Depuis qu'H. avait vu Shine, il rêvait d'entendre David Helfgott. Il a donc entièrement organisé ces vacances autour du concert de ce soir.
Personnellement, je trouve le film très agaçant dans son parti-pris émotionnel; quant à David Helfgott, si je trouvais amusant l'idée de l'entendre en concert (toujours cette tentative de donner corps à la fiction), j'étais méfiante : allait-on écouter un pianiste ou voir un animal de foire, il y avait là quelque chose d'ambigu qui me mettait mal à l'aise. Sans doute est-ce d'ailleurs pour cela qu'il n'y avait aucune publicité pour ce concert dans les rues de Lugano.

Ce fut merveilleux.
David Helfgott est entré en scène en chemise chinoise en soie rouge vif, d'une démarche sautillante, s'est approché du bord de la scène, a voulu serrer la main de quelques spectateurs au premier rang; mon cœur s'est serré, ça y est le cirque commence, ai-je pensé.
Il s'est assis et a commencé à jouer aussitôt, sans attendre que la salle s'apaise.
Il joue totalement tassé sur son tabouret, bossu, il me fait penser à Gould, et il parle en continu. Il ne chante pas, non, il parle, il marmonne la tête tournée, on ne comprend pas exactement ce qu'il fait, avec qui il poursuit cette conversation invisible à droite du piano, cela fait comme un bourdement d'abeille au-dessus du torrent de musique, c'est étrange mais pas désagréable, on se croirait en été. On ne comprend pas bien d'où vient la musique, il semble jouer par imposition des mains, les doigts le plus souvent tendus, longs au-dessus des touches. Il adopte des tempos très rapides mais il prend tout son temps, ses interventions au-dessus des touches ressemblent à des mouvements de pinceau, comme un peintre qui reculerait avant de décider d'ajouter un peu de jaune ou de vert, et c'est gai, vivant, incroyablement chaleureux.
Au début du deuxième morceau, il s'arrête après une ou deux mesures. "Ça y est, quelque chose le dérange, il veut recommencer", pensai-je. Pas du tout, Helfgott, de sa façon évidente, marque un silence, puis continue sa ballade. Au milieu de la sonate Waldstein, il soupire avec conviction, genre "voilà, c'est fait", avec tant de naturel que la salle rit à mi-voix, et je sens que la tension qui règnait, et dont je n'étais pas consciente, s'est totalement évaporée.
A la fin de chaque morceau il se lève très vite, tend les pouces vers le haut, serre des mains au premier rang (les enfants de la salle vont peu à peu, de morceau en morceau, oser venir, pour serrer ces mains), puis se rassoit et recommence à jouer aussitôt et très vite, sans attendre le silence, dans l'urgence, en marquant toujours magnifiquement les silences, les nuances, les contrastes.
Il y aura quatre rappels. La salle s'est retenue, on voyait bien qu'il aurait pu jouer toute la nuit, et cela nous aurait fait plaisir. Mais cela n'aurait été ni très raisonnable ni très gentil.