrange de se dire que ce manque de rigueur est sans doute l'une des forces de la série : c'est en cela, bien plus qu'en l'utopie d'un temps "réel", qu'elle ressemble à la vie. Tous les récits sont fictifs dans le sens où ils s'organisent en fonction de leur fin, c'est ce qui les différencie fondamentalement de la vie "réelle", où la fin est inconnue, où des pans entiers de notre passé sont inutiles pour comprendre notre situation actuelle (voilà une remarque très a-psychanalytique); la connaissance de quelques faits suffit à expliquer notre journée de demain.2
(Et cette idée n'est pas très agréable.)

Très vite, j'ajoute une dernière remarque, sociologique cette fois: j'ai été impressionnée (encore) par l'image de la torture donnée dans cette série. Elle est considérée comme normale, des hommes de la cellule anti-terroristes sont formés à cela, le président des Etats-Unis ordonne qu'on torture et assiste à une séance de tortures… sans qu'il y ait dilemme cornélien sur le respect de la personne humaine.
Guantanamo ne devrait pas tant surprendre quand on a regardé 24 heures chrono. D'autre part, la population américaine semble totalement sous surveillance : satellites qui surveillent les voitures, banques ADN qui permet de retrouver un inconnu… Fantasme ou réalité? Quoi qu'il en soi cela ne paraît pas choquer grand monde.


Notes
1 : "Joies enfantines de la vitesse dans la 1ère, qui lance son sprint dès le départ, engage l'Amérique avec elle, ni plus ni moins, et concentre, en une fois, tout ce qui fait la grandeur d'un cinéma à nul autre pareil : art de la vitesse, justement, manière de raconter une (des) histoire(s) et, ne sachant faire que ça, le faire mieux que personne ; en multiplier, au même moment, les différentes pistes, toutes données au spectateur (à peu près) en même temps. C'est dans cet "à peu près" que se joue d'abord l'originalité de la série. Une manière de linéarité biaisée, lors même que l'usage du montage parallèle, associé au split-screen, n'est qu'un leurre. Une simple mise à plat dans la distribution des plans, qui cependant se suivent chronologiquement, là-dessus, le titre ne ment pas." (http://intimedia.kaywa.com/p81.html, blog disparu)

2 : Je trouve un écho à cette remarque, qui elle-même est un écho au "présent" souligné par Sébastien Benedict, dans ces phrases de Victor Klemperer : «Mais autre chose agissait davantage sur nous — c'était la même chose chez Neumark et chez moi : l'impuissance de la mémoire à fixer tout cela dans le temps, toutes ces choses cruellement vécues. Quand ceci ou cela a-t-il eu lieu — pour autant que ce soit encore présent à nos esprits —, quand était-ce? Seuls quelques faits isolés restent gravés, les dates pas du tout. On est submergé par le présent, il n'y a pas d'hier, pas de demain, qu'une éternité. Là encore une raison pour laquelle on ne sait rien de l'histoire vécue: le sentiment du temps est annulé; on est à la fois trop apathique et trop excité, on est surchargé de présent.» in Je veux témoigner jusqu'au bout, p.544

Vieillir

Paul Rivière a 86 ans. Je l'ai rencontré en janvier 2000, lors d'une manifestation quelconque d'anciens élèves (nous avons fait la même école). Nous déjeunons ensemble environ une fois par semaine. Au départ, il s'agissait d'échanges pédagogiques : je lui parlais de livres, il me parlait de vins. Peu à peu nous avons simplifié le déroulement des déjeuners : nous parlons de tout, et nous buvons.

Mercredi, il m'apportait une boîte de petits Monte-Cristo et une page découpée et volée le matin-même dans un Point de vue chez son dentiste. (Cela n'a l'air de rien, mais pour la première fois de sa vie l'automne dernier il a franchi sans ticket le portillon du métro. J'ai une très mauvaise influence sur lui).

J'avais vu la fois précédente qu'il lisait le livre de Benoîte Groult, La Touche étoile, et je lui avais demandé de me le prêter. En effet, pendant les vacances de Pâques j'avais entrevu quelques minutes une émission de télévision (de Laurent Ruquier?) où Benoîte Groult avait répondu à une fadaise quelconque de Valérie Mairesse : «70 ans? Mais c'est la jeunesse de la vieillesse!»
Je suis sûre que c'est vrai. A 86 ans, on doit avoir l'impression d'avoir loupé le coche à 70. J'ai tellement l'impression de l'avoir loupé à 25 que je ne veux pas recommencer la même erreur, je veux savoir ce que j'ai à perdre, je veux des témoignages : qu'est-ce que ça fait, vieillir? Que possédé-je aujourd'hui que je ne sais pas que je possède?

En fait, il y a très peu de témoignages. Personne n'en parle vraiment. A fréquenter Paul Rivière, je me rends compte que lui n'a personne à qui en parler, personne que ça intéresse, personne avec qui faire le double mouvement d'oublier en parlant d'autre chose (principalement de ses souvenirs, mais pas seulement) et de parler, parler du corps qui se dégrade (il a perdu son appétit dernièrement, et me dit en riant qu'il a retrouvé la ligne de ses vingt ans), parler du classement des papiers, de l'appartement qu'il range; et nous ne l'évoquons pas, mais nous savons bien qu'il s'agit de préparer le travail des héritiers, de ceux qui devront "vider la maison de leurs parents"; et je lui donne des conseils, Dieu me pardonne, je lui dis que garder en fonction de ce que j'aurais aimé que mes grands-parents fissent. Que cela doit paraître glauque à lire, et pourtant : c'est utile, il est content et je suis intéressée, nous pouvons évoquer des problèmes que les gens autour de lui éludent. Car comment oser répondre à quelqu'un quand c'est sa mort qu'il organise ? J'ai parfois l'impression que le monde va s'écrouler autour de nous tant me semblent impossible ces conversations, parler de la mort avec quelqu'un de 86 ans prend une dimension monstrueuse que cela n'a pas quand on discute ou réfléchit avec quelqu'un de 40, 50 ou 60 ans : c'est de la sienne que nous parlons et nous le savons tous les deux; parfois je me demande comment il se fait que nous ne nous mettions pas, chacun pour une raison légèrement différente, à trembler ou hurler de terreur.

A la question « Comment abordez-vous ce cap des 90 ans que vous allez franchir ?», Paul Ricœur répondait: «Je le vis tranquillement. La phrase qui m'accompagne toujours, c'est "être vivant jusqu'à la mort". Les dangers du grand âge sont la tristesse et l'ennui. La tristesse est liée à l'obligation d'abandonner beaucoup de choses. Il y a un travail de dessaisissement à faire. La tristesse n'est pas maîtrisable mais ce qui peut être maîtrisé c'est le consentement à la tristesse, ce que les Pères de l'Église appelaient l'acédie. Il ne faut pas céder là-dessus. La réplique contre l'ennui, c'est d'être attentif et ouvert à tout ce qui arrive de nouveau.» (entretien donné au Cahier de l'Herne)


Le livre de Benoîte Groult, j'ai le regret de devoir l'écrire, n'est pas très intéressant. Il se parcourt de l'œil, tout juste trouve-t-on sa plume batailleuse revigorante. Deux passages, qui constituent pratiquement in extenso ce qu'il y a à retenir de ce livre (non, il a également de "beaux" passages sur l'avortement, sur "cette fatalité féminine" de ''tomber'' enceinte potentiellement chaque mois):
Qui se souvient ici-bas qu'elle s'appelle Germaine ou Marie-Louise? Et qu'elle est toujours la petite fille d'autrefois qui flotte dans une peau distendue? Et qu'est-ce d'ailleurs un vieux monsieur sinon un galopin à moustaches qui voudrait toujours et encore jouer à touche-pipi?
Moi, Moïra, moi, leur destinée, je ne me lasse pas de leur capacité d'enfance. Ce n'est pas méritoire d'être jeune quand on est jeune, on ne sait rien faire d'autre. Mais le tour de force que ça représente d'être jeune quand on ne l'est plus, ça me tire des larmes. Salut, les acrobates! Car les enfants, malgré des fulgurances, ne sont que des enfants. Eux, les vieux, cumulent tous les âges de leur vie. Tous ceux qu'ils ont été cohabitent, sans compter ceux qu'ils auraient pu être et qui s'obstinent à venir empoisonner le présent avec leurs regrets ou leur amertume. Les vieux n'ont pas seulement soixante-dix ans, ils ont encore leurs dix ans et aussi leurs vingt ans et puis trente et puis cinquante et en prime les quatre-vingt piges qu'ils voient déjà poindre. Et tous ces personnages qui récriminent, qui vous font reproche et n'ont jamais eu la part assez belle, il faut savoir les faire taire.

Benoîte Groult, La Touche étoile, p.13


Je voudrais comprendre comment l'amour et le respect des vieux, si puissants dans l'Antiquité, dans les civilisations africaines ou indiennes et même encore en Europe au siècle dernier, ont pu sombrer dans notre société moderne et ce qu'il adviendra quand ces vieux survivront jusqu'à cent vingt ans, ce qui ne saurait tarder?
Le problème, c'est que pour écrire valablement sur la vieillesse, il faut être entré en vieillesse. Mais dans ce cas, elle est aussi entrée en vous et vous rend peu à peu incapable de l'appréhender. On ne saurait traiter du sujet que suffisamment âgé… on n'est capable d'en parler que si toute jeunesse n'est pas morte en vous.
Je suis, me semble-t-il, à l'intersection de ces états, me considérant bien sûr comme l'exception dont je parlais. Assise, j'ai soixante ans. Debout, je me tasse un peu, d'accord, mais ma démarche reste alerte. Je suis insoupçonnable en terrain plat. C'est en descendant un escalier que je deviens septuagénaire. Je le descends avec ma tête car je ne fais plus confiance à mes jambes. Ces quelques dixièmes de seconde d'hésitation avant chaque étape d'un mouvement instinctif qu'il faut désormais décomposer, dénoncent l'atteinte irrémédiable.
Chez moi, ce sont les amortisseurs qui ont flanché les premiers. Je n'ai plus que des bouts de bois dans les jambes, sans lubrifiant, ni ressorts. Le bois est bon, la densimétrie le prouve. L'ennui, c'est que les articulations n'articulent plus. Et comme les pieds ne sont pas des pneux, je roule sur les jantes. Et quand la route est pentue, je ressemble à ces petits jouets en bois articulés qui descendent un plan incliné avec des mouvements saccadés. Mon Dieu! La souplesse! Je n'avais jamais considéré la souplesse comme un bien inestimable. Toutes les priorités se modifient. C'est aussi une découverte que l'on fait car, contrairement à une opinion répandue, la vieillesse est l'âge des découvertes.

Op. cité, p.27
L'article que Paul a volé pour moi est un portrait de Benoîte Groult :
Enfoncée jusqu'aux aisselles dans une combinaison de pêche, la hotte en bandoulière et le filet à la taille, une octogénaire patauge avec délices dans les algues de la baie de Derrynane, au bout du monde. Hier, le brouillard celtique avait effacé ce coin d'Irlande, au fond de l'Anneau de Kerry. Ce matin, l'univers a réapparu avec le soleil. L'écrivaine Benoîte Groult a suspendu pour une semaine interviews et émissions de télé pour se consacrer à la seule chose qui vaille vraiment : la pêche à la crevette.
A 86 ans, elle a renoncé au ski et à la bicyclette, mais pas à traquer le bouquet royal. Fouillant énergiquement les touffes de laminaires avec son haveneau, elle peste contre la maigreur de ses prises. «L'été, elles sont trois fois plus grosses.» Alors elle brandit sa pelle et s'attaque aux palourdes, qui ont la maladresse de se signaler par deux petits trous jumeaux dans le sable. […]

Point de vue, mai 2006 (sans doute. Je n'ai pas la date exacte)

— Tu as déjà pêché la crevette? me demande Paul, prêt à partir dans ses souvenirs.
— Non.
Il me regarde attentivement:
— Oui, je vois bien que ça ne te dit rien. Tu es une terrienne !
Il rit.

Quelques règles quand on fait du stop

Heidi, furieuse que Biff l'oublie pour une partie de flipper, l'a planté là et est partie avec la voiture. La maison est à trente kilomètres. Biff marche. Une voiture s'arrête.

Le conducteur se pencha et ouvrit la portière, côté passager.
— Je vous dépose quelque part ?
— Pendant un instant, Biff eut l'impression d'être un animal; devait-il se débattre ou se sauver? Mais il savait qu'il n'allait pas tourner les talons et s'enfuir, alors il monta dans la voiture.
— Le conducteur aurait facilement pu être un tueur maboul. Vingt ans et quelques, de longs cheveux filasse, une vague barbe de quelques jours. Son vieux break était à la hauteur de la situation, lui aussi. Et il écoutait AC/DC. Mauvais signe. Biff avait lu quelque part que les tueurs maboul aimaient bien AC/DC, en général. Il y avait un chien à l'arrière. Le chien avait un bandana rouge noué autour du coup en signe de collier. Ça, c'était bon signe : en général les tueurs maboul n'étaient pas du genre à nouer des bandanas autour du cou de leur chien.

Randy Powell, Embrasser une fille qui fume, p.246
Je me souviens1 d'une fin de matinée de septembre que je faisais du stop dans les Corbières. C'était l'époque des récoltes, les fruits et bientôt le raisin. Toute la faune des saisonniers, tannée, musculeuse et malpropre, courait les routes. Une voiture s'est arrêtée, genre Ami8 beige, deux gars à l'avant à l'aspect pas très rassurant, maigres comme des chats de gouttière, un grand chien jaune à l'arrière, croisement de coyotte et de berger allemand. J'ai hésité. Je suis montée dans la voiture à côté du chien. Le conducteur a ri en démarrant.
— Pourquoi riez-vous ?
— J'avais parié avec mon copain que vous refuseriez de monter.
Je ne lui ai pas dit que ce qui m'avait décidée, c'était le chien.


En montant dans cette voiture, je ne respectais pas l'une de mes règles : ne jamais monter dans une voiture où il y a plusieurs hommes. J'avais des principes, plus ou moins rationnels, plus ou moins stupides. Il faut dire que la première fois que j'avais fait du stop, la personne qui s'était arrêtée pour me prendre était une femme qui m'avait dit plus tard : « J'ai hésité à m'arrêter, je me suis dis que tu draguais peut-être. » Cela résumait toute l'ambiguïté de la pratique. C'était une pro du stop, à l'en croire, elle devait son actuel emploi à l'auto-stop, et le père du bébé qui dormait à l'arrière avait également été rencontré en stop… (Je l'ai crue.) Elle m'avait donné des conseils :
— Si tu n'as pas envie de monter, ne monte pas.
— Mais je dis quoi ?
— Rien, tu joues l'idiote, tu fais la demeurée, tu dis que tu as changé d'avis.

Elle m'avait donné ce conseil absolument impossible à suivre, à moins de se résoudre à ne jamais monter dans aucune voiture : « Il ne faut monter que si le conducteur a un sourire d'enfant. » (Je n'ai rencontré qu'un automobiliste dont j'ai su au bout de dix secondes qu'il avait un sourire d'enfant. Le sourire d'enfant ne s'épanouit généralement qu'au bout de plusieurs minutes ou plusieurs heures. Ce n'est pas un critère utilisable quand il faut se décider très vite.)

J'avais donc élaboré mes propres règles. Je pense les avoir toutes trangressées.
- ne pas faire de stop à la nuit tombante ;
- ne pas monter dans une voiture conduite par un Arabe (fruit de l'expérience: ils ne sont pas méchants, mais il sort du cadre de leur compréhension qu'une fille qui fait du stop ne soit pas une pute. Autant éviter les malentendus, pénibles à gérer et assez déprimants) ;
- ne pas monter, donc, dans une voiture contenant plusieurs hommes ;
- ne pas monter dans une GS à la carosserie abîmée ou repeinte.

Ce dernier point est une généralisation hâtive tirée de quelques observations concrètes : la GS repeinte est (était, ça se passe il y a longtemps) conduite par un beauf pénible.
Ce n'est donc pas sans une certaine envie de rire que j'ai appris que je ne serais pas montée en stop avec Pascal. Mais peut-être que sa GS n'était pas repeinte. Ou peut-être qu'il ne s'arrêtait pas pour prendre les auto-stoppeuses.


Note
1 : Je suppose que je suis censée penser à Perec chaque fois que j'écris, dis ou pense "je me souviens". C'est trop tard, je pense désormais, et à mon avis pour longtemps, à certains posts de Gvgvsse.

Un de perdu

J'avais un ami multilingue qui se targuait de littérature.

Quand je lui disais que je lisais Borges, il me répondait :
— Et que lisez-vous?
Histoire de l'infamie.
(Moue de mon ami)
— Ce n'est pas le meilleur, vous savez. Vous le lisez en espagnol?
— Non, je ne sais pas l'espagnol.
— C'est dommage, c'est bien meilleur en espagnol.

Le même :
— Ah, vous lisez le journal de Klemperer! C'est très bien Klemperer, je l'ai lu il y a vingt ans, c'est vraiment très bien.
— Vous lisez l'allemand? (NB: il n'est traduit en français que depuis dix ans environ).
— Non, je l'ai lu en anglais quand j'habitais New-York.
Mais lorsque je lui propose de lui prêter le dernier Harry Potter en anglais, il refuse, au prétexte que son anglais est trop rouillé. (Je précise qu'il le lit dès sa parution en français.)

Le même, après que j'ai lu Pale Fire en français, parce que j'avais fait au plus rapide:
— Il faut connaître le russe pour apprécier les jeux de mots russes que Nabokov traduit littéralement en anglais, c'est un grand plaisir. Mon amie américaine qui ne connaît pas le russe ne les voit pas, d'ailleurs.

Il paraît qu'il lit l'hébreu, aussi.
Je ne l'ai jamais vu lire autre chose que du français.
Il se targue toujours de littérature, mais ce n'est plus mon ami.



Pour la fonction bloc-note de ce blog, je recopie ici des lignes que j'avais déjà mises ailleurs, parce que je les aime profondément.

Il s'agit de deux postfaces écrites par Nabokov, la première pour sa Lolita anglaise (1955), la deuxième pour sa Lolita russe (1967), qu'il a traduite lui-même.

dernière phrase de la postface de Nabokov à Lolita :
«My private tragedy, which cannot, and indeed should not, be anybody's concern, is that I had to abandon my natural idiom, my untrammeled, rich, and infinitely docile Russian tongue for a secon-rate brand of English, devoid of any of those apparatuses ?the baffling mirror, the black velvet backdrop, the implied associations and traditions? which the narrative illusionist, frac-tails flying, can magically use to transcend the heritage in his own way.»
Nabokov dans la postface de sa Lolita russe :
«I am only troubled now by the jangling of my rusty Russian strings. The history of this translation is a history of disillusion. Alas, that "marvellous Russian" which, I always thought, constantly awaited me somewhere, blooming like true spring behind hermetically sealed gates to which I kept the key for so many years ? that Russian turns out to be non-existent. And behind the gates there is nothing, except charred stumps and a hopeless automn vista, the key in my hand is more like a lock-pick.»

Traduction de Irwin Weil dans TriQuaterly n°17, winter 1970, p.282

Je ne sais exprimer le sentiment de regret et de nostalgie qui naît de la confrontation de ces deux textes: avoir passé sa vie à la poursuite d'une chimère, pour découvrir qu'il s'agissait d'une chimère.

Entrée en matière

Les parrains de ce blog sont (même s'ils ne le savent pas) :
  • Phillipe[s], qui me voulait blogueuse dès l'été dernier;
  • Zvezdo, qui m'en a réclamé un à grands cris en janvier;
  • Guillaume, qui me dit avant-hier quand je lui confirmai que j'en ouvrais un : «Eh bien, c'est pas trop tôt!»

Je dédis ce premier billet à Jules puisque «Citer est un vice dont je ne me lasse pas».
«Nous avons suivi l'ordre du hasard, celui de nos notes de lecture. Selon que j'avais eu en mains un livre, grec ou latin, ou que j'avais entendu un propos digne de mémoire, je notais ce qui me plaisait, de quelle sorte que ce fût, indistinctement et sans ordre, et je le mettais de côté pour soutenir ma mémoire, comme en provisions littéraires, afin que, le besoin se présentant d'un fait ou d'un mot que je me trouverais soudain avoir oublié, sans que les livres d'où je l'avais tiré fussent à ma disposition, je pusse facilement l'y trouver et l'y prendre.»
Aulu-Gelle, Les Nuits attiques, éd. Les Belles Lettres
Je crois que tout est dit : blog aide-mémoire ou pense-bête, et parce qu'on est curieux malgré tout de savoir s'il y a de l'écho.
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