Alice du fromage

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Billets qui ont 'enfance' comme mot-clé.

mardi 24 février 2015

Mon histoire juive

C'est un billet que j'avais l'intention d'écrire depuis longtemps, en général l'idée et le désir m'en viennent l'été quand je me dis que j'ai le temps. Puis je me dis que c'est ridicule et sentimental et j'abandonne.

C'est un billet que j'avais l'intention d'écrire depuis longtemps parce que je ne comprends pas la notion d'antisémitisme. Par "je ne la comprends pas", je veux dire que je ne la ressens pas.
Par conséquence je ne comprends pas non plus ce que je peux faire pour "lutter contre l'antisémitisme". Un noir, un jaune, un arabe, je les identifie visuellement. Mais un juif? A moins qu'il ne l'affiche, je ne vois pas comment je pourrais le savoir. Et je trouve étrange de faire "particulièrement" attention à quelqu'un à cause de ce genre de critères (sauf que je le fais — quand celui qui fait la manche dans le métro a de la barbe et un sarouel et que je lui donne un peu plus parce que je me dis que personne ne va lui donner. Discrimination positive. Je n'aime pas beaucoup la discrimination positive. Mon fond républicain s'y oppose spontanément. Ce n'est ni justice ni égalité de droit. C'est une compensation de "perte de chance", une notion qui me semble relever davantage du droit anglo-saxon que du droit romain.)

Première partie - J'ai grandi au Maroc jusqu'au CE2 (juin 1975 - j'en parle de temps en temps: l'autre raison de ne pas écrire ce billet est que j'ai l'impression de radoter). Pour des raisons de voisinage, je crois (plus je grandis moins c'est clair, chaque fois que je pose une question j'obtiens une réponse qui apporte un éclairage différent), je suis entrée en maternelle à l'école juive d'Ag*dir, j'y ai appris à lire, dans la classe de CP en balcon au dessus de la salle de prière (je ne sais pas quel mot convient. Ce serait sans doute l'équivalent d'une chapelle dans une école catholique. Etait-ce davantage, cela servait-il de synagogue?) J'avais quatre ans (deux ans d'avance), je ne comprenais pas ce qu'était cette salle dans laquelle nous n'avions pas le droit d'entrer (parfois les portes immenses étaient ouvertes et je glissais furtivement un œil en ayant l'impression de commettre un sacrilège — j'en rêve parfois), si haute de plafond que la classe en mezzanine était sans doute destinée à ne pas perdre d'espace.

Ma meilleure amie, Carole, était juive (nous discutions en classe, je me souviens qu'un jour, suite à une de mes phrases, elle m'avait expliqué gravement que "pieds" était une partie du corps qu'il ne fallait pas désigner chez eux, que c'était aussi sale que "fesse" pour nous — je n'ai jamais vérifié cette assertion depuis, mais j'y pense lors du lavage de pieds par Jésus dans l'évangile de Jean), il me semble que Natacha ne l'était pas (n'ai-je pas le vague souvenir qu'elle a fait sa première communion avant moi, car plus âgée?) Plus tard j'eus une autre amie dans une autre école, Arielle, que j'aimais beaucoup; secrètement je m'étais dit que j'appellerais ainsi ma fille si un jour j'en avais une (puis à vingt ans un ami me dit que cela faisait lessive (et Timothée shampoing) et c'est ainsi que mes enfants ne s'appellent ni Timothée ni Arielle.).

Carole venait chez nous, j'allais chez Carole. Son père devait travailler dans l'import-export1, il y avait dans la cour un immense entrepôt de caroubes que j'aimais escalader (oui, grimper sur ou dans le tas de caroubes qui atteignait presque le toit). Je croquais parfois dans une gousse, c'était sec, dur, avec un goût de caoutchouc brûlé dont je ne pouvais décider si je l'aimais ou pas. J'ai vu aussi une fois, sans doute quand le père de Carole faisait visiter l'usine à mes parents, un tapis roulant sur lequel défilaient des amandes décortiquées: il s'agissait pour les ouvrières de trier les amandes amères (je n'ai toujours pas compris à quoi elles étaient reconnaissables, mais j'y pense quand je tombe sur une amande amère — mais aujourd'hui cela n'arrive quasiment jamais: pourquoi?)

C'est chez elle que j'ai vu et mangé ma première grenade (entièrement égrénée par les soins de la Fatim, c'était si beau, ce rouge mouillé) et un Astérix en latin (stupéfaction). Un soir où j'étais restée dîner, j'assistai à une cérémonie solennelle où une coupe passait de main en main et à laquelle je fus invitée à boire moi aussi. Je m'étais sentie très fière et très honorée. Ce n'est que des années plus tard que je compris qu'il s'agissait sans doute d'un rite du sabbat.

Parfois c'était l'inverse, Carole restait chez nous. Je me souviens qu'un jour Carole s'était fait gronder par sa mère quand celle-ci avait appris que sa fille avait refusé du lapin: leur règle d'éducation était de manger ce qui était présenté s'ils n'étaient pas chez eux ou entre eux. (Je me souviens qu'à cette occasion mes parents avaient appris que les juifs ne mangeaient pas de lapin: "sabot fendu", dit le Lévitique (c'est sans doute dans le le Lévitique), que je lus douze ans plus tard). Je me souviens de conversations entre parents, notamment que les X. possédaient deux passeports, un pour les pays arabes et un pour Israël (ce que je ne compris que beaucoup, beaucoup, plus tard, en apprenant que les pays arabes refusaient les passeports tamponnés par Israël (je ne sais pas si c'est toujours le cas)).

Un jour, je posai la question à mes parents: «Qu'est-ce que c'est, un juif?» (Je n'ai posé que trois questions à mes parents, celle-ci est l'une des trois.) Réponse: «ce sont des gens qui ne croient pas que Jésus est le Fils de Dieu, ils attendent encore un Sauveur».
Ah. C'était clair (j'allais au catéchisme et ma foi avait été immédiate), c'était curieux mais parfaitement compréhensible: après tout, l'Evangile était plein de gens qui refusaient de suivre Jésus parce qu'ils ne le croyaient pas. Ils attendaient encore: c'était énigmatique et très intéressant, j'essayais d'imaginer l'attente.

Nous rentrâmes du Maroc, j'écrivis à Carole jusqu'en cinquième. Elle me dit qu'elle aimait beaucoup La brute de Guy des Cars; j'empruntai le livre, le trouvai mauvais et j'arrêtai d'écrire à Carole. (Mais quelle snobe j'étais!) (Plus tard, par ma mère qui revit la sienne en retournant à Ag*dir, j'appris qu'elle avait épousé à Paris le fils d'un rabin de stricte obédience qui passait son temps à servir de chauffeur à son père qui ne voulait pas conduire. Elle a divorcé quand son fils avait deux ans (fils du même âge que mon aîné).)

Fin de la première partie. Intermède.
Je lis Un sac de billes avec obéissance sans comprendre le nœud de l'affaire, sans comprendre qu'être juif vous valait d'être pourchassé, je lis le Journal d'Anne Franck sans comprendre pourquoi les profs s'esbaudissaient, s'il suffisait d'écrire "Cher journal" dans un cahier, je pouvais en faire autant (il faudrait que je le relise aujourd'hui.)
En quatrième, je découvre les camps de déportation en lisant Christian Bernadac, prêtée par une fille de la classe qui devait sa douloureuse popularité au fait d'avoir un an de retard et d'avoir perdu son père en cinquième dans un accident de mobylette sur le pont de Blois alors qu'elle était déjà orpheline de mère. Elle faisait partie de ces cancres prestigieux paraissant plus mûrs que les autres — et surtout que moi, la grosse tête avec un an d'avance qui aurait tant aimé voir autre chose que de l'indifférence dans ses yeux — donc je lisais Bernadac, Les mannequins nus, les camps de femmes et les expériences médicales. Mais ce sont des livres qui parlent surtout des résistants et des prisonniers politiques.
Conséquence secondaire: j'arrête de travailler l'allemand alors que j'étais excellente dans cette matière. (En terminale, je prendrai l'anglais en première langue alors que je ne l'ai jamais maîtrisé.)

Cette même année, 1979, Holocauste est diffusé. Le mardi, mes parents nous laissent seules, ils vont jouer (apprendre à jouer) au bridge. Nous restions seules pour regarder la télé, avec autorisation de nous coucher tard puisqu'il n'y avait pas école le lendemain. La seule interdicition que j'eus concerna Holocauste: il ne fallait pas regarder cela. Il y avait des choses qu'il était inutile de remuer fut à peu près l'explication que j'obtins quand je demandai la raison de cette interdiction.
Bizarrement je la respectai. Enfin, ce n'était peut-être pas si bizarre: j'en entendais parler à la radio et je me souviens d'une scène de viol dans un appartement: je suppose que j'ai dû essayer de regarder une fois et décider de respecter l'interdiction.

En terminale, un jour que le prof de philo était absent, j'allai seule voir mon premier film en salle qui n'était pas un Disney (je n'avais pas dû aller au cinéma depuis mes dix ans): Au nom de tous les miens. Je ne sais plus expliquer pourquoi. En avait-on parlé à la radio? Etait-ce parce qu'une autre amie de collège, perdue de vue depuis, ne jurait que par ce livre? Toujours est-il que je fus frappée par le ghetto de Varsovie, par les gâteaux donnés aux enfants mourant de faim, par l'arrivée au camp, les suicides de la première nuit et l'évasion, mais je n'en tirais toujours pas l'idée générale de l'antisémitisme, je ne voyais que la confirmation que les nazis étaient monstrueux.

Deuxième partie. Il fallut attendre la claque de Shoah, les deux séances de quatre et cinq heures dans une salle du 15e et la marche dans Paris jusqu'à mon internat du 5e, dans l'incapacité de prendre le métro, marche destinée à absorber le choc (et les visages polonais me rappelant mon grand-père faisaient partie de ce choc) pour que la haine du juif prenne corps pour moi.
La démonstration centrale du film était simple: il n'y avait pas de rapport entre un camp de concentration et un camp d'extermination. De l'un il pouvait arriver qu'on sortît vivant, dans l'autre on était mort trois heures plus tard.
Hilberg expliquait l'évolution de deux mile ans d'histoire: «Vous ne pouvez pas vivre parmi nous en tant que Juifs; vous ne pouvez pas vivre parmi nous; vous ne pouvez pas vivre.»
Je me mis à lire, beaucoup, mêlant témoignages et ouvrages plus théoriques. Le Hilberg quand il sortit en français (été 1988) (puis une deuxième fois, plus tard), Poliakov, Rudnicki, Primo Levi, Buber-Neumann, Aranka Siegal, Todorov, Pressac, Rudolf Hoess, Gitta Sereny, le livre noir de Grossman et Ehrenbourg,… jusqu'à ce qu'Hervé me demande un jour si ce n'était pas une obsession morbide et malsaine.
Je ne savais pas répondre à cette question, mais elle m'inquiéta: et s'il avait raison, si toutes ces lectures relevaient d'une jouissance maladive et sadique? Je n'en savais rien mais je ne voulus pas, par respect, prendre le risque. J'arrêtai mes lectures.

En 1995, je reprends mes études, plus exactement j'en termine la dernière année (après les avoir interrompues en 1989 pour travailler, me marier et mettre mes parents devant le fait accompli). Il se produit alors un incident bizarre. L'un de ceux avec qui je m'entends le mieux (ce n'est pas si facile, je détonne par mon alliance, même si je cache que j'ai un enfant) s'appelle Vincent T*nenb*um. Et un jour la conversation donne cela:
— Mais évidemment que je suis juif !
— Comment ça, évidemment ?
— Mais tu as vu mon nom ?
— Oui. Qu'est-ce qu'il a ton nom ?
A sa façon de me regarder pour vérifier que je n'étais pas en train de me moquer de lui, je compris que je devais être passée à côté de quelque chose d'énorme. Et c'est ainsi que j'appris, à vingt-cinq ans passés, qu'il existait des noms juifs, des noms à consonnance juive. Je n'y avais jamais fait attention, je ne savais pas que c'était significatif. Ce jour-là, je compris pourquoi ma mère riait parfois en parlant du frère de Carole, qui portait un nom du genre David Bensimon.
Tout cela pour dire que l'identification du "juif" est quelque chose qui ne m'effleure jamais, qui ne me vient à l'esprit que si l'on m'oblige à y penser.

J'en viens à ma question (car j'ai une question. Je raconte tout cela à cause de l'ambiance actuelle, de l'idée tout de même étrange à mon avis qu'Israël est un lieu plus sûr que la France, mais j'ai une question personnelle.) En avril 2012, après que RC eut annoncé qu'il voterait Le Pen, je découvris que Rémi en ferait autant. La raison qu'il donna fut l'affaire Merah, provoquant mon désarroi: impossible pour moi de comprendre qu'un universitaire et juriste puisse cautionner l'extrême-droite, surtout lui si sensible au fait que l'antisémitisme allemand était passé par la définition juridique du juif.
— Mais enfin, tu te rends compte qu'il a tué des enfants juifs?!
— Mais quel est le rapport avec le fait qu'ils soient juifs? Est-ce qu'ils ont plus de valeur que les miens parce qu'ils sont juifs?

Rémi2 m'a regardée d'un air profondément scandalisé.
Il était sincère, j'ai vu que ma question lui faisait horreur. Mais je n'ai toujours pas compris pourquoi. Est-il vraiment logique de rallier l'extrême-droite pour défendre les juifs? (Non, je suis sûre que non.) Ai-je vraiment dit quelque chose de scandaleux? Suis-je antisémite en pensant que mes enfants valent des enfants juifs, que des enfants juifs valent mes enfants, et surtout est-ce antisémite de ne pas voir, de ne pas faire, de différence, de ne pas comprendre la différence? (Pourquoi ai-je la sensation que ne pas voir ou ne pas faire la différence est sain, que ne pas la comprendre est une anomalie ou un handicap pour saisir notre monde contemporain? (Ou l'inverse? Si tout le monde était dans la même incapacité que moi, une partie du problème, voire tout le problème, serait-il résolu?))



1 : je trouve leur nom dans ce document en cherchant ce soir, mais ce ne sont peut-être que des homonymes.
2 : je donne le prénom pour ceux qui le connaissent. (Rien de confidentiel, il ne cache pas ses positions.)

lundi 24 décembre 2012

Les mangeoires

En écoutant la lecture de l'évangile de Noël (Saint Luc), je me disais que finalement je devais être l'une des rares de mon âge à avoir un souvenir de mangeoire, un souvenir chaleureux, dans l'odeur des vaches, des chèvres et le bruit des traits de lait dans les seaux.

Mon souvenir le plus ancien d'une messe de Noël est un sermon qui étrangement racontait un conte: il n'y a pas de chat dans la crèche car le jour de la naissance de l'Enfant il ne put s'empêcher d'attrapper et tuer un oiseau. Je ne me souviens plus comment se terminait ce sermon, le chat fut-il plus tard pardonné? C'était il y a longtemps, à Sainte-Anne, à Agadir.

Ensuite, rentrée en France, toute mon enfance, la quête de la messe de minuit fut destinée à l'entretien de la deux-chevaux du curé. Une année, au grand émoi des villageois, un Saint-Cyrien en grande tenue assista à la liturgie, faisant se retourner toutes les dames.

lundi 5 novembre 2012

Grec ancien

Je suis en train de tomber dans le grec ancien.

H. se moque parce que c'est du faux grec, évidemment, la Septante, ce n'est pas Eschyle. Et encore, même pas la Septante, mais le Nouveau Testament.

En attendant je m'amuse bien. Les trajets en RER en sont raccourcis. J'aime la façon dont le doute remonte de strate en strate, douter d'une construction, douter du sens d'un mot, douter de la graphie correcte du copiste… et remplacer les mots, proposer l'ajout ou le retrait d'une syllable, recréer le texte, mettre cinquante ans à stabiliser une hypothèse à force de discussions entre savants.

Quel travail, quelle ascèse. Tout ce qui approche de la folie me plaît, cet irrationnel le plus pur sous couvert de scientificité.


Philo. Ce soir Saint Augustin. De Trinitate. J'ai l'impression de tomber en enfance, je revois ma première année de catéchisme, tout cela est tellement naturel, tellement immédiat que j'en deviens perplexe. Je devrais faire une recherche, il devrait être possible de retrouver les pères blancs qui faisaient le catéchisme à Agadir. Je donnerais ma main à couper qu'ils étaient imprégnés d'augustinisme.

jeudi 29 décembre 2011

Les risques

— Pourquoi ça ne m'arrive pas, à moi?
— Parce que tu es tiède. Parce que tu ne te mouilles pas, tu ne t'engages pas. Alors il ne t'arrive rien.

Me revient une phrase, il me semble qu'elle est de Coluche: «Ma mère me disait quand je quittais la maison: "fais attention, surtout qu'il ne t'arrive rien!". Mais quand tu es gosse, ce qui peut t'arriver de pire, c'est qu'il ne t'arrive rien.»

mardi 5 juillet 2011

Sortie en skiff

Sortie en skiff aujourd'hui, pour la première fois depuis... (1982?) Je pensais en riant intérieurement que le garçon qui m'aidait à descendre mon bateau ne devait pas être né quand j'ai ramé en skiff pour la dernière fois.

J'avais oublié combien ce bateau est léger. Une plume.

Mon bateau de prédilection était le double-scull, mais après une saison, René m'avait passée au skiff. Je me souviens qu'à Montsoreau, je me suis retournée quinze mètres après le départ de la course. J'avais visité le château avant la course. Ai-je lu Dumas avant ou après? Plutôt avant.

Nous ramions le long de la Loire, les week-ends se passaient en déplacement pour les compétitions, Montsoreau, Laval, Chatellerault, je connais les villes par leur bassin (ou plutôt je m'en souviens quand je les traverse en voiture) (et je me souviens que j'ai appris l'élection de Mitterrand assise sur un seau dans le hangar à bateaux où j'attendais mes parents un dimanche soir).

Nos bateaux avaient des noms de châteaux, Chenonceau et Chambord pour les deux yolettes, Cheverny, Ménars, Talcy, Château-Gonthier, combien de fois plus tard ai-je reconnu des noms en passant par hasard dans des villages de Sologne et de Beauce. Ô saisons, ô châteaux.

A Blois, les sorties les plus longues nous menaient devant le château de Ménars. Personne n'imagine la beauté de la Loire à l'automne dans le froid et le soleil couchant.

lundi 1 mars 2010

Aviron

L'aviron est une histoire de famille. La légende veut que mon père en ait fait étudiant, à Orléans, sur le Loiret. Il est obligatoire de savoir nager, ce n'était pas son cas, ses amis ne l'ont pas cru et ont signé la déclaration à sa place. (C'était pour faire du huit, cela ne portait guère à conséquence (avant qu'un huit se retourne…)) La légende veut également que l'équipage de La Source gagna les championnat de France — l'année qui suivit le départ de mon père. Avec lui ramait mon parrain, ce détail a son importance dans un autre embranchement de mon histoire familiale.
Il y a quelque part une photo, de ces kodaks des années 60-70 qui sont devenus orange. Si je retombe dessus, je la vole.

La première fois que j'arrivai au club d'aviron de Blois (large étendue de cailloux blancs devant le hangar) tout était désert. J'avais treize ans. Je fus accueillie, si l'on peut dire, par un garçon qui me parut bien grand (c'était un junior : dix-sept ans, dix-huit?). Il parut interloqué par cette drôle d'idée :
— De l'aviron? Tu es sûre? Ce n'est pas plutôt du kayack que tu veux faire?
Non, non, j'avais décidé que je voulais faire de l'aviron.
Ce garçon s'appelait Castor, j'ai cherché hier son prénom, Michel, Christophe, Olivier? Non, Philippe. Castor, c'était Philippe, et Pollux je ne sais plus. Je me demande même si je l'ai jamais su. (Mais je me souviens du nom de famille de Pollux, et pas de celui de Castor. Bizarre mémoire.) Les deux étaient inséparables comme de juste, issus de familles de garçons, quatre garçons une fille, et tous ramaient.
Vais-je écrire une histoire du club de l'aviron blésois en 1980? Ma partenaire d'aviron était Jacqueline, et lorsque j'ai ouvert un blog (mai 2006), j'ai été tentée par ce récit, à la mémoire de Jacqueline, morte en novembre 2004. Il m'avait semblé alors que je n'avais rien à dire, ou pas grand chose.
Je n'ai rien à dire, rien d'autre que des éclats de mémoire, la transparence de l'air au-dessus de la Loire, les couchers de soleils mauve et or, la galère, les régates, les contrepétries, les chansons, les ampoules, et sans doute les gens, le lieu, les plus précieux de mon enfance… (Et la grande surprise, l'immense surprise, sera d'apprendre des années plus tard, fin août 1995 pour être précise, que ce club avait joué le même rôle pour nombre d'entre nous, tous ces autres rameurs dont j'étais bien loin de me douter que le club représentait pour eux la même chose que pour moi: un espace de liberté et de consolation (mais il faudra parler de René. Plus tard, plus tard.))

J'ai essayé à plusieurs reprises de ramer ailleurs qu'à Blois : en 1987, avec l'école, dans le club où je suis maintenant, en 1991 et 92 à Joinville, dans le club d'Anatole (encore une autre histoire). Je n'y ai jamais réussi : en 1987 j'étais vexée de ramer en yolette (bateau de débutant), en 1992 j'ai vite été épuisée (je ramais le samedi matin, je dormais le samedi après-midi : tête de H…).
Le bassin de Blois n'existe plus. L'été était installé un barage de faible hauteur, un à deux mètres. Cela suffisait à établir une retenue d'eau pour les planches à voile, les kayacks et pour nous: sans ce barrage, l'eau était beaucoup trop basse, nous risquions de casser les bateaux sur un banc de sable.
Mais désormais ce genre de barrage est interdit (protection des saumons). Je ne sais pas où vont ramer les Blésois, je ne sais pas ce qu'est devenu le club. J'ai entendu dire qu'il allait ramer à Saint Laurent (la centrale nucléaire). Je ne sais pas si c'est vrai.

C'est la première fois que j'arrive à ramer ailleurs, que je suis heureuse de ramer ailleurs, que les regrets ne m'empêchent plus de ramer.

samedi 2 janvier 2010

Nostalgie

Samedi, classé des papiers avec Out of Africa en fond sonore. Il y a longtemps que je n'ai plus besoin de le regarder, j'en connais les images par cœur. Pourquoi ce film-là ce soir, et ce besoin d'avoir le cœur fendu juste ce soir, en triant des bulletins de notes, des factures et des articles de journaux ?
L'Afrique aura vraiment tout pris à Blixen, c'est une vaincue qui rentre en Europe.
Il me reste cependant un doute sur la véracité de cette biographie. Il faudra que je reprenne dans Vies politiques de Arendt les références du livre écrit par le frère de la baronne (est-ce bien cela ? il me semble que c'est son frère).

Est-ce pour cela que le lendemain, c'est le DVD que papa m'a donné il y a déjà trois ou quatre ans que j'ai regardé, en remplissant je ne sais quels documents administratifs ? Mon père a copié les films super8 familiaux, les films de l'enfance, c'est très flou, cela ne montre à peu près rien à quelqu'un qui ne connaît ni les lieux ni les personnes. Mon père a surtout fait d'excellents choix de fonds sonores, Sydney Bechet s'adaptant si bien aux images que les images semblent suivre la musique par instants.
Je ne savais pas que certains moments, bien plus récents (1981) avaient été filmés.
Pour les plus anciens, 1971 ou 72, les films viennent confirmer l'exactitude confondante de ma mémoire.
Il ne reste rien, ni la maison d'Inezgane (occupée par des militaires), ni la ferme de ma grand-mère (vendue à un maréchal-ferrant), ni ma coéquipière de galère…

mardi 1 décembre 2009

Souvenirs vétérinaires

Je commence Les demeures de l'esprit, Grande-Bretagne, Irlande II et j'ai la surprises de tomber sur James Herriot : ça alors, je ne savais pas que c'était un auteur célèbre.

Toutes les créatures du bon dieu est un livre que j'avais découvert en farfouillant dans la bibliothèque de mon oncle vétérinaire, je ne sais pas trop quand, au début des années 80, sans doute. Plus tard, j'avais eu le plaisir de le découvrir aux éditions L'école des loisirs; c'est le livre, avec Embrasser une fille qui fume, que j'ai offert à une amie pour faire vingt-deux heures d'avion. (Elle ne le sait pas, mais elle possède ainsi deux livres rares, épuisés tous les deux).

C'était un livre joyeux, plein d'optimisme et d'anecdotes incroyables sur le métier de vétérinaire.
Mais je les croyais, parce que mon oncle était vétérinaire.

C'est avec lui que j'ai appris ce qu'était l'urgence : il prenait son café, un coup de fil affolé l'interrompait pour réclamer sa présence auprès d'un vêlage qui se passait mal, il disait «J'arrive», se rasseyait, et finissait son café.
Il soignait ses enfants avec les produits vétérinaires, il suffisait de connaître leur poids et d'appliquer la posologie destinée au porc.
Il se contemplait calmement, diagnostiquait ses maladies: «Je savais que mes accès de fièvre signifiaient que le foyer était infectieux». (Cette phrase a été prononcée alors qu'il racontait une opération qui avait failli lui coûter la vie, après plusieurs mois en réanimation suite à un coup de pied de cheval qui lui avait éclaté le foie.)

Un jour il perdit son alliance dans une vache. Le plus étonnant, c'est qu'à la visite suivante, il enfonça sa main pour palper le veau et réenfila son alliance.
Depuis il la porte à une chaîne autour du cou.


PS: Par hasard, j'ai trouvé un vêlage. Ça ne se passe pas toujours aussi bien (voix pleine de regrets de mon oncle: ce jour-là il avait emmené un de ses jeunes fils avec lui), mais je vais vous épargner ça.
C'est à ces contacts vétérinaires que je dois ma façon de considérer la santé en général et tout ce qui touche à la maternité en particulier (les vaches et les chattes font ça très bien, on doit pouvoir s'en sortir sans tout ce foin et tout ce marketing (d'un autre côté, l'accouchement sans douleur, quand vous voyez la tête de la vache ou de la chatte... On ne nous prendrait pas pour des andouilles par hasard?))

mercredi 11 novembre 2009

Férié

De ces journées sans événement marquant autre que des événements familiaux, qui n'ont pas tout à fait leur place ici. (Parfois j'aimerais tenir un blog destiné à la famille, ces cartes postales que je n'envoie plus vraiment mais que j'ai tant envoyées, nouvelles courtes et distribuées entre tous (toutes: que des femmes, que des femmes (élevée dans la haine des hommes, dirait Mlle Julie)), en sachant bien que la rumeur aurait vite fait de redonner à chacune les morceaux du puzzle envoyés à d'autres. Se pourrait-il que mon goût de la mosaïque et du commentaire de blog vienne de là, de cette habitude d'écrire un peu à chacun en supposant que tous liront tous?)

Je lis un livre d'un kilo six depuis le mois d'août. Je le promène, de métros en musées. J'ai une tendinite, je ne peux plus tendre le bras gauche. On m'a octroyé le droit de retourner au lit (plutôt que de réorganiser la cuisine) pour le finir une bonne fois, quatre-vingt pages, l'affaire d'une petite heure («Ça va, il y a du blanc», commente le plus jeune, étudiant la mise en page de ce livre interminable — lui qui ne lit que des mangas).
Mais je ne l'ai pas terminé.
Je me suis endormie.

mardi 13 octobre 2009

Roxane

Roxanne en musique d'ambiance quand je descends du RER à la gare de Lyon.

J'ai connu une fille qui s'appelait Roxane, c'était au CE2, elle devait avoir huit ans. Plus tard quand j'ai découvert que ce que j'entendais "Rock scène" s'écrivait "Roxanne" j'ai pensé que son prénom devait provenir de là : mais je viens de vérifier, elle était née dix à onze ans avant la chanson (une légende s'écroule), il faut donc supposer des parents amoureux de Cyrano...

Je n'aimais pas beaucoup cette fille, elle était grande à cheveux lisses, un peu bécasse, j'imaginais qu'elle aurait joué une version châtaine de Ficelle dans Fantômette tout à fait acceptable.
Au CE2, et peut-être déjà au CE1, je remplissais un album d'images d'animaux sur le modèle des albums de joueurs de foot. Nous avions tous notre album, il contenait trois cent deux ou trois cent six images, nous passions nos récréations en négociations et trocs, nous fanstamions sur les cartes les plus rares, dont la dernière, une panthère noire.
Tout mon argent de poche y passait — un dirham par semaine.
Un jour, j'ai découpé et mis à la poubelle la dernière page qui permettait, en ultime recours, de commander à la maison-mère les images manquantes. Je ne voulais pas tricher. J'aurais toutes les images par achats et échanges — sans tricher.
En découvrant que je m'étais fermée cette porte, ma mère m'a grondée.

Je me souviens du jour où j'ai trouvé la dernière image qui me manquait — pas la plus rare, un guépard.
Rituel, chacun arrive avec son paquet de cartes, le tend à l'autre, chacun regarde le paquet de l'autre, sélectionne les cartes qu'il voudrait récupérer... puis nous passons à l'échange, quelles cartes pour quelles cartes, et celles que nous refusons, arbitrairement, sans raison ou pour des raisons perverses, d'échanger.
Poker-face en apercevant cette dernière carte qui me manquait, cœur battant, que personne ne remarque à quel point je la voulais, à quel point il me la fallait... Déjà je savais que montrer un trop grand désir était un moyen assez sûr de ne pas obtenir satisfaction (et quand je lis Proust, le narrateur désirant si fort être présenté à Mme Swann et le montrant, grave erreur, à M. de Norpois — c'est ce moment qui affleure aussitôt).

Et voilà, elle était à moi, j'avais fini mon album — et la dernière carte, bien sûr, m'était venue de Roxane.

vendredi 21 août 2009

Pensées éparses

- Pfiuu. Quelques photos et un grand coup de nostalgie.

- J'ai repris le manuel d'allemand de cinquième de mon père, imprimé en 1955. J'aime bien le promener, le "sortir". Je le lis comme un roman, en tournant les pages. Ce n'est pas comme ça que je vais retrouver des réflexes.

- Cet après-midi j'ai cherché sur Googlemaps l'emplacement de l'ancienne ferme de mes grands-parents. Stupéfaction d'apercevoir une piscine derrière la ferme. L'honnête ferme devenue lieu de plaisir... Oh, je n'aurais jamais dû regarder (Loth ou Orphée? Qu'importe, l'enseignement est le même, je le sais, pourtant).

- Je pense à l'église d'Auvers-sur-Oise. Tout à fait mon genre.

lundi 17 août 2009

Paradis perdu

L'Hacienda était un hôtel construit sur le principe de bungalows blancs éparpillés parmi les orangers sur une vaste étendue de pelouse (du kikuyu, sorte de gazon rampant dont les feuilles coupées par les tondeuses devenaient tranchantes et nous entaillaient de minuscules coupures quand nous jouions, en maillot de bain, à dévaler les pentes étendus de tous notre long en roulant comme des tonneaux).

Les orangers côtoyaient les trois ou quatre courts de tennis et la piscine, près des bougainvilliers. De l'autre côté de la route se tenait "le ranch" — le club hippique.

Pendant les sept ans que j'ai passés à Agadir, nous ne sommes presque jamais allés au bord de la mer. Nous allions à l'Hacienda, le soir après la classe, le week-end, durant les vacances scolaires... La "fatime" s'occupait de tout à la maison (sauf le dimanche).

Ce week-end, ma mère a reconnu sans y penser: «Pendant sept ans, je me suis dit que je vivais au paradis.»
Voilà qui est nouveau, elle a toujours soutenu que j'idéalisais mes souvenirs.

lundi 8 juin 2009

Yvan

Entre six et huit ans, j'ai beaucoup joué dans les dunes avec Yvan. On lisait le journal de Mickey, il préférait Mandrake et moi Guy l'Eclair, il était mon principal fournisseur de Langelot.
Bien sûr nous jouions aux agents secrets. Le méchant dans les Mandrake de l'époque s'appelait Le Cobra. Pendant longtemps la signature d'Yvan s'est terminée par un cobra.
Il avait les yeux très bleus, un visage rond, sa sœur lui avait cassé une incisive avec une boucle de ceinture.

Il avait une particularité incroyable à mes yeux : il ne mentait jamais, même pour se tirer d'un mauvais pas, même pour éviter de se faire gronder. Je l'admirais beaucoup pour cela, j'aimais ne pas dire où j'allais et je mentais beaucoup, ou pour reprendre l'argument d'un petit garçon : — Pourquoi tu ne m'as pas dit où tu allais? — Parce que tu me l'aurais interdit.
(J'ai bien peur de fonctionner encore sur ce mode.)

Mais ce trait de caractère qui semblait si bien répondre à ce qu'on attendait de nous quand nous avions six ou huit ans n'a pas tardé à lui poser des problèmes. A l'usage, on se rend compte que ne jamais mentir n'est possible que si 1/ on est parfait 2/ on vit dans un monde parfait.

Plus tard, alors que séparés par des centaines de kilomètres nous avions perdu contact, sa mère racontait à la mienne les problèmes rencontrés :
« Il n'avait pas fait son devoir de math, mais quand la prof lui a demandé s'il l'avait oublié à la maison, il a répondu qu'il ne l'avait pas fait.»
ou
« Quand l'inspecteur lui a dit qu'il marquait trop le stop, il a répondu que la dernière fois on lui avait reproché de ne pas l'avoir assez marqué.» (Tant et si bien qu'il a raté son permis quatre fois et qu'on a vu le moment où il devrait repasser le code).

Il a passé deux semaines en classe préparatoire (math sup) avant de décréter que c'était une boîte de fous et qu'il ne restait pas chez les dingues. C'était vrai, bien sûr, et dans un sens je l'admirais d'avoir le courage de tirer les conséquences pratiques de ce que nous pensions tous, d'un autre côté je lui en ai un peu voulu de céder si facilement: à quoi bon les héros de notre enfance si c'était pour abandonner si vite?

Etc, etc. Il a fait plusieurs CDD mais n'a jamais réussi à se faire embaucher de façon définitive. Avec sa maîtrise MIAGE, cela doit faire plus de quinze ans qu'il est au RMI, qu'il vit dans un foyer, qu'il vient tondre la pelouse chez ses parents (agrégés de math et de français) le week-end. Eux ne parlent jamais de lui, il n'apparaît même pas sur les photos du mariage de sa sœur.

Où est-il, que fait-il, nous n'osons pas poser la question.

(J'ai trouvé son frère sur FB. Il vit en Australie et ressemble incroyablement à son père. Lui ne doit pas se souvenir de moi. Il était si jeune quand j'ai quitté le Maroc: trois ans, quatre ans? Il était la terreur des apéritifs familiaux, il terminait tous les verres restés sur la table ce qui était un peu dangereux vu son âge. C'est drôle de contempler la photo d'un parfait inconnu vivant à des milliers de kilomètres en sachant cela de lui.)


Nous avons appris il y a quelques jours que V. quittait E., après plus de vingt ans de vie commune. J'ai aussitôt pensé à Yvan: pourvu que E. ne se laisse pas glisser.

jeudi 12 février 2009

Agendas

Durant des années (de onze à vingt ans?), on m'a offert traditionnellement l'agenda de l'Unicef (avec de grandes photos colorées des enfants du monde) à Noël. Je m'en servais pour noter les événements du jour, du genre «il a neigé», «Tartempion [un prof] est absent» et le titre des livres lus (pour tenir des statistiques).
Je les ai systématiquement jetés tant j'avais honte de me relire.

jeudi 25 décembre 2008

Nostalgie de Noël

Finalement, ce que je regrette le plus des Noëls de mon enfance, c'est la pénombre de l'église et les rues désertes et éteintes du village à la sortie de la messe.

Aujourd'hui il y a trop de bruit et trop de lumière. Tandis que j'aspire à un certain recueillement, on n'attend de nous toujours plus d'expansivité.
Cela ne me convient pas.

dimanche 30 novembre 2008

Renée

Ma grand-mère est née en 1916. A huit ans, elle fut placée comme fille de ferme.
De place en place, elle arriva au service d'une famille avec laquelle elle sympathisa suffisamment pour que la fille de ses patrons devienne la marraine de ma mère.

Cette fille est née en décembre 1923. Elle boîte et est bossue. Quand j'étais petite, nous allions chez elle une fois par an pour le nouvel an. C'était de longs après-midis d'ennui, on nous recommandait d'être bien sages. Les meubles étaient en formica, il y avait un baromètre en forme de maison avec un homme et un parapluie, une femme et une jupe printanière, qui étaient montés sur un axe obligeant l'un à être dedans quand l'autre était dehors, cela m'intriguait beaucoup mais on n'avait pas le droit de toucher, il y avait des cactus sur du sable coloré dans une coupe profonde, des napperons, cela sentait la cire, chez Renée, c'était exactement comme dans la chanson de Renaud: «Sur la tabl' du salon / Qui brille comme un soulier / Y'a un joli napp'ron / Et une huitr'-cendrier / Y'a des fruits en plastique».

Renée vivait avec sa mère. Elle m'a offert trois ans de suite Les cavaliers de Joseph Kessel dans la collection "1000 soleils". J'imagine la conversation avec la libraire: «C'est pour une fille qui lit beaucoup et qui aime beaucoup les chevaux». Je remerciais poliment, je ne disais rien, on allait l'échanger le lendemain dans une librairie qui n'existe plus. Les conversations se composaient exclusivement de commérages et encore de commérages, j'apprenais à détester les commérages. Il y eut des histoires étranges, comme celle du tablier pleins d'écus amené dans la vacherie [l'étable] où ma grand-mère trayait les vaches (je regrette de ne pas avoir mieux écouté), ou mesquines, comme celle du réveil offert à une voisine: la voisine mourut, et comme Renée détestait l'héritier, elle profita d'une visite des pompes funèbres pour aller récupérer le réveil — «Il était tout neuf», précisait-elle.
Et ma mère et ma grand-mère de hocher la tête autour de la table pour approuver.

Un jour ma mère en mal de confidence, ou trouvant le secret trop lourd je ne sais, me raconta l'histoire de Renée.
A dix-sept ans elle avait été engrossée par un garçon d'écurie. Celui-ci avait été bien sûr renvoyé, et l'enfant abandonné.

Avec sa bosse et son pied-bot, Renée ne se maria pas. Quand sa mère fut veuve, elle vendit la ferme et acheta une minuscule maison à X. Elles y vécurent ensemble de longues années, trente ans au moins. Puis sa mère mourut. Renée resta seule dans la maison.
Aujourd'hui, Renée est à son tour en train de mourir, seule, à l'hôpital. Elle ne peut plus se nourrir mais son cœur est solide. Ma mère et quelques amies lui rendent visite.


Maupassant m'est beaucoup plus proche que Flaubert pour des raisons qui ne sont pas littéraires.

mardi 25 novembre 2008

Cerisy, la campagne de France

La perspective d'aller à Cerisy avec ceux qui sont peut-être, après tout, "mes pairs", me paraissait parfaitement fastidieuse. Tout envie de voyage s'estompe — des villes et encore des villes : je me suis rendu compte que, désormais, j'aimais mieux draguer que de visiter quoi que ce soit; les villes ce sont avant tout des corps, pour moi, des visages, des poils, des peaux, des lèvres, des voix, des caresses, des draps sous la lampe (on verra après...).
RC, Journal de Travers, p.1518

Il faut avouer que draguer dans les profondeurs de la campagne normande... à moins de trouver son bonheur parmi les participants du colloque, c'est assez compliqué. (M'a fait rire cet Australien qui m'a confié, tandis que le car négociait comme il pouvait les routes du bocage: «J'ai l'impression que le terriroire français est beaucoup plus ouvert, beaucoup plus accessible, qu'il y a beaucoup plus de routes qu'en Australie.» (Well... yes.))

Je suis rentrée de Cerisy reposée, avec une envie de déménager. Pour la première fois depuis une éternité (depuis combien d'années, en fait? avant la construction de l'autoroute passant par Vierzon), j'avais dormi une semaine dans des nuits silencieuses et noires. Point de routes, point de lampadaires. Le froid lui-même, que j'avais redouté, était accueillant, le corps s'adaptait sans effort à l'air frais mais propre.
Et moi qui m'étonnais il n'y a pas si longtemps d'être devenue si citadine, je me suis aperçue que c'était faux: ce dont je n'ai pas envie, c'est de la demie-ville, la ville avec tous les inconvénients de la ville sans ses avantages, ses cinémas, ses expositions, ses conférences, ses concerts, ses bibliothèques...
Mais j'appartiens à la vraie campagne, à la solitude, sans voiture et sans lampadaire.
J'ai envie d'y retourner. Quand et où? (La Sologne? Les bords de Loire? Le Nivernais? Le plateau de Langres?)

Dimanche, en sortant de la voiture à l'orée d'un bois, l'odeur et la nuit m'ont brutalement rappelé la ferme de ma grand-mère. Sept ans qu'elle est morte et ça ne passe pas. Pire, cela semble revenir. Dieu qu'elle me manque, mes souvenirs sont si vivants qu'il me semble les ressentir physiquement.

lundi 27 octobre 2008

Coluche, l'histoire d'un mec

Les critiques sont mitigées, et je pense comprendre pourquoi: ceux qui vont voir ce film en pensant rire pendant deux heures devant des sketches doivent être très déçus. Ceux qui connaissent l'histoire de Coluche (et qui supportent le personnage, mais dans le cas contraire, pourquoi aller voir un tel film?) sont tristes. Ce film ne leur apprend rien mais leur rappelle beaucoup de choses.

Ce film est un déclencheur de nostalgie. Je ne sais pas ce que peuvent y comprendre les trentenaires, les vingtenaires. Je repense à l'époque qui s'annonçait en 1980, dix à quinze ans de Reagan/Thatcher/Mitterrand/Jean-Paul II. La compagnie créole chante «T'es OK, t'es bath», Georges Marchais donne des interviews (je n'avais jamais vu Marchais à la télévision... je l'ai vu pour la première fois ce soir. Je vivais dans une famille un peu bizarre, pas de sexe, pas de politique, pas de films en noir et blanc, pas de films sous-titrés, pas de westerns, du sport, «t'as fait tes devoirs?» (et la réponse était toujours oui même quand c'était faux), et c'était tout), les postes de radio sont énormes, les lunettes aussi. Je n'avais jamais écouté un sketch de Coluche à la maison (trop vulgaire (plus tard, quand il animerait une émission sur Europe 1, je l'entendrais en revanche chaque fois que je serais dans la cuisine: ma mère n'écoute qu'Europe 1 («parce qu'on écoutait obligatoirement RTL chez moi quand j'étais petite» (Moralité j'écoutais RTL, Les grosses têtes et Julien Lepers... tout cela est tellement prévisible)))), mais j'avais une copine qui les connaissait par cœur, Coluche, Renaud, Magdane, Balavoine, un peu Desproges, que le monde était étroit et l'horizon resserré. (Coluche sur Europe 1, c'était le plus souvent insupportable de vulgarité. Il s'est passé pour Coluche la même chose que pour les Guignols de l'info: j'ai eu la chance de ne pas l'écouter en direct, mais de n'en connaître que les moments les plus pertinents, les phrases les plus justes, sélectionnés par mes amis.)

Je me souviens de Jean-Louis disant dans les écuries, alors qu'on lui apprenait la grève de la faim de Coluche, «Coluche fait la grève de la faim? Mais non, il est au régime», je me souviens de la façon dont j'ai appris l'élection de Mitterrand, assise sur un seau dans le hangar à bateau après une régate, attendant que mes parents viennent me chercher, je me souviens de la mort de Coluche, de la rumeur qui a couru (était-ce vraiment un accident?) et du disque de Renaud. Souvent je me dis qu'il manque aujourd'hui un œil aussi vif, un esprit aussi prompt à saisir et saisir l'essence d'une situation. Je me demande ce qu'il l'aurait pensé des émeutes de 2005 ou d' Entre les murs, par exemple. Il ne faisait pas spécialement dans le politiquement correct. En tout cas, il se serait bien moqué des "cinq fruits et légumes par jour" sous la pub Coca zéro imitant James Bond, et ça m'aurait fait du bien. Personnellement, il me manque davantage que Philippe Muray.

En regardant le film, l'accueil que les petites gens dans les villes touchées par le chômage (1,5 million de chômeurs, c'était effrayant et ça fait rêver) réservait à Coluche, je me dis qu'il ne faut pas chercher loin ceux qui ont voté Le Pen en 2002: on ne peut pas éternellement désespérer et Billancourt, et Longwy, et Saint-Etienne, et...
Coluche, Le Pen, Bayrou : le système est à la recherche d'une possibilité de fonctionner autrement, mais il est trop bien verrouillé. Est-ce un bien, est-ce un mal?

Le film se termine sur une allusion aux Restos du cœur. Quelques minutes avant, je venais de dire à H.: «J'ai beau savoir que c'est injuste, pour moi Mitterrand, c'est l'apparition des SDF». (Ç'avait été l'un de mes étonnements de retour du Maroc à huit ans: il n'y avait pas de mendiants. Etaient-ils enfermés? Dix ans plus tard, j'avais ma réponse.)

samedi 13 septembre 2008

Pierre blanche

J'avais moins de huit ans. Ma mère me dit :
— Tiens, ce jour est à marquer d'une pierre blanche.
— Pourquoi ?
— Parce que tu n'a pas pleuré aujourd'hui.

Je fondis en larmes.

dimanche 25 mars 2007

Layette

A Inezg*ne vivait Madame Lolmed. C'était une pied-noir d'une soixantaine d'années. C'était chez elle qu'on allait quand on voulait téléphoner en France. À l'autre bout, en France, ma grand-mère n'avait pas non plus le téléphone et allait aussi chez une voisine. Il fallait se donner rendez-vous par courrier, une ou deux semaines avant: à telle heure, tel jour, se tenir près du téléphone.
Pour moi, téléphoner est resté toute une affaire.

Depuis le tremblement de terre d'Agadir dix ans plus tôt, le mari de Mme Lolmed ne dormait plus chez lui. Il couchait sous la tente, dans le jardin.

Mme Lolmed tricotait perpétuellement de la layette. Quand on lui demandait pour qui c'était, elle répondait: «Il naîtra toujours des bébés.»

lundi 26 février 2007

Digressions historico-politico-familiales

En sortant de La vie des autres, H. évoque un souvenir d'enfant du début des années 70: sa grand-mère yougoslave naturalisée française, devenant hystérique à la frontière, refusant d'entrer en Yougoslavie où ses enfants l'emmenaient en vacances revoir sa famille. Elle craignait qu'"ils" ne la laissent plus repartir.
J'évoque mes propres souvenirs, le kilo de café envoyé d'urgence en Pologne pour dépanner la famille qui avait emprunté du café à des voisins pour un mariage et n'arrivait pas à s'en procurer pour le rendre, un cousin éloigné de papa qui venait parfois à Vierzon avec sa fille voir ma grand-mère, mais jamais avec sa femme et son fils, qui restaient en Pologne pour garantir son retour. Ce cousin habitait près d'une église désaffectée, la nuit on venait le chercher pour être parrain lors de baptêmes célébrés en cachette. Il était parrain d'innombrables enfants.
Je me souviens de ma découverte du mot apatride («Ça veut dire quoi apatride?») à côté du nom de Martina Navratilova lors des matches de Roland-Garros et de l'horreur que ce mot avait fait naître, apatride, pire qu'exilé, sans aucun lieu pour se poser ou se reposer.
Je méprise les intellectuels occidentaux qui ont supporté le communisme. Je supporte mal un certain anti-américanisme. Quelles que soient les errances d'un président, les actions géopolitiques absurdes, violentes, hégémoniques, de soixante années de politique internationale américaine, on ne peut les comparer à ce qu'ont connu les pays du bloc soviétique, ne serait-ce que parce qu'on peut évoquer tranquillement cette politique brutale sans risquer sa vie (et je reste le souffle coupé devant un film comme Docteur Folamour, sorti en pleine guerre froide, un an après la mort de Kennedy). Les actuelles compromissions des pays occidentaux avec la Russie de Poutine ou la Chine me sont odieuses.

Je me souviens d'un devoir d'histoire en terminale, le professeur avait eu un geste désabusé au moment de la correction: «Personne n'a compris l'enjeu de ce texte, il s'agit d'évaluer la possibilité et les conditions de la réunification de l'Allemagne», je l'avais regardé comme s'il était fou: réunification? mais c'était totalement impossible, comment pouvait-on seulement y songer?
Je me souviens exactement de la première fois où j'ai entendu le mot pérestroïka, j'étais au lit à l'internat, j'écoutais la radio, le doute et la joie se mêlaient, fallait-il y croire, pouvait-on y croire, ne risquait-on pas d'être joué?
Je me souviens de la décision de la Hongrie en septembre 1989, j'étais en formation à Périgueux pour mon premier emploi, je regardais la télévision le soir seule dans ma chambre d'hôtel, le monde entier retenait son souffle. En juin, les étudiants chinois de la place Tian Anmen avaient été écrasés, qu'allait-il se passer?
Je ne comprends pas que Mikhaïl Gorbatchev ait totalement disparu de l'actualité, il est l'homme qui a le plus profondément changé le monde depuis 1945.

Tandis que passe la bande-annonce de Goodbye Bafana, C., 14 ans, demande: «C'est qui, Nelson Mandela?» Mon cœur manque un battement, est-il possible de ne pas savoir qui est Nelson Mandela? Je me souviens du regard de profond mépris de mon voisin en classe de seconde, lycéen sur-politisé comme il y en avait quelques-uns (entourés de quelques filles à longues jupes qui sentaient le patchouli), parce que je ne savais rien du boycott des oranges Outspan.

Parfois j'essaie d'imaginer ce qu'a pu être la décolonisation pour nos parents ou nos grands-parents, ou ce que c'était de vivre avant la seconde guerre mondiale. Le sentiment du monde est incommunicable, il ne peut qu'être imparfaitement reconstitué par recoupements successifs.

mercredi 31 janvier 2007

Vie des animaux

Cinq sensations que je ne retrouverai sans doute jamais (variation sur une chaîne qui s'estompe) :
  • Le goût des granulés que ma grand-mère donnait aux lapins;
  • L'odeur du lait artificiel pour les veaux au moment où mon grand-père ajoutait de l'eau chaude pour le délayer;
  • La langue râpeuse des veaux sur mes bras salés (comme une langue de chat, mais avec une surface de gant de toilette et non de timbre-poste);
  • La trompette ahurissante des pintades quand elles voulaient soudain signaler leur joie ou leur fureur (je n'ai jamais su);
  • La tête jaune du dernier poussin, curieux ou trop à l'étroit, émergeant du dos d'une poule brune ayant triplé de volume pour abriter tous ses petits (ce spectacle me manque tant que j'en rêve parfois).

dimanche 14 janvier 2007

Dilemme

Je suppose qu'il est normal de se demander de temps en temps à quoi bon bloguer, comme à quoi bon tout, finalement.

Lorsque j'étais au CE2, nous devions faire un résumé de chaque livre que nous empruntions à la bibliothèque de la classe. J'avais horreur de ça. En plus, j'étais désavantagée, car j'aimais lire, je lisais vite, je pouvais lire beaucoup de livres pendant que les autres n'en lisaient qu'un, ce qui me faisait beaucoup de résumés à rédiger. C'était pénible, car bien entendu, pendant que j'écrivais ces résumés, je ne lisais pas, et franchement, raconter ce que je savais déjà me paraissait sans intérêt.
J'avais résolu le problème en empruntant les livres en cachette pendant les récréations. Je les lisais puis les remettais en place, ni vue ni connue.

Pour le blog, c'est un petit peu plus compliqué : si je lis au lieu d'écrire, cela va se voir. Et si j'écris, quand lire?

mercredi 27 décembre 2006

Regrets et projet

A midi, Paul me racontait qu'enfant, il avait gagné un baptême de l'air. Le lot était convertible en argent liquide: un baptême de l'air ou cinquante francs. Comme il n'avait pas un sou vaillant, il avait choisi l'argent et le regrettait amèrement aujourd'hui.
J'ai un souvenir du même genre. Au début des années 70, mes parents faisaient chaque année en juillet le trajet Agadir-Vierzon en voiture avec deux petites filles: pour eux trois jours et trois nuits de conduite en se relayant, pratiquant sans dormir, pour nous un ennui mortel que seules les disputes venaient égayer. C'est ainsi qu'ils décidèrent une année de me renvoyer en France seule, en voyage accompagné. J'avais six ans, l'hôtesse de l'air me proposa d'aller visiter la cabine de pilotage de la Caravelle. J'étais intimidée, j'eus peur de déranger, je refusai. Je le regrette beaucoup.

Après la guerre, Paul passa son brevet de pilote. C'était plus amusant qu'aujourd'hui dans la mesure où il n'y avait pas de contact radio avec le sol: la première fois qu'on s'élançait, on était réellement seul, d'où quelques émotions fortes au moment de l'atterrissage.
Il y a deux ou trois ans, il m'avait proposé de faire un tour en planeur avec lui. J'avais refusé par peur de faire de la peine à H., qui lui aussi aimerait faire du planeur. Aujourd'hui, j'ai changé d'avis. Le temps se fait court, si je dois faire du planeur avec Paul, c'est au plus vite, dès cette année. Lâchement, je l'ai chargé de l'intendance et des détails pratiques.
A suivre.

jeudi 20 juillet 2006

Copieuse

Ce matin, en commençant le numéro de L'Arc1 consacré à Herman Melville, je sélectionnais déjà mentalement les passages à recopier ici.
Puis je me dis que c'était tout de même un peu exagéré, de tant recopier, c'était un peu trop facile, de remplir un blog avec des extraits.
Puis je me rappelai que c'était pour moi l'intérêt principal d'internet : y mettre en ligne tout ce qui m'intéressait, pour l'avoir partout sous la main, et indexé, en plus (évidemment, cela n'aurait nul besoin d'être public, mais ne compliquons pas).
Puis je me dis que j'avais toujours copié, et que je ne voyais pas pourquoi, sous prétexte qu'il s'agissait d'un blog, je devrais arrêter.
Et je m'aperçus que c'était vrai : je recopie des livres depuis très longtemps.

Lorsque j'avais sept ans ou huit ans, nous passions les deux mois de grandes vacances chez nos grands-parents, paternel et maternel, alternativement. Il fallait nous occuper, et j'avais déniché la machine à écrire qui avait servi aux études de BEP sténo-dactylo de ma tante dans les années 60. C'était une Underwood monumentale, sans doute des années 30 ou 402 sur laquelle je me mis à taper. Ma tante, perfectionniste, me dégotta une méthode et je me mis à apprendre à taper à la machine (dfg jkl, et variations, des pages entières, je m'en souviens encore). J'adorais le bruit de cette machine, et son odeur. J'écrivais de petits contes et mon grand-père réussit à me vexer et à me flatter d'un même mouvement en m'accusant de les copier.
Non, pas encore.

Quand j'eus neuf ans, mon grand-père nous offrit à Noël une petite machine portable Olivetti. Je ne réussis jamais à inventer le moindre texte sur cette machine : c'était l'Underwood ou rien. Mais quelques années plus tard (onze, douze ans (je date exactement mes souvenirs car je sais où ils se sont déroulés)), j'empruntais un livre à une amie, La cachette au fond des bois, d'Olivier Séchan (je m'en souviens bien, car je me demande encore s'il s'agit du frère de Renaud). Ce livre me plaisait, il était introuvable, je n'avais qu'une solution : le recopier.
Je commençai donc à recopier ce livre de bibliothèque rose à la machine à écrire (je ne comprends pas bien pourquoi je lisais des bibliothèques roses à onze ans, mais bon. Je lis bien encore des bibliothèques vertes…). J'ai dû en taper la moité, je pense. Il m'a fallu dix ans pour éclaircir ce mystère : pourquoi les fins de lignes dans le livre étaient-elles alignées tandis que celles que je tapais à la machine, même si je ramenais le chariot au moment adéquat, ne l'étaient jamais?

Il faut croire que l'expérience ne m'avait pas convaincue car l'autre livre que j'ai recopié, je l'ai recopié à la main : La Bague d'argent, lui aussi épuisé. Celui-là avait été emprunté à une voisine de ma grand-mère paternelle. (Il y avait très peu de livres chez mes grands-parents, on empruntait pour moi aux voisines les livres de leurs garçons de vingt-cinq ans : j'ai lu un peu plus de livres de scouts des années 50 qu'il n'est habituel pour une petite fille). Je me souviens de peu de choses, une amitié, le maghreb colonial, le désert, une fin dont le coup de théâtre était prévisible dès la page 50 quand on était une habituée du Bossu et du Capitaine Fracasse… Il y avait dans les premières pages de ce livre le dilemme de la torture : résister à la torture, certes, mais avait-on le droit de ne pas parler lorsque c'était un ami qui était torturé ?
J'ai vérifié ce soir, ce livre est disponible chez quelques libraires.
Je l'ai recopié dans un carnet à petits carreaux, sans sauter de ligne (je suis en train de me dire que je devais quand même beaucoup m'ennuyer).

J'ai peu à peu abandonné ces solutions extrêmes pour me mettre à la copie extensive des extraits que j'aimais dans les livres que je lisais. J'ai des pages entières de Kundera, Hemingway, Thomas Mann ou Karen Blixen, copiées minusculement dans un carnet à tranche violette... Je m'en sers encore, je l'ouvre, j'ai l'impression de retrouver de vieux amis.

Maintenant j'ai à disposition un scanner de compétition. Ce n'est certes pas le même charme, mais ce n'est pas aussi automatisé qu'on pourrait l'imaginer. La reconnaissance de caractères nécessite une relecture et des corrections minutieuses : l'important dans la copie, c'est le temps et l'attention incorporés.
Ce qui est magique, c'est de pouvoir retrouver un mot parmi des centaines de pages. Cela n'en finit pas de me ravir.


Notes
1 : J'ai appris ce soir en passant chez mon libraire que les éditions Inculte rééditaient certains numéros de L'Arc.

2 : Je l'ai demandée à ma grand-mère pour mes trente ans. Elle est sous mon bureau. J'attends de trouver une solution pour la faire réparer.
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