J'avais un ami multilingue qui se targuait de littérature.
Quand je lui disais que je lisais Borges, il me répondait :
— Et que lisez-vous?
—
Histoire de l'infamie.
(Moue de mon ami)
— Ce n'est pas le meilleur, vous savez. Vous le lisez en espagnol?
— Non, je ne sais pas l'espagnol.
— C'est dommage, c'est bien meilleur en espagnol.
Le même :
— Ah, vous lisez le journal de Klemperer! C'est très bien Klemperer, je l'ai lu il y a vingt ans, c'est vraiment très bien.
— Vous lisez l'allemand?
(NB: il n'est traduit en français que depuis dix ans environ).
— Non, je l'ai lu en anglais quand j'habitais New-York.
Mais lorsque je lui propose de lui prêter le dernier Harry Potter en anglais, il refuse, au prétexte que son anglais est trop rouillé. (Je précise qu'il le lit dès sa parution en français.)
Le même, après que j'ai lu
Pale Fire en français, parce que j'avais fait au plus rapide:
— Il faut connaître le russe pour apprécier les jeux de mots russes que Nabokov traduit littéralement en anglais, c'est un grand plaisir. Mon amie américaine qui ne connaît pas le russe ne les voit pas, d'ailleurs.
Il paraît qu'il lit l'hébreu, aussi.
Je ne l'ai jamais vu lire autre chose que du français.
Il se targue toujours de littérature, mais ce n'est plus mon ami.
Pour la fonction bloc-note de ce blog, je recopie ici des lignes que j'avais déjà mises
ailleurs, parce que je les aime profondément.
Il s'agit de deux postfaces écrites par Nabokov, la première pour sa
Lolita anglaise (1955), la deuxième pour sa
Lolita russe (1967), qu'il a traduite lui-même.
dernière phrase de la postface de Nabokov à
Lolita :
«My private tragedy, which cannot, and indeed should not, be anybody's concern, is that I had to abandon my natural idiom, my untrammeled, rich, and infinitely docile Russian tongue for a secon-rate brand of English, devoid of any of those apparatuses ?the baffling mirror, the black velvet backdrop, the implied associations and traditions? which the narrative illusionist, frac-tails flying, can magically use to transcend the heritage in his own way.»
Nabokov dans la postface de sa
Lolita russe :
«I am only troubled now by the jangling of my rusty Russian strings. The history of this translation is a history of disillusion. Alas, that "marvellous Russian" which, I always thought, constantly awaited me somewhere, blooming like true spring behind hermetically sealed gates to which I kept the key for so many years ? that Russian turns out to be non-existent. And behind the gates there is nothing, except charred stumps and a hopeless automn vista, the key in my hand is more like a lock-pick.»
Traduction de Irwin Weil dans TriQuaterly n°17, winter 1970, p.282
Je ne sais exprimer le sentiment de regret et de nostalgie qui naît de la confrontation de ces deux textes: avoir passé sa vie à la poursuite d'une chimère, pour découvrir qu'il s'agissait d'une chimère.