L'Arcadie fut-elle si heureuse ?
Par Alice, mercredi 23 juillet 2014 à 23:33 :: 2014
De la terrasse devant notre chambre, je saisis le moment du lever du soleil, entre 6h29 et 6h31.
6h49. Deux barques de pêcheurs, un raclement de gorge au balcon du dessous.
H. vient me chercher: je pensais avoir une heure de plus, mon ordinateur n'a pas changé d'heure.
============================
21h 15. J'écris à l'arrière du van. Nous avons encore mal estimé les distances, cela fait un quart d'heure que nous devrions être à l'hôtel si nous voulions y dîner (nous sommes en demi-pension). Nous roulons contre la montre avec l'espoir que l'esprit grec étant ce qu'il est, nous pourrons malgré tout être servis.
Le but initial de la journée était Bassae.
— Mais pourquoi Bassae?
— Euh ben euh…
— Cherche pas, on ne saura pas, elle a dû lire dans un livre quelconque…
9h. Autoroute jusqu'à Megalopolis, superbe (l'autoroute, pas Megalopolis: centrale nucléaire et fils électriques), vide, coupée de péages et de tunnels. A partir de Mégalopolis, petites routes "pitto" vers Bassae. Comme l'autre jour vers Thèbes, cela n'en finit pas, mais cette fois-ci, nous sommes prévenus, et c'est vraiment très joli, sauvage, route en lacets, passagers qui protestent (la route est étroite, les virages serrés, le revêtement inégal), le copilote interprète passablement la carte mystérieuse. J'ai pris le parti de conduire "à la grecque", selon mes nécessités, par exemple ralentissant sans vergogne pour lire les panneaux en grec (le déchiffrage n'est pas rapide) ou même m'arrêtant une fois à une fourche le temps de décider de la direction.
La plus belle surprise de ce voyage est Karytaina aperçue à l'horizon. Le château sur les hauteurs appartenait au fief de Hugues de Bruyères (1209) (Ah, ce nom…!), nous dit le Guide bleu, qui précise (mais nous sommes passés là par hasard et je ne le lirai qu'après) «l'un des plus pittoresques villages d'Arcadie». Magnifique et perdu.
Nous montons vers les nuages et l'orage, quelques gouttes, nous suivons un camion chargé de graviers, je le double (j'adore conduire en montagne, c'est fun, H. est mort de peur), pause pipi, à deux pas du camion une file d'énormes fourmis noires va et vient le long d'un étroit sentier à leur mesure. Je dépose un raisin (de Corinthe) sur leur chemin, nous les observons avec curiosité.
Déception, elles ne s'y intéressent pas et le contournent. Plus tard il me faudra convenir que nous sommes déformés par les dessins animés et que nous avons vraiment cru qu'elles le chargeraient sur leurs épaules en chantant.
Un instant deux ou trois fourmis s'y intéressent, nous pensons qu'elles vont le découper et l'emporter par morceaux. Mais non. Vont-elles en référer à l'intérieur de la fourmilière? Nous ne le saurons jamais, nous devons repartir.
O. claque la portière passager avant, H. hurle.
La porte a claqué franchement, le hurlement a été immédiat, le claquement a été si franc que j'imagine aussitôt de ma place de chauffeur la main broyée, coupée. O. a claqué la porte sur les doigts de H. qui montait à l'arrière en s'aidant de l'encadrement de la porte avant. Heureusement seuls les doigts ont pris, non pas métal contre métal mais métal contre caoutchouc (le joint), la douleur est intense, doigts gourds et choc d'adrénaline; H. ne pourra pas conduire, mais rien n'est cassé. J'ai eu vraiment peur, je ne sais pas ce que nous aurions fait: village suivant pour appeler un hôpital? Retour à Mégalopolis (une heure ou plus de trajet sur des petites routes?)
Surprise en arrivant à Bassae. Le Guide bleu de 1985 prévenait: c'est le temple le mieux conservé de Grèce, mais il sera sans doute couvert d'échafaudages pour consolidation.
En fait, il est carrément bâché, couvert par un chapiteau qui ressemble à l'opéra de Sydney, et cela depuis 1987. Je ne sais s'il reverra l'air libre un jour. Ainsi, il est protégé de la pluie et de la neige (nous sommes à 1100 mètres d'altitude) et a cessé de glisser sur le sommet de la pente. Le panorama est sauvage et magnifique, les pierres du temple ravinées par le temps d'une grande beauté, veinées de rouge par des siècles d'intempéries; on éprouve à la fois une déception à ne pas le voir dans son cadre naturel et une résignation sage à se dire que c'est mieux ainsi, que c'est la condition pour qu'il soit conservé — à la fois on ne peut s'empêcher de penser que s'il a tenu deux mille cinq cent ans, il tiendra bien encore quelques siècles et que tout cela est peut-être exagéré.
Ces photos changeront peut-être.
Les cartes sur le site (les tableaux explicatifs) indiquent deux autres temples plus petits derrière la montagne, nous tentons quelques chemins mais ne trouvons pas de passages. Tant pis, il est midi (deux heures pour faire 95 km), le dénivelé indiqué sur les courbes de niveau ne permet pas d'évaluer avec justesse le temps de la promenade, les ouvriers du chantier ne paraissent pas concevoir que nous puissions chercher autre chose que les toilettes, nous abandonnons (pourtant, pourtant… Je pense qu'il suffisait de contourner la maison des ouvriers occupés à consolider le temple).
Pas de cigales à cette altitude, des chênes pour la première fois durant notre voyage, des chardons d'un mètre de haut sur le bord de la route. Les montagnes alentour sont hautes, j'apprendrai plus tard que nous avons vu le mont Lycée (mais lequel était-ce? De l'inconvénient de lire les guides après et non avant. De l'urgence de retourner voir.)
Tout le monde est de bonne humeur, nous étudions la carte pour le retour, je montre ce que j'avais envisagé (une boucle de routes "pitto" en Arcadie); H. propose de pousser jusqu'à Olympie, tout le monde est d'accord, nous repartons. Le paysage change, la végétation est plus clairsemée. La route est moins bien entretenue, des branches fouettent le camion au passage avec un bruit effrayant, je demande à O. de replier le rétroviseur.
Nous croisons un camion de pompier (un pick-up, il y en a beaucoup ici, de marque japonaise le plus souvent) en sens inverse, un serpent traverse devant mes roues, des pierres gisent sur la chaussée, à un endroit la route s'est effondrée du côté du ravin (dans l'ensemble, les routes sont bien meilleures qu'en Italie, dans les Pouilles par exemple. Surtout le conducteur grec est facile à vivre, pas vindicatif pour deux sous; savoir que personne ne va arriver en face à grande vitesse est rassurant).
Dans un village un panneau annonce "Pizza-Café", mais pendant que nous nous garons, des vieillards à la terrasse de la maison d'en face nous font de grands signes que nous n'osons interpréter comme une invitation — rien n'indique que ce soit un restaurant, une "taverna", mais une fois descendus du camion, nous devons nous rendre à l'évidence. Nous n'osons les décevoir et nous nous installons en terrasse sans savoir à quoi nous attendre.
Nous provoquons l'effervescence, j'ai l'impression d'être dans Alphonse Daudet (Les Vieux: «Un vrai coup de théâtre ! La petite pousse un cri, le gros livre tombe, les canaris, les mouches se réveillent, la pendule sonne, le vieux se dresse en sursaut, tout effaré,»). Nous sommes d'abord installés sur des petites tables rondes de café, celles-ci sont remplacées par des tables à peine plus grandes que le vieux peut à peine porter mais qu'il met sa fierté à soulever, des nappes en papier apparaissent (ce qui semble confirmer, à la réflexion, qu'ils font bien de la restauration un métier). Ils ne parlent pas anglais, mais sourient beaucoup, sont très amicaux, se font expliquer la famille (l'aubergiste d'une cinquantaine d'années a cinq enfants). Passer commande est compliqué, nous faisons signe d'apporter ce qu'ils ont; nous refusons la bière et choisissons le vin (impossible/inutile d'expliquer que je suis seule à boire si cette campagne ressemble à la française et à toutes les campagnes d'Europe: H. et C. feront semblant (et finalement non: le vin est buvable, pas trop fort, inattendu). Salade de légumes en entrée, concombres, tomates, olives et un excellent fromage au goût de roquefort (si j'avais parlé le grec j'aurais essayé d'en acheter), poulet frit (pané, cela me rappelle le sud des Etats-Unis) et frites (qui sont ce qui a le moins d'intérêt: sans doute tourisme rime-t-il avec frites, je suppose), pastèque et café.
Deux autres voitures arrivent et après avoir tenté le café/pizza d'en face (apparemment on ne peut qu'y boire) échouent "chez nous" et sont installés sous la tonnelle voisine. Nous voyons l'aubergiste disparaître dans la rue qui descend et remonter avec des provisions de la supérette locale.
Elle nous réclame cinquante euros, en hésitant, d'un air interrogatif du genre «Ça ira?». Nous avons honte, cinquante euros à six vin et café compris… Comme me le dira H. plus tard et ailleurs (alors que nous entendrons un Français très désagréable vitupérer contre les Grecs), les gens du coin ne paient peut-être que la moitié et dans ce sens-là nous nous faisons peut-être "arnaquer", mais quelle importance si ça leur permet de vivre une ou deux semaines tranquilles?
Une fois rentrée, j'ai tenté d'idenfier le village et la maison: c'est à Petralona en Arcadie. Et si vous voulez y passer, je mets en ligne la photo-satellite:
Nous reprenons la route, un peu étonnés de ce que nous venons de vivre et sans très bien le comprendre: est-ce que ces gens font vraiment profession de restauration? Mais il n'y avait même pas d'enseigne à leur maison! Croisons-nous sans le savoir d'autres endroits où nous pourrions nous arrêter déjeuner?
La route devient peu à peu plus facile et s'abaisse vers la côte. Nous reproduisons l'habituelle recherche du distributeur lié au besoin d'essence (nous ne sommes pas très doués). Nous nous perdons pour aller à Olympie et suivons le fleuve Alphée (sans le savoir, nous l'avions déjà suivi à Mégalopolis et Karytaina). La végétation a complètement changé, même le climat et la couleur du ciel paraissent différents, l'eau douce transforme le paysage et lui donne une douceur inaccoutumée après l'âpreté que nous venons de traverser.
Olympie. Nous arrivons tard, très tard (vers cinq heures?), alors qu'il est possible de passer plusieurs jours ici, sans doute. Nous visitons d'abord le musée du site (pour voir une maquette avant la visite. La différence de styles muséographiques est frappante entre Delphes française et Olympie allemande, je qualifierais les Allemands de pédagogique, avec un goût pour la reconstitution), abandonnons l'idée de visiter les musées historiques et nous nous promenons (vite, vite) sur le site lui-même, impressionnant par son ampleur et son calme. Quelle douceur, ici. A cette heure-ci il fait moins chaud, le site est désert, on est merveilleusement bien.
Je suis étonnée par l'éloignement du site de toutes les grandes villes de l'Antiquité, étonnée par cette idée un peu folle de conclure une trêve le temps d'une compétition sportive (mais alors, si l'on arrive ainsi à conclure une trêve, c'est que l'on ne se hait que relativement: pourquoi ne pas la prolonger le reste du temps?)
Une glace à l'ombre de deux énormes platane, une robe et un t-shirt plus tard, nous repartons. J'ai calculé que nous avons deux heures pour parcourir cent quarante ou cent cinquante kilomètres, route "rouge" sur la carte Michelin au un millionième, nous devrions y parvenir sans difficulté.
Nous ne tarderons pas à découvrir que la route "rouge" (n° 74) est l'équivalent des petites routes du Massif Central, celles où l'on se croise avec difficulté. Les à -pics sont vertigineux, il n'y a pas toujours de parapet, le minibus tremble dans les épingles à cheveux, c'est d'une beauté à couper le soufle. Le soleil est caché par les montagnes à l'ouest, les profondeurs des ravins sont cachés dans la pénombre, les pentes orientales sont éclairées par la lumière déclinante, il n'y a plus trace humaine dans le paysage, plus de poteau électrique ni âme qui vive.
Parfois nous croisons une voiture, et même une fois, à notre désarroi, un car (mais comment fait-il?)
Evidemment nous roulons lentement (plus tard, je me rendrai compte que le guide prévoit 45 km/h de moyenne, ce qui est honnête). Serons-nous à l'heure à l'hôtel?
Nous traversons Lagkadia avec difficulté (la route est étroite, dans chaque virage nous craignons de heurter l'arrière du minibus contre les parapets de pierre ou les voitures qui arrivent en face: mais comment un car a-t-il pu traverser cet endroit?), la ville est très animée et je regrette de ne pas pouvoir m'y arrêter, elle donne envie de rester un jour ou une semaine, le temps de comprendre comment quelque chose de si petit et si éloigné de tout peut être si populeux et vivant.
Route 111 sans remonter vers le nord (plus court à vol d'oiseau, mais nous sommes devenus méfiants: nous cherchons à rejoindre l'autoroute au plus vite), la nuit est tombée, nous avons choisi de rejoindre l'hôtel en espérant qu'ils auront pitié de nous et accepterons de nous servir (ce qui sera effectivement le cas).
Retour à l'hôtel les yeux pleins d'images, la tête pleine du regret d'être allés si vite, bien conscients que ce périple aurait pu nous prendre la semaine si nous nous étions arrêtés le temps convenable dans chaque endroit qui nous attirait.
6h49. Deux barques de pêcheurs, un raclement de gorge au balcon du dessous.
H. vient me chercher: je pensais avoir une heure de plus, mon ordinateur n'a pas changé d'heure.
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21h 15. J'écris à l'arrière du van. Nous avons encore mal estimé les distances, cela fait un quart d'heure que nous devrions être à l'hôtel si nous voulions y dîner (nous sommes en demi-pension). Nous roulons contre la montre avec l'espoir que l'esprit grec étant ce qu'il est, nous pourrons malgré tout être servis.
Le but initial de la journée était Bassae.
— Mais pourquoi Bassae?
— Euh ben euh…
— Cherche pas, on ne saura pas, elle a dû lire dans un livre quelconque…
9h. Autoroute jusqu'à Megalopolis, superbe (l'autoroute, pas Megalopolis: centrale nucléaire et fils électriques), vide, coupée de péages et de tunnels. A partir de Mégalopolis, petites routes "pitto" vers Bassae. Comme l'autre jour vers Thèbes, cela n'en finit pas, mais cette fois-ci, nous sommes prévenus, et c'est vraiment très joli, sauvage, route en lacets, passagers qui protestent (la route est étroite, les virages serrés, le revêtement inégal), le copilote interprète passablement la carte mystérieuse. J'ai pris le parti de conduire "à la grecque", selon mes nécessités, par exemple ralentissant sans vergogne pour lire les panneaux en grec (le déchiffrage n'est pas rapide) ou même m'arrêtant une fois à une fourche le temps de décider de la direction.
La plus belle surprise de ce voyage est Karytaina aperçue à l'horizon. Le château sur les hauteurs appartenait au fief de Hugues de Bruyères (1209) (Ah, ce nom…!), nous dit le Guide bleu, qui précise (mais nous sommes passés là par hasard et je ne le lirai qu'après) «l'un des plus pittoresques villages d'Arcadie». Magnifique et perdu.
Nous montons vers les nuages et l'orage, quelques gouttes, nous suivons un camion chargé de graviers, je le double (j'adore conduire en montagne, c'est fun, H. est mort de peur), pause pipi, à deux pas du camion une file d'énormes fourmis noires va et vient le long d'un étroit sentier à leur mesure. Je dépose un raisin (de Corinthe) sur leur chemin, nous les observons avec curiosité.
Déception, elles ne s'y intéressent pas et le contournent. Plus tard il me faudra convenir que nous sommes déformés par les dessins animés et que nous avons vraiment cru qu'elles le chargeraient sur leurs épaules en chantant.
Un instant deux ou trois fourmis s'y intéressent, nous pensons qu'elles vont le découper et l'emporter par morceaux. Mais non. Vont-elles en référer à l'intérieur de la fourmilière? Nous ne le saurons jamais, nous devons repartir.
O. claque la portière passager avant, H. hurle.
La porte a claqué franchement, le hurlement a été immédiat, le claquement a été si franc que j'imagine aussitôt de ma place de chauffeur la main broyée, coupée. O. a claqué la porte sur les doigts de H. qui montait à l'arrière en s'aidant de l'encadrement de la porte avant. Heureusement seuls les doigts ont pris, non pas métal contre métal mais métal contre caoutchouc (le joint), la douleur est intense, doigts gourds et choc d'adrénaline; H. ne pourra pas conduire, mais rien n'est cassé. J'ai eu vraiment peur, je ne sais pas ce que nous aurions fait: village suivant pour appeler un hôpital? Retour à Mégalopolis (une heure ou plus de trajet sur des petites routes?)
Surprise en arrivant à Bassae. Le Guide bleu de 1985 prévenait: c'est le temple le mieux conservé de Grèce, mais il sera sans doute couvert d'échafaudages pour consolidation.
En fait, il est carrément bâché, couvert par un chapiteau qui ressemble à l'opéra de Sydney, et cela depuis 1987. Je ne sais s'il reverra l'air libre un jour. Ainsi, il est protégé de la pluie et de la neige (nous sommes à 1100 mètres d'altitude) et a cessé de glisser sur le sommet de la pente. Le panorama est sauvage et magnifique, les pierres du temple ravinées par le temps d'une grande beauté, veinées de rouge par des siècles d'intempéries; on éprouve à la fois une déception à ne pas le voir dans son cadre naturel et une résignation sage à se dire que c'est mieux ainsi, que c'est la condition pour qu'il soit conservé — à la fois on ne peut s'empêcher de penser que s'il a tenu deux mille cinq cent ans, il tiendra bien encore quelques siècles et que tout cela est peut-être exagéré.
Ces photos changeront peut-être.
Les cartes sur le site (les tableaux explicatifs) indiquent deux autres temples plus petits derrière la montagne, nous tentons quelques chemins mais ne trouvons pas de passages. Tant pis, il est midi (deux heures pour faire 95 km), le dénivelé indiqué sur les courbes de niveau ne permet pas d'évaluer avec justesse le temps de la promenade, les ouvriers du chantier ne paraissent pas concevoir que nous puissions chercher autre chose que les toilettes, nous abandonnons (pourtant, pourtant… Je pense qu'il suffisait de contourner la maison des ouvriers occupés à consolider le temple).
Pas de cigales à cette altitude, des chênes pour la première fois durant notre voyage, des chardons d'un mètre de haut sur le bord de la route. Les montagnes alentour sont hautes, j'apprendrai plus tard que nous avons vu le mont Lycée (mais lequel était-ce? De l'inconvénient de lire les guides après et non avant. De l'urgence de retourner voir.)
Tout le monde est de bonne humeur, nous étudions la carte pour le retour, je montre ce que j'avais envisagé (une boucle de routes "pitto" en Arcadie); H. propose de pousser jusqu'à Olympie, tout le monde est d'accord, nous repartons. Le paysage change, la végétation est plus clairsemée. La route est moins bien entretenue, des branches fouettent le camion au passage avec un bruit effrayant, je demande à O. de replier le rétroviseur.
Nous croisons un camion de pompier (un pick-up, il y en a beaucoup ici, de marque japonaise le plus souvent) en sens inverse, un serpent traverse devant mes roues, des pierres gisent sur la chaussée, à un endroit la route s'est effondrée du côté du ravin (dans l'ensemble, les routes sont bien meilleures qu'en Italie, dans les Pouilles par exemple. Surtout le conducteur grec est facile à vivre, pas vindicatif pour deux sous; savoir que personne ne va arriver en face à grande vitesse est rassurant).
Dans un village un panneau annonce "Pizza-Café", mais pendant que nous nous garons, des vieillards à la terrasse de la maison d'en face nous font de grands signes que nous n'osons interpréter comme une invitation — rien n'indique que ce soit un restaurant, une "taverna", mais une fois descendus du camion, nous devons nous rendre à l'évidence. Nous n'osons les décevoir et nous nous installons en terrasse sans savoir à quoi nous attendre.
Nous provoquons l'effervescence, j'ai l'impression d'être dans Alphonse Daudet (Les Vieux: «Un vrai coup de théâtre ! La petite pousse un cri, le gros livre tombe, les canaris, les mouches se réveillent, la pendule sonne, le vieux se dresse en sursaut, tout effaré,»). Nous sommes d'abord installés sur des petites tables rondes de café, celles-ci sont remplacées par des tables à peine plus grandes que le vieux peut à peine porter mais qu'il met sa fierté à soulever, des nappes en papier apparaissent (ce qui semble confirmer, à la réflexion, qu'ils font bien de la restauration un métier). Ils ne parlent pas anglais, mais sourient beaucoup, sont très amicaux, se font expliquer la famille (l'aubergiste d'une cinquantaine d'années a cinq enfants). Passer commande est compliqué, nous faisons signe d'apporter ce qu'ils ont; nous refusons la bière et choisissons le vin (impossible/inutile d'expliquer que je suis seule à boire si cette campagne ressemble à la française et à toutes les campagnes d'Europe: H. et C. feront semblant (et finalement non: le vin est buvable, pas trop fort, inattendu). Salade de légumes en entrée, concombres, tomates, olives et un excellent fromage au goût de roquefort (si j'avais parlé le grec j'aurais essayé d'en acheter), poulet frit (pané, cela me rappelle le sud des Etats-Unis) et frites (qui sont ce qui a le moins d'intérêt: sans doute tourisme rime-t-il avec frites, je suppose), pastèque et café.
Deux autres voitures arrivent et après avoir tenté le café/pizza d'en face (apparemment on ne peut qu'y boire) échouent "chez nous" et sont installés sous la tonnelle voisine. Nous voyons l'aubergiste disparaître dans la rue qui descend et remonter avec des provisions de la supérette locale.
Elle nous réclame cinquante euros, en hésitant, d'un air interrogatif du genre «Ça ira?». Nous avons honte, cinquante euros à six vin et café compris… Comme me le dira H. plus tard et ailleurs (alors que nous entendrons un Français très désagréable vitupérer contre les Grecs), les gens du coin ne paient peut-être que la moitié et dans ce sens-là nous nous faisons peut-être "arnaquer", mais quelle importance si ça leur permet de vivre une ou deux semaines tranquilles?
Une fois rentrée, j'ai tenté d'idenfier le village et la maison: c'est à Petralona en Arcadie. Et si vous voulez y passer, je mets en ligne la photo-satellite:
Nous reprenons la route, un peu étonnés de ce que nous venons de vivre et sans très bien le comprendre: est-ce que ces gens font vraiment profession de restauration? Mais il n'y avait même pas d'enseigne à leur maison! Croisons-nous sans le savoir d'autres endroits où nous pourrions nous arrêter déjeuner?
La route devient peu à peu plus facile et s'abaisse vers la côte. Nous reproduisons l'habituelle recherche du distributeur lié au besoin d'essence (nous ne sommes pas très doués). Nous nous perdons pour aller à Olympie et suivons le fleuve Alphée (sans le savoir, nous l'avions déjà suivi à Mégalopolis et Karytaina). La végétation a complètement changé, même le climat et la couleur du ciel paraissent différents, l'eau douce transforme le paysage et lui donne une douceur inaccoutumée après l'âpreté que nous venons de traverser.
Olympie. Nous arrivons tard, très tard (vers cinq heures?), alors qu'il est possible de passer plusieurs jours ici, sans doute. Nous visitons d'abord le musée du site (pour voir une maquette avant la visite. La différence de styles muséographiques est frappante entre Delphes française et Olympie allemande, je qualifierais les Allemands de pédagogique, avec un goût pour la reconstitution), abandonnons l'idée de visiter les musées historiques et nous nous promenons (vite, vite) sur le site lui-même, impressionnant par son ampleur et son calme. Quelle douceur, ici. A cette heure-ci il fait moins chaud, le site est désert, on est merveilleusement bien.
Je suis étonnée par l'éloignement du site de toutes les grandes villes de l'Antiquité, étonnée par cette idée un peu folle de conclure une trêve le temps d'une compétition sportive (mais alors, si l'on arrive ainsi à conclure une trêve, c'est que l'on ne se hait que relativement: pourquoi ne pas la prolonger le reste du temps?)
Une glace à l'ombre de deux énormes platane, une robe et un t-shirt plus tard, nous repartons. J'ai calculé que nous avons deux heures pour parcourir cent quarante ou cent cinquante kilomètres, route "rouge" sur la carte Michelin au un millionième, nous devrions y parvenir sans difficulté.
Nous ne tarderons pas à découvrir que la route "rouge" (n° 74) est l'équivalent des petites routes du Massif Central, celles où l'on se croise avec difficulté. Les à -pics sont vertigineux, il n'y a pas toujours de parapet, le minibus tremble dans les épingles à cheveux, c'est d'une beauté à couper le soufle. Le soleil est caché par les montagnes à l'ouest, les profondeurs des ravins sont cachés dans la pénombre, les pentes orientales sont éclairées par la lumière déclinante, il n'y a plus trace humaine dans le paysage, plus de poteau électrique ni âme qui vive.
Parfois nous croisons une voiture, et même une fois, à notre désarroi, un car (mais comment fait-il?)
Evidemment nous roulons lentement (plus tard, je me rendrai compte que le guide prévoit 45 km/h de moyenne, ce qui est honnête). Serons-nous à l'heure à l'hôtel?
Nous traversons Lagkadia avec difficulté (la route est étroite, dans chaque virage nous craignons de heurter l'arrière du minibus contre les parapets de pierre ou les voitures qui arrivent en face: mais comment un car a-t-il pu traverser cet endroit?), la ville est très animée et je regrette de ne pas pouvoir m'y arrêter, elle donne envie de rester un jour ou une semaine, le temps de comprendre comment quelque chose de si petit et si éloigné de tout peut être si populeux et vivant.
Route 111 sans remonter vers le nord (plus court à vol d'oiseau, mais nous sommes devenus méfiants: nous cherchons à rejoindre l'autoroute au plus vite), la nuit est tombée, nous avons choisi de rejoindre l'hôtel en espérant qu'ils auront pitié de nous et accepterons de nous servir (ce qui sera effectivement le cas).
Retour à l'hôtel les yeux pleins d'images, la tête pleine du regret d'être allés si vite, bien conscients que ce périple aurait pu nous prendre la semaine si nous nous étions arrêtés le temps convenable dans chaque endroit qui nous attirait.