Alice du fromage

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Billets qui ont 'Pologne' comme autre lieu.

samedi 19 août 2023

Lituanie, Lettonie

Petit déjeuner somptueux — le plus beau que j'ai jamais vu, reprenant les goûts anglais, américains, suisses, français, grecs, sans compter ceux que je n'ai pas reconnus.

Départ.
Nous n'avons pas l'habitude du monde. Nous voyageons peu, le plus souvent à des dates décalées sur des routes départementales. Les autoroutes de France sont-elles aussi chargées? C'est le week-end, y a-t-il des pendulations hebdomadaires en Pologne? Il y a beaucoup de monde et les Polonais ont une conduite à la française, agressive et dangereuse. Ils ont tous l'air terriblement pressés, conduisent beaucoup trop près, ne stabilisent pas la vitesse sur une des voies. Impossible de conduire au régulateur, la vitesse change tout le temps. On rencontre le même problème qu'en France: deux ou trois voies avec des vitesses beaucoup trop proches, difficile de dépasser. Se rabattre et laisser passer les plus rapides est une des clés d'une conduite aisée sur autoroute. Ici, même se caler à cent dix ou cent vingt est impossible.

A partir de Varsovie (j'ai traversé la Vistule! Ô nom magique des grands fleuves — j'ai dans la tête Cendrars et le Transsibérien) il devient évident que certains partent en week-end ou en vacances, sans doute vers Gdańsk (Dantzig, le couloir de Dantzig entre deux-guerres (et le risque que tout cela recommence avec Kaliningrad) ou Gdańsk et Solidarność la crainte et l'espoir à la maison, crainte maintenant je le comprends plus forte des adultes qui se souvenaient de Budapest et Prague — voyage dans la mémoire autant que dans le paysage) et la Baltique. Longtemps je suis une Jeep avec un magnifique canoë style pirogue indienne «comme dans les films» sur le toit.

Les voitures ont changé, davantage de SUV, davantage de Mercedes en Pologne qu'en Allemagne, ai-je l'impression, quelques voitures françaises. En quittant Lodz nous avons indiqué Tallinn sur Waze : mille cent cinquante kilomètres, douze heures de route. Nous avons l'impression que ça bugue, les kilomètres ne descendent pas, l'heure avance… Nous remplaçons cette destination ambitieuse par quelque chose de plus encourageant: Kaunas, qui nous permet d'être sûrs de prendre la bonne route. Bifurcation vers Łomża, «on va quitter l'autoroute, on va être plus tranquille, ça va davantage nous ressembler, on sera bien».
Et donc route plus étroite avec autant de monde, ralentissements. «Je crois que c'est dans ce coin que mes parents viennent voir les bisons» (vérification faite, c'est plus à l'est, à la frontière de la Biélorussie). Nous traversons quelques villages et Łomża. Sans connaître la langue, sans s'être renseigné sur rien, tout cela est incompréhensible: comment vivent les gens ici? Pourquoi s'être installés ici? Quel temps fait-il l'hiver? Où sont les écoles, les lycées? D'un autre côté, tout est très familier: les mêmes fleurs des champs, les mêmes arbres, le même style des immeubles de bureau.

Et soudain, après un rond-point compliqué, une autoroute vers le nord. Elle est toute neuve, n'existe pas vers le sud, n'est pas connue du GPS de la voiture. Nous sommes seuls. Nous roulons vers le nord. «Ça permettra à la Russie de nous envahir plus vite. Ou l'inverse».
A midi, arrêt vers ce qui est peut-être la dernière station-service avant la frontière. Pins de soutien à l'Ukraine (je regrette de ne pas en avoir acheté un) et magazine gratuit avec une jolie militaire en couverture. A l'intérieur, article, «la spectaculaire rénovation de l'armée polonaise» (oui, je lis le polonais quand les mots ont 80% de lettres en commun). H. me raconte que la Pologne a remis au goût du jour les défilés militaires et a récemment exposé les armes achetées à la Corée du sud.
Ce n'est pas pour rien que je voulais voir les pays baltes: combien de temps cela va-t-il tenir?

Passage de la frontière. Désolation. L'autoroute s'arrête, la route devient une départementale défoncée, quelques grands bâtiments blancs en train de lentement retourner à la poussière autour de parkings où s'éparpillent des semi-remorques. La queue des camions est cette fois-ci dans le sens Lituanie-Pologne, ouf. La route est très mauvaise, la file des voitures ininterrompue et les travaux commencent. Les Lituaniens sont en train de construire une autoroute. Le bizarre est qu'elle ne paraît pas avancer au fur à mesure, mais être en cours partout à la fois, terre damée, murs anti-bruit montés, engins de chantiers monstrueux et abandonnés (parce que c'est samedi?). Peut-être que toutes les autoroutes sont construites ainsi, et non comme l'avancée des rails sur la prairie dans les westerns? Après tout je n'en sais rien. Des kilomètres et des kilomètres de travaux. Une file, cinquante à l'heure, «mais regarde, la prochaine fois qu'on viendra, si on revient, cela n'aura plus rien à voir. C'est un moment à ne pas manquer».

Travaux, routes départementales, nous n'avançons pas, «je ne comprends pas, selon mes calculs, il manque cent kilomètres». Nous analysons le trajet et soudain j'ai une idée: n'aurions-nous pas changé de créneau horaire? Aux horloges nous sommes une heure plus tard, ce qui renforce notre impression de ne pas avancer. Nous sommes passés en Lettonie (espace Schengen, passage marqué par un panneau et le changement de l'enrobé routier), nous n'irons pas beaucoup plus loin ce soir. Direction Riga; avec difficulté je trouve une chambre, tout paraît plein.
Malgré tous ces désagréments, on est bien. L'air est doux, le paysage tranquille; il rappelle la Sologne, pins et bouleaux. Comme nous ne sommes plus ni sur autoroute, ni sur un chantier, nous voyons des maisons, croisons des villages. Le paysage redevient humain.

Arrivée à Riga dans le soleil déclinant, la Daugava magnifique. Rues larges, immeubles hauts, très décorés (Art nouveau, disent les guides). C'et charmant, même si nous sommes trop fatigués pour vraiment apprécier.
Chambre dans un hôtel tranquille, sans doute un immeuble rénové, au plafond haut. C'est joli, fonctionnel, pratique, avec un je-ne-sais-quoi de grandeur passée dans la décoration soignée. Comme je le pressentais, pas de clim, il faudra choisir cette nuit entre la chaleur et le bruit, laisser ou pas les fenêtres ouvertes (ce fut souvent le cas en 2017 dans notre tour d'Europe).
La cour intérieure laisse voir les façades d'autres immeubles, terriblement dégradées.

Nous sortons pour aller dîner dans un pub tchèque dans notre rue repéré par H. Des roses au sol attirent mon regard, je regarde: c'est un monument aux victimes du KGB.

monument aux vicitmes du KGB - Riga


«Dans cet immeuble, durant l'occupation soviétique, l'agence de sécurité d'Etat (KGB) emprisonna, tortura, tua et humilia moralement ces victimes.»
La progression dans les verbes laisse à penser.

Repas léger de poisson. H. propose de rester ici, je vais réfléchir. Retour. Je sombre dans le sommeil.

vendredi 18 août 2023

Puis la Pologne

Autoroute, autoroute, autoroute. En sortant de Gießen, H. choisit de rejoindre la Pologne par Dresde plutôt que Berlin: «comme ça on évitera les bouchons autour de Berlin.»

Et donc nous eûmes les bouchons de Dresde.

Comment ne pas visiter un pays? En le traversant par autoroute. Mais on apprend des choses malgré tout. La conduite allemande n'est pas agressive, vous n'avez jamais un type qui colle à votre capot à cent trente kilomètres/heure pour que vous le laissiez passer. Les distances de sécurité sont respectées et c'est très agréable. En revanche, une voiture qui arrive derrière un camion n'hésite jamais à déboiter, à la limite de la queue de poisson (d'un point de vue français). Autre spécialité, le camion qui en double un autre dans une côte, faisant ralentir toutes les voies.

Comme d'habitude il y a des travaux, régulièrement des travaux. Imaginons des travaux sur un axe ouest-est: en France les deux ou trois voies deviennent une, et l'axe est-ouest n'est pas affecté. En Allemagne, les voies est-ouest sont rétrécies, de façon à créer deux voies rétrécies ouest-est. Bien mieux, ces deux voies sont nettement séparées par un terre-plein et les véhicules se partagent, voie de droite les camions et les voitures qui souhaitent emprunter une sortie, voie de gauche les voitures plus rapides.

En approchant de Dresde (vingt kilomètres, trente? je ne sais pas, puisque comme je ne m'y attendais pas, je n'ai pas fait attention), la quantité de camions devient phénoménale. Ils se suivent sans discontinuer sur la file de droite, c'est très impressionnant.
Le lendemain (moment où j'écris), nous tenterons une estimation: si un camion fait quinze mètres (trois voitures par camion), il faut six camions pour cent mètres, soixante camions par kilomètre. Y avait-il trois kilomètres ou dix kilomètres de camions (que nous avons doublés par la voie de gauche due aux travaux)? cent quatre vingt à six cent camions, «c'est plus une fourchette, c'est un éventail.»

Autre particularité allemande: le break. L'Allemand préfère le break au SUV, et je suis d'accord avec lui.
Echantillon sur l'aire d'autoroute où nous sommes arrêtés, près de Bautzen-Bolbritz: une Honda, une Skoda, une BMW, une Vokswagen, une Ford.

cinq breaks sur une autoroute allemande


Dresde, Görlitz, nous passons en Pologne. (Franchissement de la Neisse, ce voyage fait prendre chair à mes cours d'histoire du lycée.) Quelle limitation de vitesse? 120 km/h paraît-il, mais si c'est vraiment le cas, personne ne le respecte. Nous nous adaptons au flux.
Lorsque j'étais au lycée, le symbole de la puissance américaine était le coca-cola, l'exemple donné pour expliquer «l'offre crée la demande». Le long des autoroutes de Pologne, c'est MacDonald et KFC: immenses panneaux publicitaires dans les champs et l'une ou l'autre enseigne systématiquement associée aux stations-services.
De l'autoroute, le pays est vide, très peu de toits ou de bétail dans les champs. Forêts de pins au tronc plus foncé que les pins landais.

Abrégeons: peu avant Breslau, au croisement de la A4 et de la A8, nous jouerons de malchance: travaux, bouchons, accident, violent orage. Petit détour dans le but de couper à travers les bouchons et rejoindre l'autoroute une entrée plus loin. Détour amusant dans le village du coin sur une route pavée. Pas sure que cela ait servi à grand chose.

Notre but était Varsovie, nous avons perdu une ou deux heures sur la route, nous sommes moites et gluants, le coucher du soleil est prévu à vingt heures, nous décidons de nous arrêter à Łódź (prononcé Voutch, nous a dit mon père). Les abords de la ville sont étonnants, pleins de barres d'immeubles plus ou moins pimpantes, plus ou moins délabrées, la chaussée est déformée, bordée de flaques d'eau (un autre orage?), les trams sont rouges et jaunes. Nous suivons la route qui nous mène jusqu'à l'intérieur de la ville, nous ne savons pas où nous sommes, hauts immeubles de bureau carrés, je vois «Katedra»: «suis ça, ça nous amènera au centre».
Cela ne nous a pas amené au centre mais devant la cathédrale. Une recherche internet plus tard, nous sommes à l'Holiday Inn du coin. C'est une solution de facilité, rien de typique, mais nous avons eu une journée éprouvante et j'ai envie d'une clim et de gens qui parlent anglais. Nous nous garons dans le parking de l'hôtel, entre des voitures luxueuses surveillées par les immeubles décatis alentour. Ce côtoiement de richesses et de délabrement nous laisse perplexes. Est-ce plus sain que de rejeter les logements sociaux au loin?

Très belle chambre, bon restaurant à l'hôtel. En entamant nos dumplings (piroguie? raviolis?), H. et moi échangeons un regard: lui le mi-yougoslave, moi la mi-polonaise, nous avons le même souvenir d'enfance, le même souvenir d'assaisonnement d'une farce très fine. C'est très réconfortant.

**********

Journée compliquée. Sentiments compliqués envers la Pologne. Tout ce que j'en connais, c'est par Shoah de Lanzmann. La famille s'attend à ce que j'aille voir tel ou tel village où s'est marié ma grand-mère ou que je rende visite à une cousine, mais ce que je souhaiterais, c'est une ou deux semaines, seule, de pélerinage, à ressasser l'éternelle question sans réponse: «que s'est-il passé?»
Après seulement je pourrai m'occuper des vivants.
Mais je ne peux pas expliquer ça, ça ferait de la peine ou même, ça vexerait.

mercredi 22 septembre 2021

Des nouvelles de la Lituanie

Maman : Finalement on jette l’éponge, ce matin à 6h vérification de nos papiers par la police, des camions militaires pas la peine de chercher les ennuis. On arrive à Varsovie.On compte visiter. Bises
Moi : Vous n’allez pas essayer de remonter vers la Lituanie ?
Il faut un visa ?
Maman : Regarde la carte la Lituanie est pile à côté de la Biélorussie et le passage est tout petit entre la Biélorussie et la Russie. De plus la Russie est en train de faire des grandes manœuvres militaires à sa frontière….
Moi : J’ai regardé avant d’envoyer le sms. C’est petit, mais si c’est autorisé…
Maman : Papa ne comprenait pas tout mais on a vu des images surprenantes à la télé qui faisaient peur
La Russie, des grandes manœuvres militaires à la frontière de la Pologne, «des images qui faisaient peur.» C'est bizarre que rien ne filtre en France. Je l'écris ici à toutes fins utiles, comme témoignage.

mardi 21 septembre 2021

Des nouvelles de la Pologne

Mes parents sont partis en Pologne il y a une dizaine de jours. Aujourd'hui je reçois ces sms :
Très déçu on ne peut pas aller à Bialowieza c’est dans le périmètre de 3km avec la frontière de Biélorussie
[…]
C'est la dernière forêt primaire d’Europe. Les derniers bisons d’Europe. Le village en lui-même est minuscule
[…]
Militaires bottés partout! Nous somme dans.hôtel sympa à Narewka. Heureusement papa se débrouille bien en polonais et a pu avoir des renseignements. En plus on a vu des images à la télé
[…]
Narewka est à 10km de la frontière au nord de la forêt on a pu faire une belle marche. On va essayer de recommencer demain. En fait le gros des troupes est à la frontière on les voit juste y aller. On est prudents! Bises
Donc il y a des mouvements de troupe entre la Pologne et la Biélorussie.
Ce n'est pas rassurant.

samedi 3 août 2019

Retour de Pologne

Visite chez ou à mes parents. J’avais comme résolution d’y aller tous les mois ou tous les deux mois; j’ai mis du temps à comprendre qu’avec les entraînements d’aviron ce n’était pas possible et qu’il fallait que je pose des jours pour ce faire (d’où la tentative avortée ici).
Bref, je n’y suis pas allée depuis leur voyage en Pologne au printemps.

Maman me raconte les visites à la famille, je me perds un peu mais je comprends que la cousine venue en France est fâchée avec une partie des tantes et cousines et que mes parents se sont trouvés dans la situation délicate et non préméditée de l’entraîner chez des gens auxquels elle n’avait pas parlé depuis des années; brouilles à base de «il est venu chez moi et pas chez toi; il t’a salué et pas moi», tous ces milliers de signes qui interprétés défavorablement (et parfois à juste titre — mais pas toujours) font les brouilles les plus cimentées.

Elle me montre des objets et me raconte l’origine de leur acquisition et je pense au début de Cent ans de solitude: «tu devrais écrire ces histoires et les mettre en étiquette aux objets pour que tout cela ne soit pas oublié» — mais je ne suis pas sûre qu’elle m’ait prise au sérieux alors que je l’étais.

Elle me montre une impressionnante photo d’eux deux devant un chêne: le tronc est si large qu’il déborde de chaque côté (un mètre vingt de diamètre?), on dirait un séquoia. Elle me donne une autre version de «les Polonais coupent la forêt primaire» que j’ai rencontrée sur internet: les conifères (certains conifères) sont malades, araignées rouges, les Polonais souhaitent les couper pour stopper l'infestation mais on le leur interdit, ce qui fait que la maladie gagne. Où est la vérité? Sans doute un peu des deux, je suppose.

Papa est remonté à bloc et prépare déjà un prochain voyage: Gdansk, les lacs de Maurice, la Lituanie, Saint-Pétesbourg («mais c’est loin». Oui certes, pour ma part je n’envisage pas ça en partant de la maison, mais de Varsovie en louant une voiture), il déborde d’idées. Dommage que nous n’ayons pas la même façon d’envisager la vie et qu’il nous soit donc impossible de voyager ensemble, car ce programme m’enchante.

vendredi 5 avril 2019

Chez mes parents

Nous arrivons chez mes parents dans l'après-midi. Je voulais passer chez eux avant qu'ils ne partent en road-trip pour la Pologne.
Nous n'avons pas du tout la même conception du voyage qu'eux: tandis que plus nous roulons plus le but recule car je trouve toujours de nouveaux centres d'intérêt et détours, leur voyage est chronométré à la demie-heure près. Je suppose que cela rassure ma mère; pour ma part ça m'oppresse.

Je regarde la Pologne en forme de patate. Ils vont quasi en faire le tour pour aller visiter la dernière forêt primaire (avec l'espoir de voir des bisons) puis descendre dans le sud voir la famille de papa. J'en profite pour repérer Treblinka, le site que moi j'irais voir en priorité en Pologne (mais ça, je ne le dis pas, je n'en parle jamais. Je pense que j'aurais beaucoup choquée ma grand-mère): 80 km de Varsovie, je n'aurais jamais imaginé que ce soit si près.

Une plante dans le salon :
— Qu'est-ce que c'est?
— Un caféier. J'ai planté un grain de café ramené du Costa-Rica.


2019-0406-cafeier.jpg


Nous discutons jardin et oiseaux. Je pensais que nous n'avions plus de vers de terre dans le jardin car je ne voyais plus de merles: non, c'est que les merles ont été malades et ont quasi-disparus.

dimanche 7 décembre 2014

Souvenirs géographiques

Week-end chez mes parents en présence de ma tante maternelle qui cherche la tombe d'un de ses oncles tué en Albanie durant la première guerre mondiale (relique familiale: le portefeuille troué de la balle mortelle). Le lieu présumé de sa mort, Voskopojë, semble de toute beauté (toujours cet étonnement qu'un lieu mythique ne soit finalement que terrestre. Je me souviens de ma surprise et de ma déception, enfant, que franchissant une frontière, ce soit exactement pareil de l'autre côté: dès lors, à quoi bon?)

Je parle de "ma" cuillère. D'après ma mère, elle aurait plutôt appartenu au grand-père de mon grand-père (né en 1911 : la cuillère aurait connu la guerre russo-polonaise de 1831? un arrière-arrière-grand-père né à peu près en 1810? Cela me paraît un peu court: l'arrière-grand-père de mon grand-père?)

Au passage je note ici le nom du village de mes grands-parents paternels: Ozegow (ainsi je ne l'oublierai plus, ou plutôt je saurai où le retrouver). Ce doit être particulièrement sans intérêt: rien sur Flickr.

Dernier lieu: le lac de Constance. Le père de mon grand-père maternel y était cantonné pendant la guerre de 1870 (ça alors! je ne me souvenais absolument pas que cette guerre avait connu des batailles hors du territoire français) et en a ramené deux pipes bavaroises au tuyau en porcelaine.

(On en concluera que les guerres étaient l'occasion de sortir de chez soi.)

jeudi 20 novembre 2014

Pologne

Vu le film de Wajda sur Walesa. Portrait qui ne cherche pas à le flatter, et qui sera à compléter du livre de sa femme, Rêves et secrets. J'entends le "Lekou" diminutif de Lech qui me rappelle le Stachkou, diminutif de Stanislas, que j'ai si souvent entendu crier à travers la cour.

Je sais si peu de choses sur la Pologne. La première fois que j'en ai vu les paysages, c'est dans Shoah, le film de Lanzmann. Ce film a été terrible pour d'autres raisons: certains visages polonais étaient exactement ceux de mon grand-père. Ce que je regardais, c'était un album de famille, et l'état des routes, les chevaux, me rappelaient ce qu'on nous racontait sur la ferme dans les années 50.

Puis Rudnicki, Les fenêtres d'or.

— Mais mémé n'aime pas les juifs !
— Oui, tu ne le savais pas ?

Kieslowsky, Tu ne seras pas luxurieux, et la phrase (lors d'un interview, pas dans ce film): «je pensais ne faire des documentaires qui ne pouvaient intéresser que les Polonais, et puis je me suis rendu compte qu'on était triste ou qu'on avait mal aux dents de la même façon partout dans le monde.»

Puis Wajda, l'un des plus beaux films que j'ai vus, Kanal, un film en noir et blanc dans les égoûts, un film où le noir devient lumière.
Et à la fin les touristes. Auschwitz, encore et toujours, mais cette fois-ci, à l'époque contemporaine.

Conrad. Souvenirs me ramène au silence de mon grand-père et à l'humour de la branche paternelle. L'introduction de Souvenirs, les guerres russo-polonaises, et cette cuillère que ma grand-mère m'a donnée en me disant que c'était le plus vieil objet de la maison, qu'elle appartenait au père ou au grand-père de mon grand-père qui l'avait avec lui quand «il avait fait la guerre contre les Russes». Mais quelle guerre? Il y en a eu tant. (Trop tard, je ne saurai jamais.)

Puis l'année dernière Szczygiel, Voyage en Pologne de Döblin et cette année Kapuscinski.

Je lui dis que pour nous, Polonais, cette attitude est inconcevable, car une tradition fondamentalement différente nous sépare. Loin d'être des sanguinaires, les rois polonais qui se sont succédé sont pour la plupart des hommes qui ont laissé derrière eux un bon souvenir. A son accession au trône, l'un d'eux a trouvé un pays avec des maisons en bois et l'a quitté avec des bâtisses en pierre, un autre a proclamé un décret sur la tolérance et a interdit d'allumer des bûchers, un autre encore nous a défendus contre une invasion barbare. Nous avons eu un roi qui récompensait les savants, un autre qui avait des amis poètes. D'ailleurs, les surnoms qui leur ont été donnés — le Généreux, le Juste, le Pieux — montrent qu'on pensait à eux avec reconnaissance et sympathie.

Ryszard Kapuscinski, Le Shah, p.70-71, Champs Flammarion 2010.
Est-ce savoir quelque chose de la Pologne? Sans doute pas. Mais je ne sais rien d'autre.

mardi 31 mars 2009

L'alliance

Elle est née le 18 octobre 1913, quelque part en Pologne.
Elle est morte fin juillet 2001, à Vierzon. Les dates de mort m'échappent toujours.
Elle s'est mariée en février 1936, le 8, il me semble. Elle est arrivée en France peu après, seule. Elle venait travailler, gagner de l'argent, avant de repartir en Pologne habiter la maison que pépé avait commencé à construire (il parlait très peu, mais un jour il m'a expliqué qu'il avait commencé à fabriquer les briques pour cette maison avant de devoir partir. Ça m'avait beaucoup impressionnée: fabriquer les briques avant de fabriquer la maison… J'aimais l'idée de faire cuire les briques comme on fait cuire le pain.)
Il l'a rejointe en France, je ne sais pas pourquoi.
La guerre a éclaté, les blocs se sont figés, ils sont restés en France.
Un soir dans la cuisine, alors que nous buvions le tilleul destiné à améliorer leur condition cardiaque, ma grand-mère a découvert que mon grand-père n'avait pas porté son alliance durant la période où ils avaient été séparés, elle en France, lui en Pologne, cinquante ans plus tôt.
Elle lui a fait une scène.

lundi 26 février 2007

Digressions historico-politico-familiales

En sortant de La vie des autres, H. évoque un souvenir d'enfant du début des années 70: sa grand-mère yougoslave naturalisée française, devenant hystérique à la frontière, refusant d'entrer en Yougoslavie où ses enfants l'emmenaient en vacances revoir sa famille. Elle craignait qu'"ils" ne la laissent plus repartir.
J'évoque mes propres souvenirs, le kilo de café envoyé d'urgence en Pologne pour dépanner la famille qui avait emprunté du café à des voisins pour un mariage et n'arrivait pas à s'en procurer pour le rendre, un cousin éloigné de papa qui venait parfois à Vierzon avec sa fille voir ma grand-mère, mais jamais avec sa femme et son fils, qui restaient en Pologne pour garantir son retour. Ce cousin habitait près d'une église désaffectée, la nuit on venait le chercher pour être parrain lors de baptêmes célébrés en cachette. Il était parrain d'innombrables enfants.
Je me souviens de ma découverte du mot apatride («Ça veut dire quoi apatride?») à côté du nom de Martina Navratilova lors des matches de Roland-Garros et de l'horreur que ce mot avait fait naître, apatride, pire qu'exilé, sans aucun lieu pour se poser ou se reposer.
Je méprise les intellectuels occidentaux qui ont supporté le communisme. Je supporte mal un certain anti-américanisme. Quelles que soient les errances d'un président, les actions géopolitiques absurdes, violentes, hégémoniques, de soixante années de politique internationale américaine, on ne peut les comparer à ce qu'ont connu les pays du bloc soviétique, ne serait-ce que parce qu'on peut évoquer tranquillement cette politique brutale sans risquer sa vie (et je reste le souffle coupé devant un film comme Docteur Folamour, sorti en pleine guerre froide, un an après la mort de Kennedy). Les actuelles compromissions des pays occidentaux avec la Russie de Poutine ou la Chine me sont odieuses.

Je me souviens d'un devoir d'histoire en terminale, le professeur avait eu un geste désabusé au moment de la correction: «Personne n'a compris l'enjeu de ce texte, il s'agit d'évaluer la possibilité et les conditions de la réunification de l'Allemagne», je l'avais regardé comme s'il était fou: réunification? mais c'était totalement impossible, comment pouvait-on seulement y songer?
Je me souviens exactement de la première fois où j'ai entendu le mot pérestroïka, j'étais au lit à l'internat, j'écoutais la radio, le doute et la joie se mêlaient, fallait-il y croire, pouvait-on y croire, ne risquait-on pas d'être joué?
Je me souviens de la décision de la Hongrie en septembre 1989, j'étais en formation à Périgueux pour mon premier emploi, je regardais la télévision le soir seule dans ma chambre d'hôtel, le monde entier retenait son souffle. En juin, les étudiants chinois de la place Tian Anmen avaient été écrasés, qu'allait-il se passer?
Je ne comprends pas que Mikhaïl Gorbatchev ait totalement disparu de l'actualité, il est l'homme qui a le plus profondément changé le monde depuis 1945.

Tandis que passe la bande-annonce de Goodbye Bafana, C., 14 ans, demande: «C'est qui, Nelson Mandela?» Mon cœur manque un battement, est-il possible de ne pas savoir qui est Nelson Mandela? Je me souviens du regard de profond mépris de mon voisin en classe de seconde, lycéen sur-politisé comme il y en avait quelques-uns (entourés de quelques filles à longues jupes qui sentaient le patchouli), parce que je ne savais rien du boycott des oranges Outspan.

Parfois j'essaie d'imaginer ce qu'a pu être la décolonisation pour nos parents ou nos grands-parents, ou ce que c'était de vivre avant la seconde guerre mondiale. Le sentiment du monde est incommunicable, il ne peut qu'être imparfaitement reconstitué par recoupements successifs.

mercredi 25 octobre 2006

La cuillère

I unlocked the medecine chest in the second bathroom, and out fluttered a message advising me that the slit for discarded safety blades was too full for use. I opened the icebox, and it warned me with a bark that 'no national specialities with odors hard to rid of' should be placed therein. I pulled out the middle drawer of the desk in the study ? and discoverd a catalogue raisonné of its meager contents which included an assortment of ashtrays, a damask paperknife (described as 'one ancient dagger brought by Mrs Goldsworth's father from the Orient'), and an old but unused pocket diary optimistically maturing there until its calendric correspondencies came round again. Among various detailed notices affixed to a special board in the pantry, such as plumbing instructions, dissertations on electricity, discourses on cactuses and so forth, I found the diet of the black cat that came with the house :
Mon, Wed, Fri : Liver
Tue,Thu,Sat: Fish
Sun: Ground meat
(All it got from me was milk and sardines; it was a likeable little creature but after a while its movements began to grate on my nerves and I farmed it out to Mrs Finley, the cleaning woman.) But perhaps the funniest note concemed the manipulations of the window curtains which had to be drawn in different ways at different hours to prevent the sun from getting at the upholstery. A description of the position of the sun, daily and seasonal, was given for the several windows, and if I had heeded all this I would have been kept as busy as a participant in a regatta. A footnote, however, generously suggested that instead of manning the curtains, I might prefer to stift and reshift out of sun range the more precious pieces of furniture (two embroidered armchairs and a heavy 'royal console') but should do it carefully lest I scratch the wall moldings. I cannot, alas, reproduce the meticulous schedule of these transposals but seem to recall that I was supposed to castle the long way before going to bed and the short way first thing in the morning. My dear Shade roared with laughter when I led him on a tour of inspection and had him find some of those bunny eggs for himself.

Vladimir Nabokov, Pale Fire, commentaire des v.47-48


Ce fut Aureliano qui conçut la formule grâce à laquelle ils allaient se défendre pendant des mois contre les pertes de mémoire. Il la découvrit par hasard. Expert en insomnie puisqu'il avait été l'un des premiers atteints, il avait appris à la perfection l'art de l'orfèvrerie. Un jour en cherchant la petite enclume qui lui servait à laminer les métaux, il ne se souvint plus de son nom. Son père le lui dit : «C'est un tas.» Aureliano écrivit le nom sur un morceau de papier qu'il colla à la base de la petite enclume : tas. Ainsi fut-il sûr de ne pas l'oublier à l'avenir. Il ne lui vint pas à l'idée que ce fût là un premier symptôme d'amnésie, parce que l'objet en question avait un nom facile à oublier. Pourtant, quelques jours plus tard, il s'aperçut qu'il éprouvait de la difficulté à se rappeler presque tous les objets du laboratoire. Alors il nota sur chacun d'eux leur nom respectif, de sorte qu'il lui suffirait de lire l'inscription pour pouvoir les identifier. Quand son père lui fit part de son inquiétude parce qu'il avait oublié jusqu'aux événements les plus marquants de son enfance, Aureliano lui expliqua sa méthode et José Arcadio Buendia la mit en pratique dans toute la maisonnée, et l'imposa plus tard à l'ensemble du village. Avec un badigeon trempé dans l'encre, il marqua chaque chose à son nom : table, chaise, horloge, porte, mur, lit, casserole. Il se rendit dans l'enclos et marqua les animaux comme les plantes : vache, bouc, cochon, poule, manioc, malanga, bananier. Peu à peu, étudiant les infinies ressources de l'oubli, il se rendit compte que le jour pourrait bien arriver où l'on reconnaîtrait chaque chose grâce à son inscription, mais où l'on ne se souviendrait plus de son usage. Il se fit alors plus explicite. L'écriteau qu'il suspendit au garrot de la vache fut un modèle de la manière dont les gens de Macondo entendaient lutter contre l'oubli : Voici la vache, il faut la traire tous les matins pour qu'elle produise du lait et le lait, il faut le faire bouillir pour le mélanger avec du café et obtenir du café au lait. Ainsi continuèrent-ils à vivre dans une réalité fuyante, momentanément retenue captive par les mots, mais qui ne manquerait pas de leur échapper sans retour dès qu'ils oublieraient le sens même de l'écriture.

Gabriel Garcia Marquez, Cent ans de solitude, p.56 éd Points Seuil
Peu avant sa mort, ma grand-mère commença à distribuer ses biens, à répartir ses meubles et ses objets entre ses enfants et ses petits-enfants.
Un jour, elle me tendit une cuillère à soupe, longue, pointue, profonde, lourde et noircie, ce qui me fait penser qu'elle doit être en argent, même si ce qu'elle me dit alors rend cette supposition improbable :
— C'est le plus vieil objet de la maison. Elle appartenait au père de pépé, il a fait la campagne de Russie avec.

Je ne me souviens plus : a-t-elle parlé du père de mon grand-père ("le père de pépé") ou du grand-père de mon grand-père? Et qu'est-ce que la campagne de Russie? Cela avait forcément un autre sens pour elle, polonaise née en 1913, que pour moi. Je n'ai pas osé lui poser la question, l'instant était trop émouvant et elle m'avait prise par surprise.
Je regarde la cuillère. J'aimerais qu'elle sache parler, qu'elle me dise où elle est allée, dans quelles conditions, ce qu'elle a connu avec mon arrière-grand-père ou mon arrière-arrière-grand-père.
Je me dis qu'il n'y a que moi qui sache ce qu'elle est. Si je me fais écraser demain, si le ciel me tombe sur la tête, personne ne saura ce qu'est cette cuillère (et moi, je le sais déjà si peu). Parfois je songe qu'il faudrait que je rédige une petite notice, que je l'attache à la cuillère. Mais alors il faudrait en attacher à tant de choses, à tant d'objets usés, abîmés, sans importance, conservés parce qu'ils ont une histoire qui représente un poids de souvenirs, mes souvenirs.
Et je songe "à quoi bon", que valent des souvenirs transmis ainsi, artificiellement, sans une inscription (une ré-inscription, une nouvelle inscription) dans les souvenirs de la ou les générations suivantes? A quoi bon transformer la maison en musée, puisque tout est destiné à disparaître dans l'oubli, et que si tout ne disparaissait pas ainsi, nous serions bientôt noyés dans les souvenirs des autres, sans rien qui nous appartienne en propre?
Et je reste inquiète, à me demander ce que deviendront tous ces objets aimés quand il n'y aura plus personne pour les aimer.

mercredi 26 juillet 2006

Blonde attitude

Mes grands-parents paternels étaient polonais.

Le gène polonais étant apparemment aussi têtu que les Polonais, il réapparaît à la quatrième génération, et les réunions de famille offrent une impressionnante collection de petites blondes de un à huit ans, le plus souvent aux yeux bleus.

Le frère, impressionné : — Vous avez vu toutes ces petites blondes ?
La sœur, furieuse : — Je ne suis pas blonde, je suis châtain !
Le frère, définitif : — Toi, tu es blonde intérieur.
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