Billets qui ont 'Sarry' comme ville.

Toussaint

Voyage vers Châlons dans la brume. Temps de Toussaint. J'ai sommeil, je suis rentrée tard hier et j'ai encore regardé deux ou trois épisodes du Lincoln Lawyer avant de me coucher. Peut-être le changement d'heure.

H. avait dans l'idée d'emmener sa mère au cimetière dans la MX5, ce qui représentait une gageure vu que la voiture est petite, basse et que la jambe droite de madame est d'un seul tenant, raide, sans genou.
Au bout de plusieurs minutes, ils ont réussi à trouver à eux deux l'angle pour glisser la longue diagonale du pied à la hanche entre le siège et la portière. H. a conduit sa mère au cimetière puis est revenu me chercher puisque la voiture n'a que deux places.

Nous nous sommes trouvés un peu bêtes devant la tombe toujours sans plaque en nous rendant compte dans le cimetière fleuri que nous avions oublié de prendre des fleurs. Trois plaques (à mon frère, à mon oncle, à mon parrain) sur la terre brune. Trois personnes devant, les mains vides. Difficile de se reccueillir à plusieurs, quand on souhaiterait tenir une conversation seule à seul avec le mort.

Madame était ravie de son tour en voiture rouge, ce qui m'a fait penser qu'on oubliait trop souvent de le proposer.

Nous avons rencontré l'assistante de vie du soir, une jeune trentenaire qui nous a raconté de façon très naturelle des choses ahurissantes: deux jours plus tôt, elle a été empoisonnée par un homme dont elle s'occupe (je ne sais pas s'il faut dire client ou patient). Empoisonnée paraît un peu fort, mais elle nous a raconté que l'homme venait de détartrer sa cafetière avec un produit industriel, qu'il lui a dit en riant qu'il l'avait rincée et qu'elle pouvait se servir un café et que sa petite-fille lui a demandé «pourquoi tu ris, grand-père?»
Bref, elle a vomi une journée.

Le plus ahurissant est ce qu'elle nous a raconté ensuite: après la mère de H., elle passe chez une dame seule qui s'imagine entourée d'une foule. Alors elle prépare des cafés, en met sur la table, sort des assiettes. Elle vide le frigo et dispose les aliments dans la maison. Elle est étonnée que la jeune femme ne voit pas ses invités. Il lui est déjà arrivé de sortir nue dans la rue avec une simple culotte. Elle lui dit des choses du genre: «mon chien est malade, vous avez vu? Sa tête est séparée de son corps». Ledit chien n'est pas propre et pisse et défèque dans la maison.
La jeune femme nous raconte cela sur le ton de la conversation, comme si tout était normal dans un monde normal.
Quand j'y réfléchis, cela me fait peur: et si c'était elle qui avait raison? Si comme je le soupçonne je vivais dans un monde surprotégé?

Plus tôt je me suis endormie une vingtaine de minutes et je me sens étonnamment en forme. C'est moi qui conduis au retour, dans un brouillard moins épais que ce matin.

Une longue journée

Au petit déjeuner je me suicide au sucre et au gras: chocolat chaud et viennoiseries. Avec un peu de chance digérer occupera une partie de ma matinée. Robe et talons dès le matin car je n'ai pas envie de me changer plus tard.

Passage chez ma belle-mère, passage à l'église (rendez-vous à 10 heures) pour vérifier la diffusion de la play-list. L'église est belle, entourée d'un cimetière en surplomb de la rue. Il n'est plus utilisé (sauf par les familles qui y ont une concession) car les engins modernes ne peuvent y entrer.

préau de l'église de Sarry


Retour chez ma belle-mère. F, le frère de H., et sa famille viennent d'arriver. On ne les a pas vus depuis 2016, le petit dernier fait désormais un mètre quatre-vingt. Le petit-ami de la nièce d'H. est curieux et je lui présente la liste des cousins, du côté de mon beau-père et de ma belle-mère — même si peu devraient faire le déplacement.

Arrivée progressive de nos enfants, déjeuner d'un sandwich.

Nous partons vers 14 heures pour le funérarium. H. doit y accueillir ceux qui souhaitent se recueillir devant le corps; son frère y amènera leur mère dans une demi-heure. Elle doit être présente lors de la fermeture du cercueil (c'est légal: il faut deux proches à la fermeture du cercueil ou un proche et un policier).
Quelques tantes (sœurs) et cousines (nièces) nous attendent déjà. Cela fait chaud au cœur de voir ces visages amis unis dans un même chagrin. Nous échangeons des nouvelles, nous expliquons ce que nous savons du déroulement de la maladie — et ce que nous ne comprenons pas de la brutalité de son issue.

Fermeture du cercueil. C'est long.
Transport jusqu'à l'église. Accueil des présents, je revois des personnes que je n'ai pas vues depuis dix ou douze ans. Mes parents sont là également.
Eglise. Bénédiction. La chorale chante gentiment faux. Je ferme les yeux. Je ne m'habituerai jamais à ce qu'un cercueil soit si petit, étroit.

Cimetière. Le fauteuil roulant de ma belle-mère s'enfonce dans les graviers. Les agents funéraires ont dressé deux tonnelles. Tant mieux car il se met à pleuvoir. Il fait bleu tout autour et il pleut au-dessus du cimetière. Les agents restent stoïques sous la pluie. H., sa nièce, une cousine, lisent des textes qui parlent de voitures, de belotes, de blagues de carabin et de gentillesse. Cette pluie très localisée apparaît d'ailleurs comme une dernière plaisanterie.

Pétales de rose à jeter sur le cercueil. Je suis très étonnée par la profondeur de la tombe, deux hauteurs d'homme, le cercueil paraît très loin. Ainsi, c'est ainsi que cela se termine, enfermé dans une boîte loin sous terre? Je le sais, je le sais, je le savais, mais cela n'a pas de sens, mes yeux regardent, mon cerveau sait, et je ne comprends pas vraiment; aussi peu finalement qu'au moment d'accoucher il s'agit de comprendre que ce qui est expulsé est vivant et non pas un gigot, six livres de chair inanimée. Comment cela se fait-il?

Salle de réception. Litres de café. H. ne mentait pas quand il disait que sa famille buvait du café. Cafetière, thermos, cafetière, thermos… Je ne sais plus lequel des jeunes est surpris me voir manipuler avec autant de naturel la cafetière à douze tasses («vous avez lu le manuel ou vous avez fait ça comme ça?»): cela paraît avoir totalement disparu des pratiques. Je repère les personnes que je ne connais pas, je vais les voir, je m'enquiers de leur lien avec mon beau-père, je leur explique qui est qui, je parle un peu et je refais du café.

Dans le même temps je mange des cacahuètes, du saucisson sec et je bois une Affligem. Y. a amené un cake au citron et des crêpes. Le vin rouge n'a pas de succès, personne ne demande du thé.
Je discute un peu avec mes parents:
— Pour nous il y aura beaucoup moins de monde.
— Ça dépend, il suffit d'inviter ceux qui étaient présents aux cinquante ans (de leur mariage).
Mais il est vrai que notre famille est petite (un seul frère avec des enfants) et que l'inconvénient des amis, c'est qu'ils ont le même âge que vous.

Soulagement: les sept frères et sœurs sont venus (ce n'était pas certain) — et son beau-frère et sa belle-sœur — et les neveux et nièces qui le pouvaient. Ils ont covoituré, monté des trajets intelligents en fonction de leur âge et de leur santé.
A leur départ, je répartis ce qui reste: qui veut un saucisson? et une baguette? qui prend les bières?

A. raccompagne son frère et Ca à la gare puis elle revient manger avec nous chez belle-maman (sa grand-mère). J'ai mal aux pieds et je n'ai pas faim.

Dernière péripétie: O et Y, qui sont partis il y a une demi-heure, appellent: ils sont en panne, leur pot d'échappement vient de tomber.
F. et sa famille sont partis à l'hôtel; je laisse H. avec sa mère et pars avec A. au secours d'O et Y. «Facile, c'est en haut d'une côte en direction de Paris».

Nous roulons. C'est long. Le soleil se couche sur les collines. Toujours rien.

Nous finissons par les trouver, signalés par un triangle. Y. est totalement désolée de nous causer un tel souci en un tel moment. Nous ne parvenons pas à la convaincre que ce n'est que la poursuite d'une tradition familiale, celle qui amenait mon beau-père à secourir nos amis à cent kilomètres à la ronde quand nous avions vingt ans. Et elle s'inquiète pour la chatte de 19 ans si celle-ci doit attendre douze heures de plus.

En haut de la colline nous attendons le dépanneur. Des gens ralentissent pour proposer leur aide. Nous oscillons entre parler comme si de rien n'était ou tenter (en vain) de rassurer Y. L'air se refroidit, Y. accepte de rentrer dans la voiture un plaid sur les épaules.
Le dépanneur arrive, examine la voiture. Il est optimiste: avec un rafistolage de fortune, elle atteindra peut-être Paris. Il rattache le pot avec de la ficelle; O prend le volant. Nous le suivons dans la voiture de A. Nous babillons sur tous les sujets pour essayer de détourner l'attention de Y.
Garage de Vertus («les mots féminin en u prennent un e sauf bru, glu, tribu, vertu. J'adore le mot «bru», personne ne s'attend jamais à ce qu'on l'emploie»). Le garagiste remplace la ficelle par du fil de fer et O et Y repartent.

A. et moi rentrons dans la nuit. Nous discutons sérieusement d'affaires de famille.

Quand tard nous arrivons dans notre chambre, nous débouchons la demi-bouteille de champagne qui est dans le frigo.
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