Je ne suis pas inquiète, tout va bien se passer
Par Alice, jeudi 8 mars 2018 à 22:47 :: 2018
Je n'ai pas fini mon grec, je n'ai pas osé me lever trop tôt pour ce faire de peur de m'endormir au volant dans la journée.
Je dépose O. à la gare, récupère Kamel à Versailles Chantier (une heure et demie pour faire trente kilomètre ; je suis passée devant les parc du château de Sceaux, il faudra le visiter un jour. Larges pans de friches aux abords de Fresne), nous partons pour P***.
Impossible d'avoir du réseau, Waze en carafe, pas de carte routière dans la voiture (erreur) : « On va faire ça à peu près : commençons par Chartres. » Il fait gris, froid (six degrés : je surveille la température pour décapoter si possible). Quand j'ai envoyé mardi un mail à mes camarades de classe pour leur dire que j'allais à l'enterrement, j'ai proposé trois places. Le seul qui m'a répondu est Kamel, qui a abandonné les cours il y a deux ans mais que nous voyons encore (il faisait partie des buveurs du soir, au café, du temps où les cours étaient à huit heures trente. A. aussi. Aucun des autres, apparemment, n'a pu se libérer). Cela confirme ma conviction : les enterrements sont le seul événement familial où nous ne sommes pas invités — nous sommes prévenus. Ceux qui se sentent concernés viennent.
Nous discutons de nos motivations, de nos hésitations. Nous avons eu les mêmes interrogations : n'allons-nous paraître déplacés, ostentoires à avoir fait tant de kilomètres pour quelqu'un que nous ne voyons que deux heures par semaine (depuis sept ans malgré tout, avec qui nous partageons des convictions fortes) ? La femme de Kamel était plutôt réticente, pour ma part j'avais posé la question lundi soir au professeur qui nous avait avertis : « il y aura sans doute des collègues de travail. Et le cycle C est important pour A. puisqu'il nous a prévenus. »
A. n'a pas abandonné les cours durant la maladie de sa femme. Il a toujours répondu très librement à nos questions, les traitements suivis (des protocoles d'avant-garde), la rémission, le retour de la maladie depuis l'été, la fatigue et la pugnacité de sa femme, son regret d'avoir passé tant de temps loin de chez lui toutes ces années, de ne pas avoir été davantage présent durant les presque quarante ans de ce mariage. (Mais comment savoir le temps qui nous reste ? Et à partir de quand juger qu'il en reste suffisamment pour qu'on puisse s'autoriser à s'absenter ?) Oui, nous comptons pour lui. C'est ce qui m'a décidée à y aller, malgré la peur d'être intruse. A ma grande surprise, seul Kamel s'est libéré pour m'accompagner.
Nous parlons Orient, Occident. Il a quitté le Liban à douze ans à cause de la guerre. Nous avons des vues proches sur de nombreux sujets. Est-ce que cette façon de nous sentir concernés vient de l'orient, la slave et le Libanais ? (Non, je pense que non.)
Campagne de France. Chartres puis Le Mans, hors autoroute puisque j'espère décapoter. Cependant, comme je n'ai ni Waze ni carte routière, nous restons sur les grands axes, nationales tout du long, parfaites, à se demander pourquoi prendre l'autoroute. Le temps se dégage en approchant du but, il fait doux, la 3G redevient accessible, nous décapotons pour traverser des forêts encore endormies. Peu de monde, il est midi.
Pas de café à P***. Du monde autour de l'église. Nous rebroussons chemin. Une vieille dame nous interpelle :
— Vous cherchez un café ? Vous pouvez venir le prendre chez moi. Je suis la religieuse du village.
— Nous voudrions déjeuner aussi. Nous venons pour l'enterrement.
— Allez derrière l'église, il ont prévu de quoi manger.
— Nous ne voudrions pas gêner, nous ne sommes pas de la famille.
— Vous savez, ils attendent trois cent cinquante personnes.
Pour déjeuner, elle nous conseille d'aller au village suivant.
Très belle cérémonie.
Nous rentrons par l'autoroute, je lâche Kamel à Anthony sur le RER B. Je vais en cours de grec (une heure de retard, j'ai prévenu). A la fin la professeur nous apprend qu'elle vient d'obtenir un poste à Genève dans l'université de Calvin. Formidable ! « Mais je vais continuer ce cours ; je suis persuadée que si je l'abandonne il ne sera pas remplacé. »
C'est fort probable. Mais tout de même, faire quatre ou cinq heures de train pour une une dizaine d'élèves auditeurs libres ? Je n'en reviens pas que nous ayons autant d'importance à ses yeux (ou la présence de ce cours au sein de la catho ?)
« Je ne suis pas inquiète, tout va bien se passer » sont les dernières paroles de la morte.
Je dépose O. à la gare, récupère Kamel à Versailles Chantier (une heure et demie pour faire trente kilomètre ; je suis passée devant les parc du château de Sceaux, il faudra le visiter un jour. Larges pans de friches aux abords de Fresne), nous partons pour P***.
Impossible d'avoir du réseau, Waze en carafe, pas de carte routière dans la voiture (erreur) : « On va faire ça à peu près : commençons par Chartres. » Il fait gris, froid (six degrés : je surveille la température pour décapoter si possible). Quand j'ai envoyé mardi un mail à mes camarades de classe pour leur dire que j'allais à l'enterrement, j'ai proposé trois places. Le seul qui m'a répondu est Kamel, qui a abandonné les cours il y a deux ans mais que nous voyons encore (il faisait partie des buveurs du soir, au café, du temps où les cours étaient à huit heures trente. A. aussi. Aucun des autres, apparemment, n'a pu se libérer). Cela confirme ma conviction : les enterrements sont le seul événement familial où nous ne sommes pas invités — nous sommes prévenus. Ceux qui se sentent concernés viennent.
Nous discutons de nos motivations, de nos hésitations. Nous avons eu les mêmes interrogations : n'allons-nous paraître déplacés, ostentoires à avoir fait tant de kilomètres pour quelqu'un que nous ne voyons que deux heures par semaine (depuis sept ans malgré tout, avec qui nous partageons des convictions fortes) ? La femme de Kamel était plutôt réticente, pour ma part j'avais posé la question lundi soir au professeur qui nous avait avertis : « il y aura sans doute des collègues de travail. Et le cycle C est important pour A. puisqu'il nous a prévenus. »
A. n'a pas abandonné les cours durant la maladie de sa femme. Il a toujours répondu très librement à nos questions, les traitements suivis (des protocoles d'avant-garde), la rémission, le retour de la maladie depuis l'été, la fatigue et la pugnacité de sa femme, son regret d'avoir passé tant de temps loin de chez lui toutes ces années, de ne pas avoir été davantage présent durant les presque quarante ans de ce mariage. (Mais comment savoir le temps qui nous reste ? Et à partir de quand juger qu'il en reste suffisamment pour qu'on puisse s'autoriser à s'absenter ?) Oui, nous comptons pour lui. C'est ce qui m'a décidée à y aller, malgré la peur d'être intruse. A ma grande surprise, seul Kamel s'est libéré pour m'accompagner.
Nous parlons Orient, Occident. Il a quitté le Liban à douze ans à cause de la guerre. Nous avons des vues proches sur de nombreux sujets. Est-ce que cette façon de nous sentir concernés vient de l'orient, la slave et le Libanais ? (Non, je pense que non.)
Campagne de France. Chartres puis Le Mans, hors autoroute puisque j'espère décapoter. Cependant, comme je n'ai ni Waze ni carte routière, nous restons sur les grands axes, nationales tout du long, parfaites, à se demander pourquoi prendre l'autoroute. Le temps se dégage en approchant du but, il fait doux, la 3G redevient accessible, nous décapotons pour traverser des forêts encore endormies. Peu de monde, il est midi.
Pas de café à P***. Du monde autour de l'église. Nous rebroussons chemin. Une vieille dame nous interpelle :
— Vous cherchez un café ? Vous pouvez venir le prendre chez moi. Je suis la religieuse du village.
— Nous voudrions déjeuner aussi. Nous venons pour l'enterrement.
— Allez derrière l'église, il ont prévu de quoi manger.
— Nous ne voudrions pas gêner, nous ne sommes pas de la famille.
— Vous savez, ils attendent trois cent cinquante personnes.
Pour déjeuner, elle nous conseille d'aller au village suivant.
Très belle cérémonie.
Nous rentrons par l'autoroute, je lâche Kamel à Anthony sur le RER B. Je vais en cours de grec (une heure de retard, j'ai prévenu). A la fin la professeur nous apprend qu'elle vient d'obtenir un poste à Genève dans l'université de Calvin. Formidable ! « Mais je vais continuer ce cours ; je suis persuadée que si je l'abandonne il ne sera pas remplacé. »
C'est fort probable. Mais tout de même, faire quatre ou cinq heures de train pour une une dizaine d'élèves auditeurs libres ? Je n'en reviens pas que nous ayons autant d'importance à ses yeux (ou la présence de ce cours au sein de la catho ?)
« Je ne suis pas inquiète, tout va bien se passer » sont les dernières paroles de la morte.