Billets qui ont 'Rannoch Moor' comme oeuvre.

Les tombeaux

De l'extérieur, Ss. Giovanni e Paulo est énorme, massive, à côté de la jolie façade blanche de l'hôpital (on se casserait bien la jambe, juste pour voir).
A l'intérieur, ce qui frappe, c'est l'ampleur de la nef, rendue plus vaste encore par l'écartement et la rareté des piliers, ce qui fait que l'espace des travées fait corps avec elle. Un hall de gare, pensais-je irrévérencieusement, mais un hall lumineux, doré et rose de ses briques et de son dallage.

La lumière fait toute la différence. Cette église parvient à la fois à être pataude par ses dimensions mal proportionnées et envoûtante par la franchise et la douceur de la lumière qui semble provenir autant des vitraux que des murs rosés.
Je joue à me représenter la cathédrale de Metz dans cette lumière. Comme elle serait belle et perdrait de son austérité. Je pense aux moines de Saint-Michel dont les dortoirs se situaient face au Nord, pour signifier la souffrance de l'existence terrestre, et les tombeaux face à l'Est, dans l'attente de la Résurrection: ici, même face au Nord, la vie serait encore lumière.
Je songe à nos cathédrales gothiques et nos églises romanes, à la pierre grise et froide, à la fraîcheur entre leurs murs et à l'obscurité, à l'austérité qui semble si naturellement accompagner la méditation qu'elle paraît en être la condition; et je les imagine ici, qu'est-ce que prier dans la lumière, l'âme ne se tourne-t-elle plus naturellement vers la joie et la louange?
Dans quel mesure un esprit, une culture, un art, dépend-il du climat? (Vieille question qui me taraude: je crois qu'on n'oublie pas un ciel, la hauteur et la couleur d'un ciel.)

L'église comprend les tombeaux de vingt-cinq doges. Ces tombeaux de pierre sont collés aux murs à trois ou quatre mètres de hauteur (mais comment tiennent-ils, ce doit être très lourd, ont-ils été ajoutés ou font-ils partie du gros œuvre?), seuls deux ou trois dans le chœur sont mieux observables. Je lis les noms, les dates, les hauts-faits. Tout cela ne représente rien pour moi. Comme à Saint-Denis, je regarde longuement ces tombeaux: comme ils sont petits, finalement. A quoi bon s'être fait dresser de tels tombeaux? Nous ne connaissons déjà pas les personnes les plus proches de nous, nous savons si peu de leurs aspirations, de leurs désirs, de leurs craintes, leur être nous échappe, que savons-nous de ces doges? Un nom, rien de leurs rêves, de leurs caractères, de leurs défauts… Et pourtant, un nom, nos pensées portées par ce nom, imaginant ce que nous pouvons de leur vie, portant toujours en filigrane cette question informulée: où sont-ils à présent, que sont-ils devenus?

Je songe à Rannoch Moor, une phrase de Bonnefoy, Nulle civilisation …tatata… les tombeaux, à propos d'Et in Arcadia ego? Je ne sais plus. Nulle philosophie ne peut être prise au sérieux si elle ne réfléchit sur les tombeaux, affirme Bonnefoy. La phrase m'échappe, il n'en reste que la musique et la solemnité.1





Note
1 : Rentrée chez moi, je consulte Rannoch Moor. Page 404, note de bas de page: «Bien des philosophies ont voulu rendre compte de la mort, mais je ne sache qu'aucune ait considéré les tombeaux. […] Un objet de pensée qui n'est plus l'objet réel, apaisant d'un douteux savoir l'inquiétude originelle, frappe de vanité cette mélodie la plus sombre des mots qui masquent la mort.» Yves Bonnefoy, Les Tombeaux de Ravenne (1953), repris en folio dans L'improbable et autres essais.

Dites-moi que ce n'est pas vrai

Il me semble — j'espère me tromper — qu'un nouveau seuil a été franchi dans l'incivilisation, dans l'inculture militante, dans l'imbécillité triomphante. Le Loft des années récentes a fait beaucoup de petits, qui par comparaison lui donnent à peu près l'allure d'une séance du jeudi à l'Académie française. En ce début d'été tout est Loft et sous-Loft, sur le petit écran. Ce qui me frappe c'est que l'état de délabrement, qui paraît avoir atteint son échelon ultime (mais on ne sait jamais), n'est pas seulement intellectuel, il est aussi moral : l'un ayant toujours impliqué l'autre, bien entendu; mais il me semble que jusqu'à présent ce n'était pas évident à ce point-là.

Renaud Camus, ''Rannoch Moor (journal 2003)'', p.346
Dans cette remarque camusienne, l'immoralité vient en dernier lieu, ce qui ne laisse pas de me surprendre.
En effet, il m'a toujours semblé qu'elle était le ressort quasi unique de ces jeux et concours (le Loft, Greg le millionnaire, Koh-Lanta, l'île de la tentation, la ferme des célébrités, Star académie, le maillon faible, qu'est-ce que j'oublie?) C'est l'immoralité de ces jeux et mises en scène divers qui m'a choquée dès le début. Ce n'est pas la bêtise ou l'inculture ou la vulgarité des candidats que je trouvais (que je trouve) navrantes, puisqu'aussi bien ils étaient choisis précisément selon ces critères, c'est que des personnes plus intelligentes qu'eux (mais pas nécessairement moins vulgaires), les organisateurs, les producteurs, aient pu inventer des jeux aussi imbéciles ou dégradants, aient pu délibérément humilier, avec leur consentement —et qu'ils aient eu un trop petit Q.I. pour se sentir humiliés rend-elle la chose plus ou moins cruelle?—, des jeunes gens ou des adultes pas bien malins, prêts à tout pour un quart d'heure de gloire ou quelques milliers d'euros, et faire rire d'eux ou s'identifier à eux ou faire rêver d'être à leur place (quel est le pire?) des milliers de téléspectateurs.

A-t-on jamais réfléchi par exemple au mécanisme très particulier du "maillon faible", où il importe d'éliminer non seulement les mauvais, les boulets, mais aussi, de façon plus subtile, les bons, les meilleurs que soi? Il s'agit de rester entre médiocres, dans une médiocrité juste assez brillante pour flairer le danger que représentent les candidats meilleurs que soi, dans une médiocrité moyenne entre médiocres moyens. L'immoralité, ici, vient du fait que l'excellence n'est ni reconnue, ni récompensée, ni désirable. Elle devient une tare. L'immoralité du "maillon faible", à mes yeux le plus immoral de tous ces jeux, est qu'elle habitue les téléspectateurs à considérer la supériorité intellectuelle, culturelle ou morale comme un danger: nous allons perdre si nous laissons des gens avec davantage de connaissances et de compétences vivre parmi nous.

Je songeais à tout cela en regardant grâce à par la faute de Tlön Ségolène Royal se déclarer candidate à la présidence de la République.
Je ne l'avais jamais vue à la télévision, jamais entendue, avant dimanche; je ne connaissais d'elle que des photos, des phrases, et les commentaires goguenards qu'elle suscite régulièrement. Sans bien comprendre l'engouement dont elle est l'objet depuis le printemps, j'imaginais qu'elle avait une voix, une présence, un certain charisme, quelque chose d'inexplicable qui aurait expliqué pourquoi tant de gens l'aimaient.
J'imaginais qu'il y avait une raison, irrationnelle certes, mais une raison.
Une fois de plus j'étais naïve.
Elle parle mal, son débit est haché, elle se tortille et se balance, elle dit des phrases incompréhensibles, elle apostrophe Jean-Noël (mais qui est-ce?), se réjouit des foules "sentimentales et joyeuses"… Je n'arrive pas à y croire. Dites-moi que ce n'est pas vrai, comment cela est-il possible?

Finalement je crois avoir compris. Les Français, tout au moins un nombre important d'entre eux, sont en train de choisir leur candidat préféré à la Star'Ac. Ils ont éliminé les bons, les mauvais, ont conservé un candidat médiocre, comme on leur a appris à le faire depuis quelques années.
Il faudrait peut-être leur rappeler ou leur apprendre qu'ils ne sont pas en train de choisir quelqu'un pour six mois qui enregistrera un disque ou gagnera cent mille euros, mais quelqu'un qui sera président cinq ans et exercera de très lourdes responsabilités en politique intérieure comme extérieure.

Je suis très inquiète, depuis dimanche. Je viens juste de prendre la mesure des dégâts.

Lire, écrire, bloguer, etc

Tlön ayant signalé une critique de Rannoch Moor par Michel Crépu dans la Revue des deux mondes, j'ai récupéré l'article et l'ai transmis à Franck. (Il apparaît d'ailleurs que Crépu doit être un lecteur régulier, car il aurait déjà fait une allusion à La Dictature de la petite bourgeoisie il y a un an. A suivre.)

Je remarque dans cet article une phrase que je commenterais volontiers : «C'est curieux, je ne supporte absolument pas les rappels historiques, sous sa plume en tout cas.»
Quoi de plus naturel que de commenter cette phrase sur le site de la SLRC ? Quoi de plus artificiel que de la commenter ici, à grands renforts de liens ? La tentation est grande de fermer ces pages à peine entrouvertes, de prendre mes cliques, mes claques, et de retourner dans mon milieu naturel. Quatre ans d'habitudes, de soins, de chemins si souvent empruntés, ça ne s'oublie pas si facilement, et les pas, les doigts, la pensée, ne comprennent pas bien ce qu'ils font ici à taper du wiki dans une fenêtre dotclear...
Sauf que ce n'est pas mon milieu naturel, sauf que je n'y suis pas souhaitée, sauf que je n'ai rien à y faire. C'est une étrange sensation, à laquelle il faut que je me fasse. (Mon oncle lors de son divorce se plaignait à ma grand-mère:
— Mais maman, je l'aime encore.
— Pas elle, il faut t'y faire.)


Ces quatre ans à écrire sur le forum de la SLRC se soldent donc par un échec. Il faut me résoudre à l'idée que j'étais devenue (à moins de l'avoir été depuis le début, ce qui est tout à fait possible) insupportable: trop magistrale, trop sérieuse, trop seule. Se résoudre à cela n'est pas trop difficile, car je le savais depuis longtemps.
Ce n'est pas difficile aussi parce qu'il y a longtemps que je sais que je n'y trouverai pas ce que je cherche: un répons ou du répondant, un dialogue. Las!

Ce qui est difficile, c'est de peser la mesure de déloyauté (sans oser utiliser le mot de trahison) envers le site de la SLRC. Pour qu'il y ait trahison, il faudrait qu'il y ait eu engagement préalable, convention. Il n'y a jamais rien eu, et j'ai sans doute plus donné que reçu (Hmm. Non, bien sûr. J'ai reçu une dédicace. J'ai reçu le nom de ce blog. Oui, c'est sans doute cela le nœud de l'affaire, l'origine de ce sentiment de trahison que je porte en moi.)


J'aimais sur le forum être dans un lieu ouvert, ouvert à tous. J'espérais, j'ai espéré jusqu'au bout, que vienne quelqu'un qui m'enchanterait, que j'aurais eu plaisir à lire, qui m'aurait appris quelque chose sur la lecture et sur la littérature, quelque chose de précis, de simple, d'évident, que je puisse comprendre.
Je n'en reviens pas, finalement, d'avoir pu croire et espérer si longtemps («Quand je fais des erreurs, elles sont généralement très longues», le personnage d'Isabelle Huppert dans Amateur).
Il n'est venu personne, il ne viendra personne.
Pas grave. Maintenant que je l'ai compris et accepté, je vais m'y prendre autrement. J'essaierai d'assister aux cours de Compagnon à la rentrée. Je vais lire Thibaudet.


Et me voilà avec un blog. Ça m'intimide, heureusement que je suis têtue et en rogne.

Typologie des blogs. Depuis que j'en lis, j'ai eu le temps d'y réfléchir. Trois types principaux se dégagent:
- les exhibitionnistes, qui se dévoilent parce qu'ils aiment se montrer;
- les professoraux, qui font des exposés magistraux sur des sujets qu'ils aiment (parfois qu'ils n'aiment pas, mais ne compliquons pas) et qui souhaitent faire partager leur passion;
- les amicaux, qui souhaitent partager leurs histoires, leur solitude, leurs éclats de rire, ceux qui attendent un peu de chaleur humaine et de communion.

Bien entendu, un blog(ueur) est rarement un type "pur". Le plus souvent il mêle les trois, avec une ou deux fortes dominantes. Les blogs poétiques, artistiques, sont plutôt exhibitionnistes, ce qui confirmerait que faire de l'art, c'est bel et bien mettre ses tripes sur la table (la réciproque n'est pas vraie, un blog peut être exhibitionniste sans être artistique). Les blogs critiques font partie de la seconde famille.

Je n'ai pas de préférence pour un type particulier. Tout dépend du ton, de la manière, des affinités électives.

Bon. Je vais aller regarder le début de la saison 3 de 24 heures chrono. Il paraît qu'elle est nulle.
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