No country for old men
Par Alice, jeudi 6 mars 2008 à 23:48 :: 2008
Attention, spoiler.
J'étais un peu inquiète en allant voir ce film, à cause de Slothorp qui le qualifie de raté, tout en qualifiant Miller's crossing de chef d'œuvre, ce qui m'amène à penser que nous avons quelques jugements communs.
Depuis Fargo, j'ai coutume de dire que les frères Coen adorent l'Amérique mais détestent les Américains. Depuis Fargo, je distingue les films "d'intérieur" et les films de paysage, et dans les films de paysage, je regarde la quantité de ciel cadré dans les images. Depuis Fargo, je donne une couleur à chaque film: blanc pour Fargo, bien sûr, jaune pour O'brother, rose et bleu pour Intolerable cruauté, noir pour Lady killers. No country for old men est jaune et ocre et brun, de la couleur de Duel, avec cette qualité de lumière et de couleurs que je ne connais que chez les frères Coen, extrêmement nette et brillante.
Il y a deux choses que j'aime chez les frères Coen: leur art de la stylisation et leur faculté d'accélération une fois qu'ils estiment que le spectateur a compris les lois internes au film. Par exemple, les meurtres (l'acte de tuer) filmés avec précision au début disparaissent peu à peu de l'écran, ils ne restent que les cadavres, puis les cadavres eux-mêmes disparaissent, il ne reste que le sang ou l'absence de sang (sur les semelles). La première fois que le tueur est blessé, nous assistons à la façon dont il se soigne, la seconde fois il s'éloigne en clopinant. On sait. Il est devenu inutile de voir. Plus le film avance, moins il donne d'images, au spectateur de combler les trous, de trouver les liens logiques, de franchir les abîmes, et tout cela provoque et accentue l'impression d'inéluctable: rien ne pouvait se passer autrement, la preuve, nous devinons ce qui s'est passé sans même qu'on nous le montre.
Cependant, cependant… Ce qui est déstabilisant dans ce film, c'est qu'il y a deux cadres qui se chevauchent de guingois: un qui encadre le shérif, l'autre qui encadre l'histoire du cow-boy et du tueur. Cette seconde histoire obéit à peu près aux règles des films qui contreviennent aux archétypes (le méchant très méchant s'en sort, le gentil non), elle est filmée selon les principes de stylisation et d'accélération évoqués plus haut.
L'autre cadre est beaucoup plus étrange. Autour du shérif, le temps ralentit. Le shérif remonte aux sources. Le film commence sur son monologue, le shérif raconte l'histoire de son père qui était déjà shérif sur cette terre, dans ce pays. Il se termine encore par un monologue du shérif, qui parle encore de son père. Le shérif a abandonné, il a vu trop de morts, il y a trop peu de sens dans tout cela, et on (il) ne peut protéger personne. Il ne veut plus de cette impuissance, il rentre chez lui, il devient inutile, même sa femme ne veut pas de son aide (— Tu veux un coup de main? — Franchement, je préfère pas.), il est désœuvré, il s'est volontairement désœuvré, ce qui lui est finalement aussi insupportable que son ancien métier: faire ou ne pas faire, les deux sont insupportables. Abandonner n'est pas un choix. Le seul choix, c'est de continuer. Ce n'est donc pas véritablement un choix non plus.
Est-ce cela qui serait "raté"? Etait-ce une mauvaise idée d'entourer un film mi-policier, mi-western, mi-film gore, mi road movie, d'une bordure nostalgique, presque désespérée?
Le spectateur américain repère du premier coup d'?il que l'action se déroule dans les années 70. Aux autres on donne quelques indications: la Ford est de 1977, la télé est en noir et blanc. Il m'a fallu du temps pour me rendre compte de ce brouillage, le même que celui de La Grande Illusion (par exemple): ce film censé nous montrer une histoire des années 70 nous montre avant tout l'époque à laquelle il est tourné: abandonner n'est pas un choix possible, il faut continuer.
J'ai eu l'impression d'avoir vu un film politique, un film qui serait pour l'époque actuelle l'équivalent des films de l'époque de la guerre du Vietnam, mais avec un message inverse. Est-ce que j'ai trop d'imagination?
J'étais un peu inquiète en allant voir ce film, à cause de Slothorp qui le qualifie de raté, tout en qualifiant Miller's crossing de chef d'œuvre, ce qui m'amène à penser que nous avons quelques jugements communs.
Depuis Fargo, j'ai coutume de dire que les frères Coen adorent l'Amérique mais détestent les Américains. Depuis Fargo, je distingue les films "d'intérieur" et les films de paysage, et dans les films de paysage, je regarde la quantité de ciel cadré dans les images. Depuis Fargo, je donne une couleur à chaque film: blanc pour Fargo, bien sûr, jaune pour O'brother, rose et bleu pour Intolerable cruauté, noir pour Lady killers. No country for old men est jaune et ocre et brun, de la couleur de Duel, avec cette qualité de lumière et de couleurs que je ne connais que chez les frères Coen, extrêmement nette et brillante.
Il y a deux choses que j'aime chez les frères Coen: leur art de la stylisation et leur faculté d'accélération une fois qu'ils estiment que le spectateur a compris les lois internes au film. Par exemple, les meurtres (l'acte de tuer) filmés avec précision au début disparaissent peu à peu de l'écran, ils ne restent que les cadavres, puis les cadavres eux-mêmes disparaissent, il ne reste que le sang ou l'absence de sang (sur les semelles). La première fois que le tueur est blessé, nous assistons à la façon dont il se soigne, la seconde fois il s'éloigne en clopinant. On sait. Il est devenu inutile de voir. Plus le film avance, moins il donne d'images, au spectateur de combler les trous, de trouver les liens logiques, de franchir les abîmes, et tout cela provoque et accentue l'impression d'inéluctable: rien ne pouvait se passer autrement, la preuve, nous devinons ce qui s'est passé sans même qu'on nous le montre.
Cependant, cependant… Ce qui est déstabilisant dans ce film, c'est qu'il y a deux cadres qui se chevauchent de guingois: un qui encadre le shérif, l'autre qui encadre l'histoire du cow-boy et du tueur. Cette seconde histoire obéit à peu près aux règles des films qui contreviennent aux archétypes (le méchant très méchant s'en sort, le gentil non), elle est filmée selon les principes de stylisation et d'accélération évoqués plus haut.
L'autre cadre est beaucoup plus étrange. Autour du shérif, le temps ralentit. Le shérif remonte aux sources. Le film commence sur son monologue, le shérif raconte l'histoire de son père qui était déjà shérif sur cette terre, dans ce pays. Il se termine encore par un monologue du shérif, qui parle encore de son père. Le shérif a abandonné, il a vu trop de morts, il y a trop peu de sens dans tout cela, et on (il) ne peut protéger personne. Il ne veut plus de cette impuissance, il rentre chez lui, il devient inutile, même sa femme ne veut pas de son aide (— Tu veux un coup de main? — Franchement, je préfère pas.), il est désœuvré, il s'est volontairement désœuvré, ce qui lui est finalement aussi insupportable que son ancien métier: faire ou ne pas faire, les deux sont insupportables. Abandonner n'est pas un choix. Le seul choix, c'est de continuer. Ce n'est donc pas véritablement un choix non plus.
Est-ce cela qui serait "raté"? Etait-ce une mauvaise idée d'entourer un film mi-policier, mi-western, mi-film gore, mi road movie, d'une bordure nostalgique, presque désespérée?
Le spectateur américain repère du premier coup d'?il que l'action se déroule dans les années 70. Aux autres on donne quelques indications: la Ford est de 1977, la télé est en noir et blanc. Il m'a fallu du temps pour me rendre compte de ce brouillage, le même que celui de La Grande Illusion (par exemple): ce film censé nous montrer une histoire des années 70 nous montre avant tout l'époque à laquelle il est tourné: abandonner n'est pas un choix possible, il faut continuer.
J'ai eu l'impression d'avoir vu un film politique, un film qui serait pour l'époque actuelle l'équivalent des films de l'époque de la guerre du Vietnam, mais avec un message inverse. Est-ce que j'ai trop d'imagination?