Course à onze heures. Cœur serré, ne rien oublier, la sono, le compte-coups. Ceux qui sourient, ceux qui se taisent, la tension. JP a refait la course toute la nuit à base de savant calcul, mathématiquement, en prenant en compte les performances des uns et des autres, nous devrions monter sur le podium. Derniers conseils de Pascal, le sens du courant, le vent, les bouées, la négociation du virage… J'ai entendu tant de recommandations depuis quinze jours, le fil de l'eau, la séparation du courant en fonction du vent; j'essaie de comprendre les principes sans retenir le verbatim car je sais que rien ne se présentera comme prévu, une rafale, un concurrent dans le chemin,…

Départ. Cette fois-ci je vois le parcours, il est beaucoup plus lisible qu'hier où je l'ai remonté en reculant. Assez vite un bateau nous double (départ lancé toutes les quinze secondes), moins vite nous en doublons un autre, c'est bon pour le moral. Je gueule pas trop fort, la sono marche bien, il ne faut pas que je les assourdisse. Il faut alterner les conseils de puissance et de décontraction, c'est assez étrange.

L'île, (les cigognes), le bassin plus calme abrité du vent, le pont, de nouveau le vent, au loin plusieurs coques abordent le virage, j'ai le cœur serré, c'est la plus mauvaise configuration, plusieurs concurrents dans ce fichu virage, que faut-il faire, prendre au large et perdre des secondes, épuiser l'équipage épuisé, prendre plus court et prendre le risque d'accrocher les bouées, ou pire, un autre bateau?
La sécurité avant tout, nous disait-on à Bruges.
«Ramez cinq coup rien dans l'eau».

Ils ne voient pas donc ne comprennent pas, obéissent. Tout se joue dans leur confiance, il ne faut pas qu'ils se désunissent, que chacun se mette à regarder, ils doivent rester concentrés, réagir vite, ensemble, comme un outil bien réglé. Nous nous sommes peu entraînés ensemble, pas sûr qu'ils me fassent si confiance que ça. Heureusement que je m'entends bien avec la nage; notre passé vaguement semblable en compétition, notre façon austère d'envisager les entraînements.

J'abandonne l'idée de comprendre ce que font les deux autres bateaux devant, accrochage ou pas, j'amorce le virage, les deux autres tournent finalement, je donne des ordre, quart de coulisse, j'entends B qui proteste «non, à fond», lui le remplaçant qu'il se taise, on va se prendre le bord, j'insiste, encore quart, «ramez tribord à fond», je vois les autres bateaux s'éloigner, ils étaient plus proches tout à l'heure, j'ai envie de pleurer, est-ce que je viens de nous faire perdre? Je relance le bateau, «concentration!», on appuie dix coups, on remonte une autre coque, je vois celle qui nous a doublés loin devant, je suis exactement ses traces, le fil du courant, les bouées, elle a sans doute choisi le meilleur parcours, premiers bâtiments sur la berge, deux mille mètres, huit minutes, vont-ils tenir?

C'est une course contre la montre, remonter des bateaux ne suffit pas, il faut faire le meilleur temps, mille mètres, je les fustige, je commence à les engueuler, hier le quatre est arrivé quatrième, JP en était malade, «allez on va chercher ce podium, on la veut notre médaille, on y va!». Lumière du matin, le boulevard de la Saône ouvert devant moi, le clocher de l'église de St-Laurent, c'est magnifique, «poussez, on y va, c'est pour nous!» Ma voix commence à se briser, la cadence augmente, ils tiennent, cinq cent mètres, deux cents… Tout sur le désir.

Ligne, encore trois coups avant de s'arrêter, de peur de s'arrêter trop tôt. Je ne sais absolument pas ce que nous avons fait. Troisième ou quatrième? Nous avons remonté deux bateaux, certes, mais le deuxième ne devait pas faire partie de notre catégorie. Alors?
Chacun s'interroge. Nous remontons vers le ponton.
Sybille attrape une pelle: «vous savez la nouvelle? Vous êtes troisième!»

Ouf! J'ai envie de pleurer. Pendant des heures j'aurai envie de pleurer. Le contrecoup de la trouille, du stress, du désir.
Je suis vraiment contente.



Huit mixte +55 ans