D'après O., ce sera le jour où nous nous serons préparés le plus vite, où nous aurons pris moins de deux heures pour nous lever, habiller, déjeuner, faire les valises. Il faut dire que nous devons être à Vienne ce soir et que nous avons prévu de passer la matinée sur l'eau.
Petit déjeuner au bord du lac, encore; Philippe n'est pas encore levé. Tant pis.
Nous retrouvons le loueur de kayak, arrivons à louer un canoë pour deux (je ne pense pas que c'était un kayak) et nous partons plus ou moins droit.
Nous avons trois problèmes à résoudre: le premier, le plus évident, est que nous ne savons pas faire de kayak; le deuxième est qu'O fait trente centimètres de plus que moi, avec une considérable envergure; le troisième est que lui croit savoir pagayer parce qu'il a fait une descente du Loing sur un radeau avec des scouts et que moi je crois avoir le sens de l'eau à cause de l'aviron.
Bref, nous sommes loin de la parfaite harmonie qui ferait glisser notre embarcation sans effort (toujours cette illusion que nous allons ressembler du premier coup aux images enchanteresses de la télé, en oubliant la règle de base que plus cela paraît facile, plus c'est difficile) et nous oscillons entre fou-rire et agacement: le canoë n'en fait qu'à sa tête et nous donnons chacun des conseils contradictoires à l'autre pour que cela se passe mieux tout en essayant de ne pas nous disputer sur le fond.
Il fait magnifiquement beau, ciel bleu, fraîcheur du matin, calme du lac, netteté des belles demeures sur la rive. J'ai peur de trop m'éloigner car il va falloir revenir: ne pas être trop fatigués…
Nous rentrons, à la fois heureux et frustrés: trop court, trop imparfait, j'en suis à proposer à O. de prendre des cours à Paris l'année prochaine. Il n'a pas l'air enthousiaste.
Nous rendons le canoë dans les temps et allons déjeuner au
Maria Loretto repéré la veille. Il est tôt, nous sommes les premiers clients. O. s'installe en terrasse pendant que je vais chercher les Hugo.
Si je devais retenir une photo du bonheur de ces vacances, ce serait celle-là , avec son faux air des Caraïbes:
Au début le bonheur est total, nous plaisantons avec le serveur, dégustons nos plats en regardant le lac.
Peu à peu d'autres clients arrivent, le service se fait plus lent.
Au dessert il s'immobilise. Nous n'arrivons plus à capter l'attention du serveur, il y a trop de monde.
Nous sommes en train de prendre du retard, nous devons être à Vienne le soir, j'ai eu tort de boire, je suis en indigestion.
Nous finissons par nous extraire du piège, je m'en veux d'avoir gâché ce si bon moment en n'anticipant pas ce qui allait se passer, je reprends la voiture, me trompe entre marche arrière et marche avant, heurte un pare-choc. Une passante voit que nous allons partir, nous arrête comme si nous étions criminels, insiste pour faire un appel général sur le lac, nous n'avons vraiment pas le temps, elle finit par consentir à ce que nous laissions un papier avec nos coordonnées sur le pare-brise expliquant tant bien que mal en allemand que nous avons heurté la voiture — c'était si insignifiant que nous n'avons jamais été contactés, il n'y avait rien, le propriétaire a dû se demander qui étaient ces fous.
Décapotable le long des larges routes de la Styrie, forêts profondes, air frais. Fin du
Quatuor d'Alexandrie (la fin est très longue, interminable, ressemble peu au début, tout se transforme: cela paraît la loi du genre des romans-fleuves), intégrale de la vie de
Billie Holyday qui émeut O. aux larmes et début de
Thelonius Monk qui ne nous convient pas.
Les routes sont très larges, montent et descendent sans faire aucun des lacets que fait habituellement une route de montagne, je m'interroge, comment font les camions ici l'hiver? — mais nous sommes seuls, c'est royal, nous sommes heureux — même si en retard et inquiets: que va dire l'auberge de jeunesse?
A une pause-pipi entre les arbres à flanc de coteau, j'ai une révélation: une bouteille en plastique est coincée là , à la prochaine pluie elle dévalera dans le torrent plus bas et partira vers la mer. C'est donc ainsi que tous les détritus terrestres deviennent marins.
C'est sans doute évident pour tout le monde mais je l'ai compris ce jour-là , en regardant une bouteille en plastique au-dessus d'un torrent styrien.
Station-essence, orage, début d'une série sur
Bob Dylan, arrivée à Vienne, je suis déroutée, où est le Danube, je n'ai jamais vu de ville qui évite autant son fleuve (mais je n'ai pas vu beaucoup de villes), Waze nous conduit Ã
l'auberge de jeunesse, nous garons la coccinelle sur le boulevard, presque devant.
Tout va bien, nous ne sommes pas si en retard, le réceptioniste nous explique qu'il est là toute la nuit. Nous montons nos affaires, chambre pour deux, lumière crue, lits superposés, nous redescendons, nous sommes fatigués, il fait nuit, où dîner?
Le réceptioniste toujours précieux nous indique un
restaurant/taverne/brasserie à l'autrichienne proche. Bière, menu. Je découvre avec ahurissement la liste des allergènes. Nous mangeons notre premier Schnitzel, pas mauvais mais un peu cartonné.
A la fin du repas, problème : la maison n'accepte pas la carte bleue. Mais qu'est-ce que c'est que ce pays?
Le serveur nous indique le distributeur le plus proche, nous partons dans la nuit le long des HLM. Des familles nous frôlent, femmes voilées, petits loubards, je sens O. intranquille à côté de moi, est-ce à cause de la situation ou parce que je suis là ?
Nous retirons de l'argent, revenons sans encombre.
Retour à la chambre. Extinction des feux.
A: gluten, B: ??, C: œuf, D: poisson, E: arachide, F: soja, G: lait, H: noix, L: ??, M: moutarde, N: sésame, O: sulfite, P: lupin, R: ??
Je ne savais même pas qu'on pouvait être allergique à tout ça.