Billets qui ont 'Cent ans de solitude' comme oeuvre.

Réveillon de la Saint-Sylvestre

Au cours du réveillon, j'ai appris que se tenait à des dates variables une messe de rentrée du barreau dans toutes les grandes villes de France. A Paris, elle a lieu à la Sainte-Chapelle, vers six heures du soir, après le départ des touristes. A Lyon, la chorale qui l'accompagne semble de haute tenue. Je dois avouer que cette tradition me laisse ravie et stupéfaite (j'en connais un que je vais pouvoir taquiner).

L'avocate à table ce soir-là ne connaît que deux occurences d'"irrépétible" dans la langue française. Ne connaissant pas ce mot, je m'en fais expliquer le sens. Je copie/colle la définition trouvée sur internet: «adjectif qui qualifie les frais versés par la partie qui a gagné le procès à son avocat , et qui ne sont pas incluses dans les dépens. A la demande de la partie gagnante, ces frais irrépétibles peuvent faire l'objet d'une appréciation du tribunal et s'ajouter aux condamnations principales et aux dépens mis à la charge de la partie perdante.»

Mon amie ne connaît donc que deux occurrences de ce mot: une dans l'article 700, l'autre dans la dernière phrase de Cent ans de solitude. Comme je connais cette phrase par cœur («aux lignées condamnées à cent ans de solitude, il n'est pas donné de seconde chance»), je me permets de douter. On m'apporte donc le livre. La phrase est beaucoup plus longue que dans mon souvenir, avec je ne sais quoi de borgésien que je ne pouvais percevoir quand je l'ai lue (1985) puisque je ne connaissais pas Borgès :
Mais avant d'arriver au vers final, il avait déjà compris qu'il ne sortirait jamais de cette chambre, car il était dit que la cité des miroirs (ou des mirages) serait rasée par le vent et bannie de la mémoire des hommes à l'instant où Aureliano Babilonia achèverait de déchiffrer les parchemins, et que tout ce qui y était écrit demeurait depuis toujours et resterait à jamais irrépétible, car aux lignées condamnées à cent ans de solitudes, il n'était pas donné sur terre de seconde chance.
Claude et Carmen Durand ont-ils fabriqué un néologisme? Pourquoi avoir choisi irrépétible et non irrépétable?


Trouvé sur les étagères de mes amis un livre de cuisine au Coca-cola. Avec une grande impolitesse, je le feuilletterai tout au long du dîner et leur en ferai une lecture choisie, pour leur plus grande horreur (jusqu'à ce que H. me le confisque). Je vous livre deux ou trois recettes. A mon avis, cela peut se tenter.
Ragoût oublié
500 g de viande maigre à ragoût

2 pommes de terre coupées en quatre
2 carottes coupées en rondelles
2 oignons coupés en quatre
1/2 tasse (120 ml, à peu près 120 g) de julienne de céleri branche
1 cuillère à soupe de tapioca
240 grammes de sauce tomate
1/2 tasse (120 ml) de Coca-cola
Mettez la viande, les pommes de terres, les carottes, les oignons et le céleri dans une casserole. Saupoudrez de tapioca. Mélangez la sauce tomate et le coca-cola et versez par-dessus. Couvrez hermétiquement. Mettez au four à 120°C et ne surveillez pas pendant 4 heures.

œufs crèmeux
3 cuillères à soupe de beurre
3 cuillères à soupe de farine
1/4 de cuillère à soupe de sel
1/8 de cuillère à soupe de poivre
2 fois 1/4 de tasse de Coca-cola
3/4 de tasse de lait en poudre
6 Å“ufs
Dans une poêle, faites fondre le beurre sur feux doux. Mélangez la farine, le sel, le poivre. Laissez cuire en remuant constamment jusqu'à ce que le mélange soit lisse et fasse des bulles (préparez un roux, en d'autres termes). Retirez du feu. Ajoutez le Coca-cola et le lait en poudre (il s'agit d'une béchamel au Coca). Remettez sur le feu et portez à ébullition. Laissez bouillir une minute en remuant constamment. Mélangez doucement les œufs jusqu'à ce qu'ils prennent. Servez sur des toasts chauds, des biscuits ou du riz.

Riz brun pilaf
4 tranches de bacon
1/2 tasse de de julienne de céleri branche
1 tasse de riz brun
1/4 de tasse d'amandes effilées et grillées
1/2 oignon émincé
3 tasses de bouillon de bœuf (bouillon cube)
1/2 tasse de Coca-cola
1/2 cuillère à thé de sel
Cuisez le bacon jusqu'à ce qu'il soit craquant, réservez deux cuillères à thé de la graisse rendue. Réduisez le bacon en miettes et réservez. Faites cuire l'oignon et le céleri dans la graisse du bacon jusqu'à ce qu'ils deviennent tendres sans brunir. Mélangez le bouillon, le riz, le Coca, les amandes, le sel et le bacon, portez à ébullition. Couvrez et faites cuire au four une heure à 160°C.

Soupe à l'oignon française (dans la section micro-onde. H. a failli s'évanouir)
3 cuillères à soupe de beurre
3 gros oignons émincés
3 tasses de bouillons de bœuf
1/2 tasse d'eau
1/2 tasse de Coca-cola
1 cuillère à thé de sauce Worcestershire
sel et poivre à volonté
croûtons (en anglais: «croutons»)
parmesan râpé
Dans un plat à micro-ondes, mélangez le beurre et les oignons et couvrez hermétiquement. Cuissez à puissance maximum pendant 10 minutes jusqu'à ce que les oignons soient tendres. Ajoutez le bouillon, le Coca, la sauce Worcestershire, le sel et le poivre. Faites cuire puissance maximale pendant 10 minutes, puis à puissance moyennes pendant 10 minutes. Laissez reposez 5 minutes avant de servir avec des croûtons et du parmesan.

Enfin, pour ceux qui seront sur la route dans les prochaines heures, cette recommandation que je traduis sans tout exactement comprendre:
La prochaine fois que vous conduirez à travers une pluie battante et que vous peinerez à voir à travers le film gras que la route projette sur votre pare-brise (?? "the build up of road film on your windschield"), essayez un Coca-cola : aspergez votre pare-brise de Coca et passez les essuie-glaces.
Je savais déjà que les ambulanciers aspergeaient de Coca-cola les taches de sang sur les routes afin de les faire disparaître, voilà maintenant le Coca-cola lave-glace. (A utiliser uniquement les jours de pluie, apparemment ce n'est pas bon pour la carosserie, il faut donc qu'il pleuve afin que la pluie lave le Coca qui tomberait sur la peinture).

PS : Harry Potter est en pré-commande sur Amazon : sortie le 31 décembre 2007.

La cuillère

I unlocked the medecine chest in the second bathroom, and out fluttered a message advising me that the slit for discarded safety blades was too full for use. I opened the icebox, and it warned me with a bark that 'no national specialities with odors hard to rid of' should be placed therein. I pulled out the middle drawer of the desk in the study ? and discoverd a catalogue raisonné of its meager contents which included an assortment of ashtrays, a damask paperknife (described as 'one ancient dagger brought by Mrs Goldsworth's father from the Orient'), and an old but unused pocket diary optimistically maturing there until its calendric correspondencies came round again. Among various detailed notices affixed to a special board in the pantry, such as plumbing instructions, dissertations on electricity, discourses on cactuses and so forth, I found the diet of the black cat that came with the house :
Mon, Wed, Fri : Liver
Tue,Thu,Sat: Fish
Sun: Ground meat
(All it got from me was milk and sardines; it was a likeable little creature but after a while its movements began to grate on my nerves and I farmed it out to Mrs Finley, the cleaning woman.) But perhaps the funniest note concemed the manipulations of the window curtains which had to be drawn in different ways at different hours to prevent the sun from getting at the upholstery. A description of the position of the sun, daily and seasonal, was given for the several windows, and if I had heeded all this I would have been kept as busy as a participant in a regatta. A footnote, however, generously suggested that instead of manning the curtains, I might prefer to stift and reshift out of sun range the more precious pieces of furniture (two embroidered armchairs and a heavy 'royal console') but should do it carefully lest I scratch the wall moldings. I cannot, alas, reproduce the meticulous schedule of these transposals but seem to recall that I was supposed to castle the long way before going to bed and the short way first thing in the morning. My dear Shade roared with laughter when I led him on a tour of inspection and had him find some of those bunny eggs for himself.

Vladimir Nabokov, Pale Fire, commentaire des v.47-48


Ce fut Aureliano qui conçut la formule grâce à laquelle ils allaient se défendre pendant des mois contre les pertes de mémoire. Il la découvrit par hasard. Expert en insomnie puisqu'il avait été l'un des premiers atteints, il avait appris à la perfection l'art de l'orfèvrerie. Un jour en cherchant la petite enclume qui lui servait à laminer les métaux, il ne se souvint plus de son nom. Son père le lui dit : «C'est un tas.» Aureliano écrivit le nom sur un morceau de papier qu'il colla à la base de la petite enclume : tas. Ainsi fut-il sûr de ne pas l'oublier à l'avenir. Il ne lui vint pas à l'idée que ce fût là un premier symptôme d'amnésie, parce que l'objet en question avait un nom facile à oublier. Pourtant, quelques jours plus tard, il s'aperçut qu'il éprouvait de la difficulté à se rappeler presque tous les objets du laboratoire. Alors il nota sur chacun d'eux leur nom respectif, de sorte qu'il lui suffirait de lire l'inscription pour pouvoir les identifier. Quand son père lui fit part de son inquiétude parce qu'il avait oublié jusqu'aux événements les plus marquants de son enfance, Aureliano lui expliqua sa méthode et José Arcadio Buendia la mit en pratique dans toute la maisonnée, et l'imposa plus tard à l'ensemble du village. Avec un badigeon trempé dans l'encre, il marqua chaque chose à son nom : table, chaise, horloge, porte, mur, lit, casserole. Il se rendit dans l'enclos et marqua les animaux comme les plantes : vache, bouc, cochon, poule, manioc, malanga, bananier. Peu à peu, étudiant les infinies ressources de l'oubli, il se rendit compte que le jour pourrait bien arriver où l'on reconnaîtrait chaque chose grâce à son inscription, mais où l'on ne se souviendrait plus de son usage. Il se fit alors plus explicite. L'écriteau qu'il suspendit au garrot de la vache fut un modèle de la manière dont les gens de Macondo entendaient lutter contre l'oubli : Voici la vache, il faut la traire tous les matins pour qu'elle produise du lait et le lait, il faut le faire bouillir pour le mélanger avec du café et obtenir du café au lait. Ainsi continuèrent-ils à vivre dans une réalité fuyante, momentanément retenue captive par les mots, mais qui ne manquerait pas de leur échapper sans retour dès qu'ils oublieraient le sens même de l'écriture.

Gabriel Garcia Marquez, Cent ans de solitude, p.56 éd Points Seuil
Peu avant sa mort, ma grand-mère commença à distribuer ses biens, à répartir ses meubles et ses objets entre ses enfants et ses petits-enfants.
Un jour, elle me tendit une cuillère à soupe, longue, pointue, profonde, lourde et noircie, ce qui me fait penser qu'elle doit être en argent, même si ce qu'elle me dit alors rend cette supposition improbable :
— C'est le plus vieil objet de la maison. Elle appartenait au père de pépé, il a fait la campagne de Russie avec.

Je ne me souviens plus : a-t-elle parlé du père de mon grand-père ("le père de pépé") ou du grand-père de mon grand-père? Et qu'est-ce que la campagne de Russie? Cela avait forcément un autre sens pour elle, polonaise née en 1913, que pour moi. Je n'ai pas osé lui poser la question, l'instant était trop émouvant et elle m'avait prise par surprise.
Je regarde la cuillère. J'aimerais qu'elle sache parler, qu'elle me dise où elle est allée, dans quelles conditions, ce qu'elle a connu avec mon arrière-grand-père ou mon arrière-arrière-grand-père.
Je me dis qu'il n'y a que moi qui sache ce qu'elle est. Si je me fais écraser demain, si le ciel me tombe sur la tête, personne ne saura ce qu'est cette cuillère (et moi, je le sais déjà si peu). Parfois je songe qu'il faudrait que je rédige une petite notice, que je l'attache à la cuillère. Mais alors il faudrait en attacher à tant de choses, à tant d'objets usés, abîmés, sans importance, conservés parce qu'ils ont une histoire qui représente un poids de souvenirs, mes souvenirs.
Et je songe "à quoi bon", que valent des souvenirs transmis ainsi, artificiellement, sans une inscription (une ré-inscription, une nouvelle inscription) dans les souvenirs de la ou les générations suivantes? A quoi bon transformer la maison en musée, puisque tout est destiné à disparaître dans l'oubli, et que si tout ne disparaissait pas ainsi, nous serions bientôt noyés dans les souvenirs des autres, sans rien qui nous appartienne en propre?
Et je reste inquiète, à me demander ce que deviendront tous ces objets aimés quand il n'y aura plus personne pour les aimer.
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