Ce n'est pas que j'ai fait une bêtise, c'est que j'ai fait quelque chose qui ne se fait pas (quelque chose de bien, hein, c'est pour cela que ça ne se fait pas).

En ce moment nous recevons les chèques des retraités (Non, nous ne proposons pas le prélèvement. Oui, nous y songeons (je songe surtout aux centaines de RIB qu'il va falloir saisir en machine. Sujet de réflexion pour juin ou juillet).)

Un homme a joint une carte de visite à son chèque (nous jugeons de l'éducation ou du milieu social aux lettres reçues: les étiquettes autocollantes des fondations pour la recherche sur le cancer, pour la nature, pour médecins du monde, les demi-feuilles blanches pliées en deux pour protéger le chèque et le coupon retour, les quelques lignes d'accompagnement de ceux qui jugent impossible d'envoyer un chèque sans un mot d'accompagnement, même s'il ne dit absolument rien ("Vous trouverez ci-joint deux chèques en règlement…" etc.)). A côté de la signature, en bas de carte, cet homme a ajouté "J'ai 90 ans!"
Et il a répété ces mots sur le coupon-réponse à nous retourner avec le chèque, avec le même point d'exclamation.

Il avait l'air si content d'avoir atteint 90 ans, comme une bonne farce ou un exploit. J'ai montré la carte autour de moi, cela me faisait rire, me changeait des râleurs ("Trop cher!" (nous devons être à la moitié du prix du marché)) ou des déprimés ("J'attends la fin, qu'est-ce que vous voulez faire à mon âge?"). Cela me faisait du bien à l'âme.

Hier je lui ai envoyé des fleurs ("pour votre anniversaire"). J'ai signé de mon nom, en ajoutant "mutuelle ***".
Au dernier moment, j'ai modifié le jour de livraison, j'ai choisi mercredi, jour où ma collègue est absente: s'il téléphone pour remercier, il tombera sur moi.
Mais s'il écrit et que ce n'est pas moi (le plus probable) qui ouvre la lettre?
Je vais passer pour une folle. Evidemment vous, lecteurs, avez l'habitude. Mais je suppose que mes collègues de travail nourrissent encore quelques illusions à mon sujet.

Ce billet non pour que vous exclamiez que "c'est gentil de ma part", mais pour partager mon inquiétude. Je suis un peu stressée. Et pour partager mon regret que les pulsion de gentillesse soient bizarres, qu'il faille les cacher. J'espère qu'il va appeler mercredi et que personne ne saura rien et qu'il n'ira pas le dire à d'autres retraités. Sinon, j'ai bien peur de me faire enguirlander par le conseil d'administration ("Mais tu te rends compte, si cela se sait, ils vont tous attendre des fleurs!" ou "Et tu as payé sur tes deniers? Mais il ne fallait pas!" (version optimiste)). Et de penser à tout cela m'attriste. J'ai agi en sachant tout cela, en sachant que la raison voulait que je ne fasse rien, en envoyant la raison au diable. Mais l'expérience prouve que la raison a toujours raison, et je ne m'y fais pas. En fait ce n'est pas la générosité que je recherche, mais la fantaisie, la surprise, un peu de gaîté. En cela, le conseil d'administration aura(it) parfaitement raison: la fantaisie n'a pas sa place dans le monde professionnel.

(Pas de panique, le plus probable est qu'il ne se passe absolument rien.)