— Mais alors, tu vas passer quatre heures dans le bateau! me dit Patrick B.
Damned, je n'y avais pas pensé ainsi: mais effectivement, barrer successivement les garçons puis les filles va me faire monter dans le bateau vers midi et en descendre à quatre heures.
L'organisation est la suivante : les bateaux montent vers la ligne de départ dans l'ordre inverse des numéros de concurrents (les plus grands numéros en premier: c'est notre cas puisque le bateau des garçons est le 44) puis partent deux par deux bord à bord dans l'ordre de leurs numéros — ce qui fait que les derniers arrivés sont les premiers à courir et les premiers arrivés au départ attendent le plus longtemps.
Nous montons les cinq kilomètres. J'ai des problèmes avec la
coxbox (appareil qui sert à mesurer la cadence (coups/mn) et à alimenter le micro qui permet de communiquer avec les rameurs (le dernier rameur est à dix mètres du barreur). Bien qu'elle est été en charge toute la nuit, elle paraît faiblir. Nous faisons quelques exercices.
Nous avions été prévenus qu'il fallait passer sous un pont en se penchant sous peine d'être décapités: de loin c'est impressionnant, il paraît impossible de passer sous un pont si bas (mais si).
Demi-tour. Attente (le temps pour l'un des rameurs de faire pipi debout dans le bateau: j'ai refusé d'aborder par peur d'abîmer la coque. Comme me dirait la nage (le rameur devant moi): «Je n'aimerais pas être le rameur derrière lui»). La coxbox rend l'âme. Nous repassons sous le pont bas. Bord à bord au pré-start: il s'agit de s'aligner, partir, mais le chronomètre n'ait déclenché que cinquante mètres après. J'entends "go", "mes" rameurs partent, nous venons de voler le départ à nos adversaires (ce qui n'a pas d'importance pour le chronomètre, mais beaucoup pour le moral).
En quelques minutes, nous remontons trois bateaux: nous avons démaré trop vite, cela ne faisait pas une minute que les précédents étaient partis. La cadence est 26, je hurle en scandant, je scande en hurlant, plus de coxbox, la nage voudrait que je ralentisse à 22 mais je ne le lui permets pas: vingt-six, c'est normal pour une course. Je ne vois rien, je ne sais pas où nous en sommes, combien de temps avant l'arrivée?
Ils feront le meilleur temps des "loisirs" (recreaten) masculins.
Arrivée, remontée du bateau sur tréteaux pour changer les réglages pour les filles. J'avale une soupe. Il fait gris, il bruine à peine mais il ne fait pas froid. Je remonte dans le bateau. Nous repartons. Cette fois-ci je regarde les rives pour prendre des repères; j'ai vécu le premier parcours comme un rêve. Les filles résistent mieux que je le craignais à l'absence de coxbox (j'appréhendais une déconcentration découragée).
Bateau 92. Cette fois-ci c'est nous qui nous faisons voler le départ. Deux coups de rame de retard, je le verrai plus tard sur les vidéos. Les filles s'accrochent, remontent. Je scande le rythme, je sais que si Anne-Sophie tient, elles tiendrons (et je sais qu'Anne-Sophie tiendra). Soudain l'autre huit se décourage et décroche. Nous partons à la poursuite du précédent, loin devant, à une minute d'écart.
Plus tard Anne-Sophie me dira: «quand tu as commencé à hurler j'ai cru que tu te tairais au bout de dix coups mais tu as continué». Nous rattraperons pratiquement le bateau précédent qui nous fera une queue de poisson à cinq cent mètres de l'arrivée. (La nage s'excusera quelques heures plus tard : la barreuse de ce bateau est connue pour sa maladresse).
Troisième huit loisirs de filles. Elles sont devant un bateau mixte.
Démontage des bateaux. Remontée sur la remorque. Pelles, portants, tréteaux. Attente des résultats.
Nous sommes en retard pour la réception à l'hôtel de ville pour les cent cinquante ans de la course. Tant mieux, penserai-je une demi-heure après mon arrivée : impossible de rester assise aussi longtemps après une journée de sport.
Tous les clubs sont appelés tour à tour. Pour la première fois un club turc est venu, chaleureusement applaudi. Et des Italiens, des Allemands, des Anglais, des Hollandais, des Hongrois.
J'espère en l'Europe même si j'ai peur pour elle.
Restaurant. Parmi tous nos bullshit jobs, un rameur a un métier passionnant: luthier, spécialisé dans les archers, et plus particulièrement dans les archers de contrebasse.