Billets qui ont 'Nantes' comme ville.

Le monde d'après

J'apprends ce soir que Matoo quitte Paris.

Désormais je croirai les journaux et les études sociologiques qui proclament que la pandémie et le confinement ont transformé les gens: ça alors! Car comme le dit Garfield en commentaire, jamais je n'y aurais cru.

(Et pourtant, à bien y réfléchir, c'est la suite logique de tous ces billets sur la Bretagne.)

Nantes-La Roche Bernard à l'arraché

Préparation du sac en catastrophe. Tout n'entre pas dans le sac de sport que j'avais prévu, je change pour un sac à dos, finalement j'ai trop de place, je n'aurais jamais dû attendre le dernier moment pour préparer mes affaires, je ne sais qu'emmener: quatre nuits, quatre jours de rame, que me faut-il? Au dernier moment je dégotte un K-way, je renonce à un pull, crèmes solaires, Vicks, lampe de poche, clé de dix, je m'apercevrai au fur à mesure que j'ai prévu trop court en t-shirts pour ramer et pas assez "élégant" — toutes choses égales par ailleurs — pour le soir. (J'écris cela de retour, après coup: narrateur omniscient.)

Dans le bus qui m'emmène à la gare, je découvre en discutant que je vais rentrer mardi soir dans une maison vide et que je n'ai pas pris mes clés (pour ne pas les perdre). J'appelle O. pour qu'il aille tout de suite les déposer chez les voisins.

RER, métro, correspondance avec mon sac à dos encombrant dont dépasse le tapis de sol. Il faut viser le milieu des portes pour passer en largeur.
TGV, Ada. J'achète misérablement de quoi déjeuner, je n'ai pas pris le temps de me préparer un sandwich, nous devons déjeuner ensemble au club à midi, mon train arrive à 12h12.
Bus, un, deux, j'ai étudié le trajets avant de partir, il y a des travaux dans la ville, je ne sais pas à quel arrêt descendre, le conducteur non plus. J'ai l'adresse du club, je sais où il se trouve sur la carte, je suis sur une appli du smartphone le trajet du bus, je descends au jugé.
Je marche. Jean-Pierre m'appelle, où suis-je, on m'attend, les organisateurs s'inquiètent (à l'aviron, une absence pénalise tout un bateau, c'est comme un sport d'équipe — sans les remplaçants), je cache mal mon agacement: je me suis tout de même beaucoup débrouillée toute seule sans beaucoup (je pense: aucune) d'indication ou de conseils, il est bien temps de s'inquiéter de moi à une demi-heure du départ!

Club sur l'Erdre à Nantes. Bus pour La Roche Bernard à l'embouchure de la Vilaine. Camping. Lieu calme et magnifique (tout le week-end nous nous déplacerons de camping en camping, calmes et magnifiques, comme neufs. Sans doute un peu trop calmes pour moi. Qu'est-ce donc que passer ses vacances dans de tels endroits? Mourir d'ennui, apprendre la sagesse.)
Descendre les yolettes des remorques, remonter les portants, transporter les pelles. Clé de dix.
Montage des tentes. La mienne a vingt-cinq ans, certes, mais je ne m'attendais pas à ce qu'elle fut strictement seule de son espèce, canadienne en tipi avec un pilier central. Toutes les autres sont des tentes qui "se jettent", se déplient avec une grande facilité. Gros débat pour savoir qui ronfle.
Promenade dans la ville. J'hésite à acheter des cartes postales, elles me paraissent trop "bretonnes". J'ai tort : je n'en trouverai plus durant le périple.

Le soir l'équipe fait l'appel. Trois Hollandais, une Américaine de Boston. Le soleil se couche, on est bien.

"Théâtre des passions" (1697-1759) à Nantes

- Antoine Coypel, Athalie et Esther. Il aurait fallu relire Racine avant de venir. Soudain frappée par le profond anti-antisémitisme de ces tableaux (je songe à Bernanos) et confuse de cette pensée anachronique.

- Une petite fille blonde à l'écharpe Burberrys (huit ans?) contemple Médée montant dans son char tiré par des chiens ailés, les cadavres de ses enfants à ses pieds. Elle est accompagnée d'un frère plus petit et d'un frère de la même taille qu'elle. Ils sont beaux, sérieux et méditatifs.
— Pourquoi elle a tué les enfants ? demande l'un d'eux.
Ils se regardent, regardent le tableau, quelque chose leur échappe.

- En voyant ce tableau, j'ai aussitôt pensé à Salambô. Heureuse de ne pas m'être trompée. Etonnant comme l'image formée par la lecture est restée vivante vingt ans plus tard.

Retour

Petit déjeuner. Nous restons mystérieux, nous ne disons rien ni de la veille, ni de la journée, juste au moment de partir:
— Nous ne pouvons pas tarder, nous avons un rendez-vous.
— Ah, vous avez un rendez-vous… (Il ne s'agit que de la messe, nous sommes méchants.)

Nous prenons la route. Je dors.

Malagar, la terrasse, la charmille, je contemple un paysage très peu abîmé (certes il y a des bâtiments neufs ou modernes, mais aucun d'un blanc éclatant, pas de route, pas de poteau électrique remarquable1). Je cueille une figue.
Verdelais, apparemment célèbre par son pélerinage, que je ne connais pas. Eglise baroque roccoco, surchargée. Un père marianiste, Roger Geysse, fête ses soixante-dix ans de sacerdoce. Il a prononcé ses premiers voeux en 1940 en Belgique et évoque la fuite des séminaristes devant les Allemands. L'épopée prend des allures de miracle.

Retour à Malagar. Selon le précepte de Patrick «Quand tu hésites à acheter un livre, achète-le» (je pourrais peut-être le faire graver sur ma tombe pour les passants), je cède à la tentation et prend la thèse de Natalie Mauriac-Dyers, Proust inachevé. Et trois bouteilles du domaine.

Nous reprenons la route. Jean Allemand revient sur la structure du Temps immobile. Il a établi un relevé des entrées quotidiennes du journal collées et montées dans le Temps immobile, qui est un journal reconstitué en jeu de miroirs, bouleversant l'ordre chronologique, par fragments réfléchissants rapprochant les mois et les années. J. Allemand a établi un index qui permet de savoir si et où et comment (partiellement ou intégralement) telle entrée du journal quotidien a été utilisée, index que Patrick met progressivement en ligne.

Ce qui n'a pas été repris est essentiellement d'ordre sentimental, et quoi qu'il en soit, Claude Mauriac est toujours resté très discret, même dans son journal quotidien. Ce qu'a surtout coupé Claude Mauriac, ce sont ses notations malveillantes (je ne peux croire qu'il y en avait beaucoup. La lecture du début du Temps immobile montre un homme si peu prompt à juger, à condamner... (voir les passages sur la prison des femmes après la Libération (p.163 dans l'édition Grasset), ou sur cette femme veuve d'un homme fusillé pour collaboration (p.297), ou encore sa condamnation de la méchanceté de Gide lisant sa préface à Armance devant un impuissant notoire (p.295))).

Vers déclamés, Hugo, Claudel, Péguy, Mallarmé...
Je colle des bribes, mais elles n'ont pas été prononcées dans cet ordre.
— Il faut retrouver le premier vers et ensuite tout vient... Je connaissais toute la Présentation de la Beauce à Notre-Dame de Chartres. Hugo c'est facile, ce sont des procédés réthoriques... Ce qui est difficile avec Péguy, c'est que cela change à peine, c'est cela qui est difficile. Quand j'étais à l'hôpital après mon opération j'occupais mes après-midis à reconstituer les poèmes que j'avais appris.

— Ce toit tranquille, où marchent des colombes, / Entre les pins palpite, entre les tombes; / Midi le juste y compose de feux (et je pense à une erreur que je fis autrefois en copiant du RC)... Les mots se cherchent, tremblants, hésitent, parfois coulent librement: Ouvrages purs d'une éternelle cause. Il faut dire "Ouvrages | purs d'une éternelle cause"; "Ouvrages purs | d'une éternelle cause", ça ne voudrait rien dire... Zénon! Cruel Zénon! Zénon d'Êlée! / M'as-tu percé de cette flèche ailée / Qui vibre, vole, et qui ne vole pas! / Le son m'enfante et la flèche me tue! / Ah! le soleil . . . / Quelle ombre de tortue / Pour l'âme, Achille immobile à grands pas! (Oserai-je avouer que je connaissais ces vers sans en connaître la source?) Le vent se lève! . . . il faut tenter de vivre! / L'air immense ouvre et referme mon livre, / La vague en poudre ose jaillir des rocs! / Envolez-vous, pages tout éblouies! / Rompez, vagues! Rompez d'eaux réjouies / Ce toit tranquille où picoraient des focs!
Jean se tourne vers moi et précise: "Foc, f-o-c, pas p-h", et j'ai envie de rire.

— Les trois dernières semaines de mon service militaire j'ai lu La Recherche et j'essayais d'apprendre les poèmes de Mallarmé... A la fin je n'étais pas bien vaillant, je devais peser cinquante-trois kilos.

— La Vendée aurait dû s'appelait les deux-Lays comme il y a les deux-Sèvres, mais les députés du lieu étaient très laids et l'on a craint qu'ils y voient une allusion, alors le département a pris le nom de Vendée, ce qui crée une confusion avec la Vendée historique, celle de la révolte royaliste. Mais je ne crois pas qu'il ait jamais existé de région de ce nom, c'était le Poitou, la Marche.

Que choisir pour sa vieillesse, où s'établir, région de France et mode de vie. Question sans réponse. J'entends cette remarque qui m'enchante par sa spontanéité: «Ma mère était très heureuse en maison de retraite. Elle disait: "Moi qui ai servi les autres toute ma vie, maintenant on me sert!"»
Je n'y aurais jamais pensé.

Je dors.

Nantes, un café, une caisse de livres, je feuillette religieusement la transcription du cahier 54 de Proust.
Retour, il y a énormément de monde sur l'autoroute, la conversation prend un tour plus familial. Qu'est-ce qu'une vie, que faire, jusqu'où pouvons-nous ou devons-nous intervenir dans la formation (au sens large) et dans la vie de nos enfants?
Chartres, une dernière cigarette, je reprends la route, rock métal sur France-Musique, un dimanche soir ah bon, mais ce n'est pas désagréable. Dommage, beaucoup trop de noms, je confonds tout inévitablement, à la fin d'un morceau je ne sais plus si le présentateur parle du chanteur précédent ou du suivant.
Note mentale concernant un livre écrit par un rockeur («Pour ceux qui savent l'anglais, très intéressant, très fin, très drôle, ça nous change des habituels livres des rockeurs d'un ennui infini» se lâche le présentateur): Things the Grandchildren Should Know de Mark Oliver Everett.

Je me perds dans Tigery.
Je suis rentrée.



1 : Note à Demeures de l'esprit France Sud-Ouest.
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