Billets qui ont 'vieillir' comme mot-clé.

Mourir

Une adhérente m'apporte des documents: elle va passer à la retraite bientôt, sa situation va changer. Les statuts prévoient que les adhérents actifs doivent adhérer à un contrat de prévoyance leur garantissant un complément de salaire1 en cas d'arrêt maladie prolongé, les adhérents à la retraite doivent adhérer un contrat dépendance.

— Mais pourquoi obligatoire?
— Parce que c'est onéreux: donc élargir l'assiette permet de conserver des cotisations peu élevées en répartissant la charge sur tous (le principe même de la mutualisation).
— Oui évidemment. Mais moi je ne serai jamais dépendante.
— Hum. Vous savez, la dépendance, ça va être le sujet des prochaines années. En 2050 nous serons cinq millions de plus de quatre-vingts ans. Et comme on ne sait ni à quelle fréquence la population sera concernée, ni le coût que cela représentera, c'est difficile à tarifer pour un assureur. Difficile aussi de savoir combien seront dépendants, avec les progrès de l'alimentation, de la prévention…
— Et l'évolution des mentalités…
(Je ne comprends pas le rapport) — Qu'est-ce que vous voulez dire?
— Eh bien avec l'euthanasie bientôt possible…
J'en reste bouche bée: — Cinq millions de suicides, ça va être gai, le futur.



Note
1 : la mutuelle couvre des fonctionnaires. Le traitement des fonctionnaires se compose d'une «base indiciaire» et de primes (ne correspondant pas à grand chose: ce sont des primes techniques dont je comprends mal l'origine ou la justification. Dans le privé elles seraient réintégrées dans le salaire). En cas d'arrêt maladie supérieur à trois mois (il suffit d'un covid long ou d'une convalescence compliquée), les primes ne sont plus versées. Le contrat de prévoyance «perte de rémunération» est destiné à maintenir le traitement à niveau.

Evidemment, il est étrange que ce contrat soit obligatoire: on peut arguer que chacun est libre de se couvrir comme il le souhaite. Mais dans ce cas il suffit de choisir une autre mutuelle. Si ce contrat est obligatoire, c'est pour répartir la charge des cotisations sur tous. Dans le cas contraire, seules les personnes se sentant à risque (de santé fragile ou ayant une famille à protéger) souscriraient ce contrat: avec une fréquence plus élevée de sinistres, les cotisations seraient plus élevées. C'est ce qu'on appelle de l'anti-sélection.

Il faudrait que nous ayons tous profondément conscience que le but est de ne jamais utiliser une garantie d'assurance que nous souscrivons. L'assurance est un parachute: personne ne souhaite que son avion se crashe.

La question à ne pas poser

Sylvain, 58 ans, à Clarisse, 17 ans:

— Et ça ne t'ennuie pas d'être la seule jeune parmi des gens de notre âge?
— Oh non, j'ai fait mon stage de troisième en ehpad, alors j'ai l'habitude.




Tête de Sylvain. Nous avons beaucoup ri, un peu jaune.

Dimanche bleu et gris

Matin magnifique, à l'égal de la semaine dernière. Arbres plus flamboyants. Je suis arrivée tard, presque à dix heures, mais les habitués m'ont encouragée à sortir en skiff, sans ressentiment. Mes deux clubs sont vraiment différents, entre celui où le skiff est considéré comme une occasion à ne pas manquer et celui où il est considéré comme un risque à éviter.
Je rame. Je divague. Je convertis l'année en durée de vie: neuf ans pour un mois, en commençant par avril, printemps jusqu'à vingt-sept ans, été jusqu'à cinquante quatre, automne jusqu'à quatre-vint-un. Il faut bien s'occuper (c'est le feuillage des arbres qui m'intrigue, cette flamboyance qui met en relief leur personnalité vers la fin comme jamais auparavant).

Après-midi pluvieux.

Messe. Pas de haussement de sourcil mais une question:
— Mais tu crois vraiment en Dieu?
— Oui.
— Ça paraît tellement absurde...
— Je sais. Je comprends. Il est beaucoup plus facile de comprendre ta position que la mienne.

A la sortie de la messe, trois policiers nous font une haie d'honneur. Cela surprend. (Vraiment, à quoi serviraient-ils, que se passerait-il, si vraiment il se passait quelque chose? C'est curieux, de se poser cette question.)
Je me fais rattraper par l'histoire: longtemps j'ai dit pour embêter H. que lorsque je serai vieille je serai "dame du catéchisme". Il faisait semblant de grommeler pour ne pas me décevoir car il n'y croyait pas vraiment — et moi non plus, car cela transporte sa petite image vieillote qui m'amuse et me repousse tout à la fois.
… sauf qu'on vient de me demander d'aider des parents un peu dépassés, un groupe de dix familles.
Je n'ai pas osé l'avouer à H. Je l'ai dit à Olivier.
— Et tu as dit oui ?
— Bien sûr.
Il réfléchit, évalue la future guerre froide dans la paix familiale.
Bast, on verra bien.

Les grandes familles

Journée à Saint-Brieuc. Plage. Pointe du Roselier. Cours sur itunes et Pokemon Go.

J'écoute les récits de cousinades, de fêtes de famille quasi permanentes (il y a toujours un anniversaire à fêter et la plupart habitent dans un rayon de cent kilomètres — sauf ceux qui habitent à dix mille). Cela me fascine, j'admire et je redoute, imaginer l'organisation me fatigue, je suis décidément très flemmarde. Et puis cela paraît absorber tant de temps, que reste-t-il pour soi? (également égoïste, sans doute, ou tout au moins ressentant un fort besoin (croissant avec l'âge) de se centrer sur soi).
Mais cela représente aussi une foultitude de souvenirs communs, de conflits à gérer, d'amitié et d'entraide. C'est une école de la vie: tous les cas qui peuvent se présenter au dehors ont déjà été vécu dans la famille.

A-C. se plaint beaucoup du temps. Elle est là depuis quinze ans. Conversation avec ses sœurs et belles-sœurs: «— Où iras-tu quand tu seras vieille? — Dans un endroit où il fait chaud.» Mais il faut s'y faire nous sommes désormais déjà vieux (non dans nos corps ou dans nos esprits, mais dans le regard des autres; le plus amusant étant notre capacité à décrire quelqu'un de cinquante ans comme quelqu'un de très différent de nous, appartenant à un autre monde, sans prendre conscience que nous appartenons à ce groupe). Il faudrait peut-être partir tout de suite, ce serait plus sûr; ce serait toujours cela de gagné.
Moi j'aime ce ciel changeant, j'aime les toits gris et le ciel gris et les oiseaux. Si je restais ici suffisamment longtemps, j'apprendrais la voile. Il fait doux. Longue conversation sur la terrasse à la nuit tombée en partageant un cigare.

Ergo

J'arrive trop tard, l'équipage du seul bateau qui sortira aujourd'hui est déjà complet. Tant pis (tant mieux je suis flemmarde), je reste à l'intérieur à faire de l'ergo (du rameur, en langage courant).
C'est beaucoup plus fatigant que ramer: il n'y a ni les problèmes d'équilibre, ni les problèmes de coordination en équipe, on est dans la force pure. Je m'épuise en deux fois vingt minutes (cinq minutes cadence 18, puis 20, puis 22, puis 24, récupération, puis cinq minutes cadence 24, puis 22, puis 20, puis 18). Comme d'hab je m'arrache la peau des fesses (il faut absolument que je trouve une solution).
Je sais que je suis désormais sur la pente descendante de ma forme physique. Cela a basculé je ne sais quand les dernières années, il n'y a pas si longtemps. Je sens que je peux me maintenir, mais à l'unique condition de ne jamais arrêter.

Vieillir

— Tu as l'air fatiguée.

On me le dit souvent en ce moment. Je ne dors pas beaucoup, et encore moins depuis le changement d'heure (je n'arrive pas à me coucher), mais je crois qu'il s'agit surtout de la conséquence de mes efforts pour ne pas grossir.

Une amie de ma mère disait: «A partir d'un certain âge, une femme doit choisir entre son visage et ses fesses» (j'ai l'impression d'avoir déjà écrit cela ici mais je ne l'ai pas retrouvé). J'étais adolescente et je n'avais pas compris. Elle m'avait expliqué qu'il s'agissait d'avoir un visage lisse et des grosses fesses, ou une taille fine et des rides.

A ma grande surprise, je viens de retrouver cette idée dans Proust:
Comme les femmes qui sacrifient résolument leur visage à la sveltesse de leur taille et ne quittent plus Marienbad, Legrandin avait pris l'aspect désinvolte d'un officier de cavalerie.

Marcel Proust, La Fugitive, p.665 (Pléiade, Clarac)
Je ne pense pas ressembler jamais à un officier de cavalerie, ou beaucoup plus tard, après soixante-dix ou quatre-vingts ans.
Ce qui m'importe, ce n'est pas tant d'engraisser que de ne plus pouvoir mettre mes robes.

Quelques articles médicaux

* Celui de Sophie, sage-femme. Je mets un lien vers un billet qui m'a rappelé le commentaire du jésuite grec devant nous, les Français en vacances: «ça fait du bien de voir des gens qui vont bien».

* Ce billet sur les neurosciences, pour nous souvenir que "la liberté" n'est pas si simple (et que tout cela incite à la réflexion. Nous ne sommes pas ce que nous croyons être, mais que sommes-nous? Voir tout ce blog (en anglais)).

* pas un blog mais un article, toujours en anglais, sur la façon dont nous avons perdu nos repères par rapport à une vieillesse "normale" (sachant que j'ai plutôt le problème inverse: je considère trop vite qu'on ne peut rien faire, et je découvre sans cesse à nouveau combien nous savons traiter de dysfonctionnements. C'est merveilleux).

La peur

Pour continuer sur le billet précédent:

Il y a quelques années, en 2006 sans doute, un kiné nous avait dit qu'à partir d'un certain âge, une femme ne pouvait avoir le ventre plat à moins de littéralement s'affamer. Une autre solution était l'opération esthétique.
Cela m'avait été ensuite confirmé par une chirurgien esthétique.
Puis H. a suivi quelques mois les techniques Weight Watchers (2010?) et en est revenu avec la nouvelle décourageante que pour ne pas grossir une femme de 50 ans ne doit rien manger.

A l'approche de la ménopause, je ne me sentais plus le courage de tous ces efforts: à quoi bon? Après tout, quelle importance, j'en ai marre d'être toujours sous contrôle. J'en étais à envisager soit la silhouette de Simone Signoret, soit la chirurgie esthétique (soit les deux).

Et voilà que j'ai la perspective de pouvoir manger sans grossir, voire même de maigrir (ce n'est pas tant pour "plaire" que pour pouvoir entrer dans mes habits que je conserve longtemps et que j'aime. Il y a même deux tailleurs, un rose et un noir, achetés quand j'avais vingt ans, que j'aimerais vraiment remettre. Ça ne tient pas à grand chose, mais ce grand chose paraît/paraissait inatteignable).
Quelle libération (si ça marche. Mais pour l'instant je perds trois cents grammes par jour (même si je sais qu'il est tout à fait stupide de se peser tous les jours). Trois cents grammes de quoi, mystère: eau, air, graisse? (je penche pour eau, mes chevilles me paraissent particulièrement fines)).

Tout cela en arrêtant tout ce qui est céréales (y compris le riz), farines et féculents, en réduisant au minimum (ie, finir ce qu'il y a dans le frigo) les laitages et en mangeant des légumineuses avec modération.
Je suis davantage hésitante à incorporer à mes nouvelles habitudes des plantes qui ne sont pas de chez nous, comme la farine de noix de coco qui sert à tout: j'ai l'impression que cela revient, par une lubie d'occidental, à une fois de plus piller les ressources de pays lointains.

Une histoire simple : faut-il interdire ce film au plus de 50 ou 60 ans?

Ou plus généralement à toute personne ayant un être aimé en train de vieillir, et finalement de mourir?

Le film débute par quelques minutes qui montrent la vie quotidienne, puis c'est l'accident cardiaque et l'entrée en maison de retraite.

C'est à ce moment-là que j'ai entendu derrière moi: «Je me demande si c'est un film pour nous», et en tournant un peu la tête, j'ai aperçu deux femmes élégantes aux cheveux blancs.

Choc de l'entrée en maison de retraite, description qui rejoint les témoignages directs que j'ai reçus; puis, toujours concordant avec ce que j'en connais, les habitudes, les plis, les amitiés, l'apprivoisement réciproque, ce monde totalement étranger qui devient quotidien.
C'est bien sûr aussi, ou surtout, la gratitude d'une famille pour une femme qui a vécu à son service pendant soixante ans.

J'ai pensé à Kieslowski, surpris d'être apprécié hors de Pologne, qui disait qu'il avait compris un jour qu'avoir mal aux dents ou être amoureux, c'était la même chose partout sur terre, et qu'il était donc possible de faire des films pour les hommes partout sur terre.
Ce film montre que vieillir prend des formes très similaires dans les villes occidentalisées.

A la fin du film, les deux femmes derrière moi reniflent. Elles parlent de France Inter, qui selon elles aurait raconté n'importe quoi en n'ayant vu que quelques minutes du film. Je ne comprend pas si elles regrettent de l'avoir vu ou pas, elles sont profondément touchées par la relation entre les deux personnages principaux, la vieille domestique et le garçon qu'elle a élevé et qui était son préféré.
In petto je me dis que si ce film décrit un miracle, ce miracle est le sentiment de reconnaissance de cet homme envers la vieille femme, cette façon naturelle d'envisager un bienfait comme le retour naturel, spontané, inévitable, d'un bienfait («elle a pris soin de moi, je prends soin d'elle»).

Non, la gratitude ne va pas de soi. Comment se nomme le contraire d'oublier, le fait de continuer à penser à quelqu'un (non, pas se souvenir, se souvenir, c'est penser à quelqu'un dans une situation ou un état passés), le fait de continuer à prendre soin et se préoccuper même lorsque cette personne n'est plus là au quotidien? Comment s'appelle le contraire de "Loin des yeux, loin du cœur"? C'est cela, l'amour?

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Agenda : dernier cours sur l'islam, un peu houleux. La prof rappelle que la première condition du dialogue est l'écoute (non, elle ne parle pas des chrétiens et des musulmans, mais des élèves de la classe).
Je me rends compte que le dialogue inter-religieux ne m'intéresse pas vraiment: ce n'est pas la religion de l'autre qui m'intéresse, mais l'autre, la personne, sa vie, ses soucis, ses rêves. Sa religion par contrecoup, mais pas en objet premier.

Le pape s'en va

J'ai pensé à Jean-Paul I, à mon incrédulité en apprenant sa mort.

J'ai pensé au départ de Steve Jobs et à Frédéric II, à je ne sais plus quel général des Jésuites auquel le pape avait refusé de démissionner malgré sa maladie.

Je pensais que le refus de la contraception et de l'euthanasie par l'Eglise catholique était lié à la conviction qu'il ne fallait pas s'opposer à la nature, à l'œuvre de la nature comme dessein de Dieu, souffle de l'Esprit Saint. Dans cet esprit, le vieillissement étant le terme naturel de la vie, n'était-il pas cohérent, ne serait-il pas cohérent, de le laisser faire son œuvre sans s'y opposer, sans prendre la décision de se dérober? (Je pensais que c'était ce qui sous-tendait l'attitude de Jean-Paul II, par exemple: la soumission au temps comme décision de Dieu.)

Ici, quelques paroles désenchantées, qui évoquent ce blog dont je donne le lien au moment où il ne servira (sans doute) plus. (Que va faire le pape? Entrer au couvent? Et quel sera son titre? Redevient-on "civil" quand on a été pape? Ou est-ce comme ministre?)

Résumé

Hier : journée de réunion, à réfléchir à la façon dont nous allons d'abord nous passer d'informatique pendant six mois, puis à la façon dont nous allons la remettre en place.

Aujourd'hui : journée à rattraper ce que je peux de retard («le temps ne se rattrape jamais» dit mon père un soir de Noël quand j'avais six ans. (Et j'avais alors entrepris un raisonnement par récurrence pour parvenir à la conclusion qu'il avait raison)). Coup de fil à Danielle, mon ancienne collègue, qui est en train de mourir d'ennui. Journée des erreurs, il me semble en savoir moins aujourd'hui qu'il y a trois mois. C'est toujours une période troublante, même si cette phase est connue.

Mon beau-père a soixante-dix ans aujourd'hui. Je n'arrive pas à accepter que nos parents vieillissent.

La carte vitale du centenaire

Il nous téléphone parce qu'il ne fait pas bien la différence entre la sécurité sociale et sa mutuelle. Sa carte vitale est désorientée depuis qu'il a eu cent ans en juillet, elle ne fonctionne plus.
Je lui dis d'appeler le 3646. Il comprend mal, il entend 3648.
«Il va tomber sur un disque», me dit ma collègue. Je lui conseille de se faire assister par quelqu'un, son pharmacien par exemple. Mais son pharmacien est déjà celui qui s'en est débarrassé en le renvoyant vers nous. J'ai le cœur serré. Je ne comprends pas comment une société qui n'a que le mot "vieillissement" et "seniors" à la bouche peut avoir entièrement basculé du côté du téléphone. Avec l'âge, la plupart d'entre nous deviennent sourds, le téléphone, ce n'est pas le plus pratique. Et la touche étoile et le code confidentiel, c'est déjà agaçant à trente ans, alors à quatre-vingts ou cent…
Ça m'agace et ça me peine.



Acheté des boutons pour le manteau rouge à L'entrée des fournisseurs et pris un goûter au Loir dans la théière avec A. On dirait que les patrons ont changé. La tarte meringuée est monstrueuse.

Quatre jours

Quatre jours pour descendre la pile à laquelle je n'ai pratiquement pas touché (bien entendu) et m'occuper des rosiers (visiblement ils n'aiment pas la pluie).

Ah oui, et puis revoir notre itinétaire, un peu.

Bon, et j'abandonne librarything, pas le temps, je ferai ça quand je serai en maison de retraite (et puis classer mes photos aussi (j'espère que je ne serai pas aveugle)). (Moi je ne prépare pas ma retraite, je prépare ma maison de retraite).

Mauvaise humeur

Coup de blues hier vers 17 heures quand commence à tomber la pluie. Nous devons aller voir le soir le spectacle de feux d'artifice à Versailles. Cela fait plusieurs semaines (en avril, en mai?) que j'ai réservé les billets en retenant une date la plus éloignée possible en espérant que le temps aurait le temps de s'améliorer, s'améliorerait forcément, d'ici juillet.
Las.

Pauvre Félix: dix semaines en France, et pratiquement dix semaines de pluie.

Est-ce parce que les sièges étaient mouillés, parce qu'il faisait froid, parce que la pluie de l'après-midi m'avait abattue (alors que vers le soir le ciel s'était bien dégagé), parce que j'étais déçue de ne jamais réussir à me faire comprendre des enfants (il faudrait m'y résoudre et passer à autre chose, ce serait plus constructif) ou parce qu'H. m'avait dit que Sophie Marceau était très jolie avec ses quarante-sept ans (quarante-sept ans? Mais c'est très très vieux! Sophie Marceau a quarante-sept ans? Mais alors je suis très très vieille!!), toujours est-il que le spectacle m'a affligée.

Et pourtant certains feux sont très beaux, la finesse des fusées dorées retombent en gouttes vraiment jolies. L'ensemble des feux relève d'une parfaite maîtrise, sans doute la pointe de la technologie en la matière, et c'est d'autant plus dommage que l'ensemble soit gâché par sa conception-même, qui glisse du sophistiquée au vulgaire à force de manque de goût.
D'abord les jardins étaient fermés, défigurés par des barrières (lire le billet "Talcy" ci-dessous), une fois de plus nous étions des consommateurs et non des invités, hors de question de faire un pas à côté hors des sentiers battus (il y a deux ans, H. m'avait fait un récit enchanteur de la soirée qu'il avait passée dans les jardins avec les enfants avant le spectacle: finie cette formule élégante); ensuite la musique était trop forte, et surtout le jeu des bateaux sur l'eau vaguement comique et ridicule. Il faudrait peut-être prendre en compte que les spectacteurs ici ne sont pas ceux de Disneyland (ou alors, y aller carrément: Smoke on the Water, comme me murmurait Clément à l'oreille, et abordage de bateaux pirates, au moins ce serait drôle et inattendu. Mais Louis XIV version fée Clochette…)

Bon, j'étais de mauvais humeur. Mais je ne vous encourage pas à aller vérifier si j'exagère ou pas, ce serait cher payé.

Je monte une marche

Parfois quelqu'un vous demande si vous voyez la vie comme un cercle ou comme une flèche. Je la vois comme les grandes marches des podiums permettant d'accéder à un plongeoir.

Fête de famille: les enfants qui avaient dix ans quand je les ai vus la première fois vont être pères (deux naissances d'un coup). Je viens de monter une marche.

Les vieux chats

(J'ai résilié ma carte UGC illimitée: je la rends à la fin du mois. Mon idée était d'aller ramer davantage, mais avec mon doigt…)

Film chilien ou argentin. Un vieux couple, la fille de madame (pas de monsieur) hystérique, l'amie de la fille (donc lesbienne) plus posée, plus raisonnable.
Drame, la fille veut obtenir quelque chose de sa mère (no spoil), la mère ne veut pas, mais elle est par ailleurs en train de perdre la tête.
Fantastique actrice que cette vieille dame, rien ne nous permet de savoir quand elle est elle-même ou quand elle a une "absence", comme elle dit. Mystère d'un visage muet: que se passe-t-il derrière le mur de la peau? Interrogation sans réponse.

Un peu trop de gros plans, dommage.
J'aime sortir du cinéma américain aux corps et aux décors si souvent identiques y compris dans leur diversité (c'est sans doute cela qu'on appelle une "esthétique").

Retour

Petit déjeuner. Nous restons mystérieux, nous ne disons rien ni de la veille, ni de la journée, juste au moment de partir:
— Nous ne pouvons pas tarder, nous avons un rendez-vous.
— Ah, vous avez un rendez-vous… (Il ne s'agit que de la messe, nous sommes méchants.)

Nous prenons la route. Je dors.

Malagar, la terrasse, la charmille, je contemple un paysage très peu abîmé (certes il y a des bâtiments neufs ou modernes, mais aucun d'un blanc éclatant, pas de route, pas de poteau électrique remarquable1). Je cueille une figue.
Verdelais, apparemment célèbre par son pélerinage, que je ne connais pas. Eglise baroque roccoco, surchargée. Un père marianiste, Roger Geysse, fête ses soixante-dix ans de sacerdoce. Il a prononcé ses premiers voeux en 1940 en Belgique et évoque la fuite des séminaristes devant les Allemands. L'épopée prend des allures de miracle.

Retour à Malagar. Selon le précepte de Patrick «Quand tu hésites à acheter un livre, achète-le» (je pourrais peut-être le faire graver sur ma tombe pour les passants), je cède à la tentation et prend la thèse de Natalie Mauriac-Dyers, Proust inachevé. Et trois bouteilles du domaine.

Nous reprenons la route. Jean Allemand revient sur la structure du Temps immobile. Il a établi un relevé des entrées quotidiennes du journal collées et montées dans le Temps immobile, qui est un journal reconstitué en jeu de miroirs, bouleversant l'ordre chronologique, par fragments réfléchissants rapprochant les mois et les années. J. Allemand a établi un index qui permet de savoir si et où et comment (partiellement ou intégralement) telle entrée du journal quotidien a été utilisée, index que Patrick met progressivement en ligne.

Ce qui n'a pas été repris est essentiellement d'ordre sentimental, et quoi qu'il en soit, Claude Mauriac est toujours resté très discret, même dans son journal quotidien. Ce qu'a surtout coupé Claude Mauriac, ce sont ses notations malveillantes (je ne peux croire qu'il y en avait beaucoup. La lecture du début du Temps immobile montre un homme si peu prompt à juger, à condamner... (voir les passages sur la prison des femmes après la Libération (p.163 dans l'édition Grasset), ou sur cette femme veuve d'un homme fusillé pour collaboration (p.297), ou encore sa condamnation de la méchanceté de Gide lisant sa préface à Armance devant un impuissant notoire (p.295))).

Vers déclamés, Hugo, Claudel, Péguy, Mallarmé...
Je colle des bribes, mais elles n'ont pas été prononcées dans cet ordre.
— Il faut retrouver le premier vers et ensuite tout vient... Je connaissais toute la Présentation de la Beauce à Notre-Dame de Chartres. Hugo c'est facile, ce sont des procédés réthoriques... Ce qui est difficile avec Péguy, c'est que cela change à peine, c'est cela qui est difficile. Quand j'étais à l'hôpital après mon opération j'occupais mes après-midis à reconstituer les poèmes que j'avais appris.

— Ce toit tranquille, où marchent des colombes, / Entre les pins palpite, entre les tombes; / Midi le juste y compose de feux (et je pense à une erreur que je fis autrefois en copiant du RC)... Les mots se cherchent, tremblants, hésitent, parfois coulent librement: Ouvrages purs d'une éternelle cause. Il faut dire "Ouvrages | purs d'une éternelle cause"; "Ouvrages purs | d'une éternelle cause", ça ne voudrait rien dire... Zénon! Cruel Zénon! Zénon d'Êlée! / M'as-tu percé de cette flèche ailée / Qui vibre, vole, et qui ne vole pas! / Le son m'enfante et la flèche me tue! / Ah! le soleil . . . / Quelle ombre de tortue / Pour l'âme, Achille immobile à grands pas! (Oserai-je avouer que je connaissais ces vers sans en connaître la source?) Le vent se lève! . . . il faut tenter de vivre! / L'air immense ouvre et referme mon livre, / La vague en poudre ose jaillir des rocs! / Envolez-vous, pages tout éblouies! / Rompez, vagues! Rompez d'eaux réjouies / Ce toit tranquille où picoraient des focs!
Jean se tourne vers moi et précise: "Foc, f-o-c, pas p-h", et j'ai envie de rire.

— Les trois dernières semaines de mon service militaire j'ai lu La Recherche et j'essayais d'apprendre les poèmes de Mallarmé... A la fin je n'étais pas bien vaillant, je devais peser cinquante-trois kilos.

— La Vendée aurait dû s'appelait les deux-Lays comme il y a les deux-Sèvres, mais les députés du lieu étaient très laids et l'on a craint qu'ils y voient une allusion, alors le département a pris le nom de Vendée, ce qui crée une confusion avec la Vendée historique, celle de la révolte royaliste. Mais je ne crois pas qu'il ait jamais existé de région de ce nom, c'était le Poitou, la Marche.

Que choisir pour sa vieillesse, où s'établir, région de France et mode de vie. Question sans réponse. J'entends cette remarque qui m'enchante par sa spontanéité: «Ma mère était très heureuse en maison de retraite. Elle disait: "Moi qui ai servi les autres toute ma vie, maintenant on me sert!"»
Je n'y aurais jamais pensé.

Je dors.

Nantes, un café, une caisse de livres, je feuillette religieusement la transcription du cahier 54 de Proust.
Retour, il y a énormément de monde sur l'autoroute, la conversation prend un tour plus familial. Qu'est-ce qu'une vie, que faire, jusqu'où pouvons-nous ou devons-nous intervenir dans la formation (au sens large) et dans la vie de nos enfants?
Chartres, une dernière cigarette, je reprends la route, rock métal sur France-Musique, un dimanche soir ah bon, mais ce n'est pas désagréable. Dommage, beaucoup trop de noms, je confonds tout inévitablement, à la fin d'un morceau je ne sais plus si le présentateur parle du chanteur précédent ou du suivant.
Note mentale concernant un livre écrit par un rockeur («Pour ceux qui savent l'anglais, très intéressant, très fin, très drôle, ça nous change des habituels livres des rockeurs d'un ennui infini» se lâche le présentateur): Things the Grandchildren Should Know de Mark Oliver Everett.

Je me perds dans Tigery.
Je suis rentrée.



1 : Note à Demeures de l'esprit France Sud-Ouest.

Bulletin de santé

Paul va vraiment mal. Signe de son trouble, de son essouflement et de sa fatigue, il me vouvoie, alors qu'il était passé au tutoiement depuis au moins cinq ans.
Ce soir j'ai compris qu'il ne souhaitait pas que je le rappelle : « Je vous appellerai quand j'irai mieux ».

Il me reste à lui écrire.


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Je relis cela huit ans plus tard jour pour jour, en 2018.
Je lui en ai voulu. Je ne sais plus si je lui ai écrit.
Il a rappelé, quand ? en février, en mars ? Il a laissé un mot sur mon répondeur… et je n'ai pas rappelé. Je ne suis pas allée le voir à l'hôpital. Je ne l'ai pas revu avant sa mort.

Cela me hante. Cela n'est pas rattrapable.

Inquiétude

Paul ne va pas bien. Voilà deux fois de suite qu'il décommande un rendez-vous, ce n'était jamais arrivé en dix ans.
Que c'est difficile de constater ce corps qui ne répond plus, raide, somnolent.
Il me dit en riant souhaiter des médicaments efficaces.
Et j'ai le cœur serré car j'ai compris maintenant que passé un certain âge, les médicaments efficaces sont ceux qui vous tuent (et donc on ne vous les donne pas).

Les dents de l'Alzheimer

«Ma mère ne peut plus s'habiller toute seule. Elle met son chemisier à l'envers et enfile ses bras dans les jambes de son pantalon. Quand je lui donne un stylo, elle le tourne dans tous les sens sans savoir quoi faire avec»: l'apraxie fait partie des signes de la maladie d'Alzheimer.

Pour rechercher une apraxie chez ses patients qui ont des troubles de la mémoire, un médecin avait un truc qu'il estimait infaillible: «Imaginez que vous tenez une brosse à dents dans la main et montrez-moi comment vous vous brossez les dents», leur demandait-il. Les patients qui n'ont pas d'apraxie font le geste de tenir une brosse à dents, puis bougent leur poignet de droite à gauche puis de haut en bas devant leurs dents. Les patients qui ont une maladie d'Alzheimer, incapables d'imaginer une brosse à dents dans leur main, font le geste de se brosser les dents avec l'index.

Un jour, questionné par sa grand-mère de 97 ans sur l'Alzheimer, le praticien lui raconte le coup de la brosse à dents: «Essaie, Mamy. ? Tu veux dire comme ça?», réplique-t-elle du tac au tac en faisant mine d'enlever son appareil dentaire et de le brosser. Éclats de rire… Un autre jour, un professeur de physique fait lui le geste de tenir une brosse à dents mais s'arrête, immobile, devant ses dents. «Professeur, montrez-moi comment vous vous brossez les dents! ? Mais, docteur, j'ai une brosse à dents électrique!»

Dr Emmanuel de Viel, rubrique "L'histoire du jour" du Quotidien du médecin du 23 avril 2009
dédié à Chondre et à sa grand-mère.

Coup de vieux

Je déjeune avec Paul Rivière environ une fois par semaine depuis janvier ou février 2000.

A l'origine, l'idée était d'échanger des connaissances ?nologiques (les siennes) contre des connaissances littéraires (les miennes). Nous avons donc tout naturellement commencé par nous rencontré dans un bar à vins, passage Puteaux (rue de l'Arcade), puisque je travaillais boulevard Haussman. Vins au verre ? nous comparions deux vins à chaque repas, j'apportais des échantillons de ma bibliothèque.

Fin 2001, j'ai changé de lieu; j'ai travaillé deux ans à l'angle de la rue Saint-Georges et de la rue des Victoires. Changement de restaurant, découverte de "Chez Georgettes", ses oreilles de cochon aux échalotes et son fontainebleau.

Fin 2003, j'ai atterri rue Washington: nous avons pris nos quartiers au Cercle de l'aviation sur les Champs-Elysées (avec un service détestable, d'une familiarité déplacé, et une cuisine très moyenne. Bizarrement Paul n'y semblait pas du tout sensible. Qu'importe, nous étions seuls dans une immense salle décorée de bouquets extravagants).

Fin 2004, je suis revenue dans le quartier de la Madeleine. Nous avons erré un peu, il fallait trouver un restaurant pas trop cher (même si Paul, un jour que je lui faisais timidement remarquer que j'étais gênée qu'il m'invitât toujours, me déclara royalement que «j'étais son budget cigares» (j'ai le chic pour m'attirer des mots gentils qui sont objectivement des mufleries) (il avait arrêté de fumer quelques années plus tôt)) et pas trop bruyant, Paul devenant de plus en plus dur d'oreille.


Un jour, Linda, la serveuse de notre premier bar à vins, a contacté Paul sur son téléphone portable pour prendre de ses nouvelles. Elle lui a arraché notre clientèle. Linda est portugaise, elle a une cinquantaine d'années, trois petits-enfants, une silhouette de jeune fille.
Aujourd'hui, je ne sais pourquoi, l'air du temps ou ma tête, elle nous a apporté une coupe de champagne juste avant le dessert. Nous l'avons chaleureusement remerciée, lui disant qu'elle avait eu une bonne idée puisque nous avions quelque chose à fêter.

— Ah bon ? Vous êtes grand-mère ?

Tout est relatif

O., neuf ans, contemplant une photo d'identité de ses huit ans :

— J'avais l'air jeune, quand même.

Un demi-siècle de cravates

La femme de Paul est en train de mourir.
Elle était devenue très faible depuis septembre, elle avait si mal à la gorge qu'elle ne pouvait quasiment plus manger. Elle allait chez son médecin qui la renvoyait chez elle avec une tape sur l'épaule et la phrase informulée mais qui tranparaissait sur son visage: «C'est normal à votre âge».
Paul se désolait mais n'arrivait pas à la faire changer de médecin ? «Les faits ne pénètrent pas dans le monde où vivent nos croyances»... En mars elle est entrée à l'hôpital, les examens ont révélé une leucémie. Les médecins ont prescrit des médicaments pour faire dégonfler sa gorge et l'ont renvoyée chez elle en lui conseillant de mener une vie tranquille et agréable.%%%

Paul était en colère, mais également fataliste: «Ils m'ont dit qu'on ne pouvait pas la soigner, que les traitements risquaient de la tuer.»1
La semaine dernière il a annulé un rendez-vous, ce qui a dû lui arriver une fois en sept ans. Sa femme était hospitalisée d'urgence.

J'ai déjeuné avec lui jeudi. Il m'a dit ses craintes, en particulier de la voir souffrir. Il redoute l'acharnement thérapeutique. Il ne se sent pas la force (les forces) d'une hospitalisation à domicile. Il est fatigué.
Depuis combien de temps est-il marié? Il s'est marié pendant la guerre, ou juste après. Cela fait donc au moins soixante ans. Au cours des mois, j'ai écouté beaucoup de récriminations contre sa femme, très bavarde, régentant l'appartement, interdisant l'accès de certaines pièces devant "rester libres pour les enfants" (qui ne viennent jamais), prenant à mon avis sa revanche sur ce mari qui n'a pas dû être très présent durant toutes ces années (Il a arrêté de travailler à 70 ans, me disait-il jeudi. Certains jours il me fait rêver en me racontant ses promenades à cheval quotidiennes au Bois tôt le matin avant d'aller travailler. Non, il ne devait pas être très présent).
Mais tous ces agacements ont disparu depuis septembre, il ne reste que l'inquiétude.

Nous avons parlé d'autres choses, des petites choses quotidiennes. Parce que j'évoquais la difficulté de faire tenir dans les armoires pendant trois semaines ou deux mois (selon les caprices du temps) les vêtements d'hiver et les vêtements d'été, il a ri: «J'imagine! Moi, j'ai toujours mes cravates.»

Périodiquement il essaie de mettre de l'ordre, de classer, de ranger, les papiers, les vêtements, les livres. C'est ainsi qu'il y a deux ou trois ans il m'avait parlé de ses cravates: cinquante ans de cravates, toutes de marque. Qu'en faire?
— Hermès coûtait cher, j'ai peu de cravates Hermès, précise-t-il.
— Mais il y en a beaucoup, au total?
— Je ne sais pas, deux cartons. Voyons…
Il se tait, estime: — Peut-être deux cents?

Que faire de toutes ces cravates? Qui a une idée?


Note
1 : Le risque de cancer se multiplient après 70 ans (une personne sur trois meurent du cancer après cet âge) mais les personnes âgées sont cinq fois moins représentées dans les essais cliniques, on ne sait pas et on essaie peu de les soigner. Voir ici un article de vulgarisation.

Le Chevalier à la rose

J'avais pris des billets pour cet opéra un peu par hasard, pour la valse et pour Richard Strauss. J'ai lu avec curiosité les billets des blogueurs musiciens m'ayant précédée.

J'ai été un peu déçue par les voix, souvent couvertes par l'orchestre. En lisant le billet de Laurent, je me dis que je suis sans doute sévère. Mais tout de même... il me semble que les voix ont mis longtemps à se chauffer. Cependant elles étaient à leur meilleur dans les moments les plus émouvants ou les plus dramatiques, comme si les chanteurs portés par leur rôle trouvaient alors de nouvelles ressources. L'aspect liquide des miroirs, la salle renvoyée à elle-même en ouverture et à la fin, la qualité labyrinthique des plis du décor, m'ont énormément plu.

A regarder évoluer la noblesse inaltérable face à la noblesse décadente, la bourgeoisie plus digne que celle-ci mais la confondant avec celle-là, il m'a semblé assister à l'illustration de certains des chapitres de Mensonge romantique, vérité romanesque que je suis enfin en train de terminer.

La Maréchale m'a fait penser à une réflexion de Tlön (ou à Tlön rapportant les propos d'un autre blogueur, plus exactement) concernant les photos de Zohiloff : «Il a une façon très émouvante de photographier les femmes entre deux âges.»

Défaite et dignité, fragilité, sensation intime du temps qui passe.

Retour

Rentrés à 4 heures du matin. Il fait 17° dans la maison. Allumé le chauffage.

Il manque une chatte (sur deux). En revanche, la chatte des voisins a élu domicile dans la maison, je n'ai pas encore réussi à la faire sortir.

Bonne surprise, la maison était à peu près en ordre quand nous sommes partis, ce qui est rare (cela est dû à une invitation que nous avions lancée et oubliée : la veille de notre départ, notre ami O. appelle et demande innocemment : «Faut-il que j'apporte quelque chose ce soir (ie, vin, dessert)?» Euh… pourquoi tu viens? Bref, panique à bord, ménage et rangement en deux heures de temps (c'est à peu près tout ce qui peut m'amener à faire attention aux contingences matérielles. Il y a belle lurette que j'ai décidé de les négliger).
Finalement, c'est bien.

A peine arrivée, j'ai ouvert Rannoch Moor que je n'avais pas emporté en vacances («Mais qu'est-ce que tu fais?») : en feuilletant l'anthologie poétique de Gide dans la Pléiade chez un ami, j'avais trouvé la phrase suivante de Corinne de Mme de Staël en exergue à un poème de Jules Laforgue (Complainte des débats mélancoliques et litéraires) : «On peut encore aimer, mais confier toute son âme est un bonheur qu'on ne retrouvera plus.» J'étais persuadée d'avoir lu cette phrase dans Rannoch Moor, mais où?1 2

Cherché dans les alentours de la page 142. Rien. Peut-être voir du côté du voyage en Écosse? (Je sais, tout cela ne fait que prouver que ce "repérage" des livres est illusoire : ce n'est jamais ce qu'on cherche qui s'y trouve. Je ne suis pas si naïve, je l'ai toujours su. Mais c'est aussi parce qu'on sait bien mieux ce qui s'y trouve qu'on est toujours en train de chercher autre chose. Ça n'a au fond pas grande importance, tout cela n'est jamais que prétexte et encore prétexte.)

Matin.
Bu un thé. Gratté la tête du chat. Constaté un peu désabusée que je reçois désormais des catalogues qui proposent des ceintures de maintien, des charentaises et des protections pour énurétiques. Musé un instant sur les services marketing de ces sociétés par correspondance. Ce ne doit pas être très amusant d'y travailler.

Détail : la seule carte postale dans le courrier est due à une erreur du facteur (erreur de ville). Je la reposterai demain.


Notes
1mise à jour le 06/05/2007 : cette phrase se trouve p.216 d'Été.
2mise à jour le 03/01/2008 : Corée l'absente, p.554.

Vieillir

Paul Rivière a 86 ans. Je l'ai rencontré en janvier 2000, lors d'une manifestation quelconque d'anciens élèves (nous avons fait la même école). Nous déjeunons ensemble environ une fois par semaine. Au départ, il s'agissait d'échanges pédagogiques : je lui parlais de livres, il me parlait de vins. Peu à peu nous avons simplifié le déroulement des déjeuners : nous parlons de tout, et nous buvons.

Mercredi, il m'apportait une boîte de petits Monte-Cristo et une page découpée et volée le matin-même dans un Point de vue chez son dentiste. (Cela n'a l'air de rien, mais pour la première fois de sa vie l'automne dernier il a franchi sans ticket le portillon du métro. J'ai une très mauvaise influence sur lui).

J'avais vu la fois précédente qu'il lisait le livre de Benoîte Groult, La Touche étoile, et je lui avais demandé de me le prêter. En effet, pendant les vacances de Pâques j'avais entrevu quelques minutes une émission de télévision (de Laurent Ruquier?) où Benoîte Groult avait répondu à une fadaise quelconque de Valérie Mairesse : «70 ans? Mais c'est la jeunesse de la vieillesse!»
Je suis sûre que c'est vrai. A 86 ans, on doit avoir l'impression d'avoir loupé le coche à 70. J'ai tellement l'impression de l'avoir loupé à 25 que je ne veux pas recommencer la même erreur, je veux savoir ce que j'ai à perdre, je veux des témoignages : qu'est-ce que ça fait, vieillir? Que possédé-je aujourd'hui que je ne sais pas que je possède?

En fait, il y a très peu de témoignages. Personne n'en parle vraiment. A fréquenter Paul Rivière, je me rends compte que lui n'a personne à qui en parler, personne que ça intéresse, personne avec qui faire le double mouvement d'oublier en parlant d'autre chose (principalement de ses souvenirs, mais pas seulement) et de parler, parler du corps qui se dégrade (il a perdu son appétit dernièrement, et me dit en riant qu'il a retrouvé la ligne de ses vingt ans), parler du classement des papiers, de l'appartement qu'il range; et nous ne l'évoquons pas, mais nous savons bien qu'il s'agit de préparer le travail des héritiers, de ceux qui devront "vider la maison de leurs parents"; et je lui donne des conseils, Dieu me pardonne, je lui dis que garder en fonction de ce que j'aurais aimé que mes grands-parents fissent. Que cela doit paraître glauque à lire, et pourtant : c'est utile, il est content et je suis intéressée, nous pouvons évoquer des problèmes que les gens autour de lui éludent. Car comment oser répondre à quelqu'un quand c'est sa mort qu'il organise ? J'ai parfois l'impression que le monde va s'écrouler autour de nous tant me semblent impossible ces conversations, parler de la mort avec quelqu'un de 86 ans prend une dimension monstrueuse que cela n'a pas quand on discute ou réfléchit avec quelqu'un de 40, 50 ou 60 ans : c'est de la sienne que nous parlons et nous le savons tous les deux; parfois je me demande comment il se fait que nous ne nous mettions pas, chacun pour une raison légèrement différente, à trembler ou hurler de terreur.

A la question « Comment abordez-vous ce cap des 90 ans que vous allez franchir ?», Paul Ricœur répondait: «Je le vis tranquillement. La phrase qui m'accompagne toujours, c'est "être vivant jusqu'à la mort". Les dangers du grand âge sont la tristesse et l'ennui. La tristesse est liée à l'obligation d'abandonner beaucoup de choses. Il y a un travail de dessaisissement à faire. La tristesse n'est pas maîtrisable mais ce qui peut être maîtrisé c'est le consentement à la tristesse, ce que les Pères de l'Église appelaient l'acédie. Il ne faut pas céder là-dessus. La réplique contre l'ennui, c'est d'être attentif et ouvert à tout ce qui arrive de nouveau.» (entretien donné au Cahier de l'Herne)


Le livre de Benoîte Groult, j'ai le regret de devoir l'écrire, n'est pas très intéressant. Il se parcourt de l'œil, tout juste trouve-t-on sa plume batailleuse revigorante. Deux passages, qui constituent pratiquement in extenso ce qu'il y a à retenir de ce livre (non, il a également de "beaux" passages sur l'avortement, sur "cette fatalité féminine" de ''tomber'' enceinte potentiellement chaque mois):
Qui se souvient ici-bas qu'elle s'appelle Germaine ou Marie-Louise? Et qu'elle est toujours la petite fille d'autrefois qui flotte dans une peau distendue? Et qu'est-ce d'ailleurs un vieux monsieur sinon un galopin à moustaches qui voudrait toujours et encore jouer à touche-pipi?
Moi, Moïra, moi, leur destinée, je ne me lasse pas de leur capacité d'enfance. Ce n'est pas méritoire d'être jeune quand on est jeune, on ne sait rien faire d'autre. Mais le tour de force que ça représente d'être jeune quand on ne l'est plus, ça me tire des larmes. Salut, les acrobates! Car les enfants, malgré des fulgurances, ne sont que des enfants. Eux, les vieux, cumulent tous les âges de leur vie. Tous ceux qu'ils ont été cohabitent, sans compter ceux qu'ils auraient pu être et qui s'obstinent à venir empoisonner le présent avec leurs regrets ou leur amertume. Les vieux n'ont pas seulement soixante-dix ans, ils ont encore leurs dix ans et aussi leurs vingt ans et puis trente et puis cinquante et en prime les quatre-vingt piges qu'ils voient déjà poindre. Et tous ces personnages qui récriminent, qui vous font reproche et n'ont jamais eu la part assez belle, il faut savoir les faire taire.

Benoîte Groult, La Touche étoile, p.13


Je voudrais comprendre comment l'amour et le respect des vieux, si puissants dans l'Antiquité, dans les civilisations africaines ou indiennes et même encore en Europe au siècle dernier, ont pu sombrer dans notre société moderne et ce qu'il adviendra quand ces vieux survivront jusqu'à cent vingt ans, ce qui ne saurait tarder?
Le problème, c'est que pour écrire valablement sur la vieillesse, il faut être entré en vieillesse. Mais dans ce cas, elle est aussi entrée en vous et vous rend peu à peu incapable de l'appréhender. On ne saurait traiter du sujet que suffisamment âgé… on n'est capable d'en parler que si toute jeunesse n'est pas morte en vous.
Je suis, me semble-t-il, à l'intersection de ces états, me considérant bien sûr comme l'exception dont je parlais. Assise, j'ai soixante ans. Debout, je me tasse un peu, d'accord, mais ma démarche reste alerte. Je suis insoupçonnable en terrain plat. C'est en descendant un escalier que je deviens septuagénaire. Je le descends avec ma tête car je ne fais plus confiance à mes jambes. Ces quelques dixièmes de seconde d'hésitation avant chaque étape d'un mouvement instinctif qu'il faut désormais décomposer, dénoncent l'atteinte irrémédiable.
Chez moi, ce sont les amortisseurs qui ont flanché les premiers. Je n'ai plus que des bouts de bois dans les jambes, sans lubrifiant, ni ressorts. Le bois est bon, la densimétrie le prouve. L'ennui, c'est que les articulations n'articulent plus. Et comme les pieds ne sont pas des pneux, je roule sur les jantes. Et quand la route est pentue, je ressemble à ces petits jouets en bois articulés qui descendent un plan incliné avec des mouvements saccadés. Mon Dieu! La souplesse! Je n'avais jamais considéré la souplesse comme un bien inestimable. Toutes les priorités se modifient. C'est aussi une découverte que l'on fait car, contrairement à une opinion répandue, la vieillesse est l'âge des découvertes.

Op. cité, p.27
L'article que Paul a volé pour moi est un portrait de Benoîte Groult :
Enfoncée jusqu'aux aisselles dans une combinaison de pêche, la hotte en bandoulière et le filet à la taille, une octogénaire patauge avec délices dans les algues de la baie de Derrynane, au bout du monde. Hier, le brouillard celtique avait effacé ce coin d'Irlande, au fond de l'Anneau de Kerry. Ce matin, l'univers a réapparu avec le soleil. L'écrivaine Benoîte Groult a suspendu pour une semaine interviews et émissions de télé pour se consacrer à la seule chose qui vaille vraiment : la pêche à la crevette.
A 86 ans, elle a renoncé au ski et à la bicyclette, mais pas à traquer le bouquet royal. Fouillant énergiquement les touffes de laminaires avec son haveneau, elle peste contre la maigreur de ses prises. «L'été, elles sont trois fois plus grosses.» Alors elle brandit sa pelle et s'attaque aux palourdes, qui ont la maladresse de se signaler par deux petits trous jumeaux dans le sable. […]

Point de vue, mai 2006 (sans doute. Je n'ai pas la date exacte)

— Tu as déjà pêché la crevette? me demande Paul, prêt à partir dans ses souvenirs.
— Non.
Il me regarde attentivement:
— Oui, je vois bien que ça ne te dit rien. Tu es une terrienne !
Il rit.
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